II.

5 mai 2023, Commugny
       
      
  La vaisselle terminée, Ariane s’installe comme tous les soirs au salon, aux côtés de Günter. Et comme tous les soirs, elle s’apprête à allumer la télévision, bien qu’elle sache qu’elle ne la regardera pas vraiment ; elle est trop bouleversée par ses souvenirs et ce fil qui s’est soudainement manifesté dans son esprit. Mais ce soir-là, Günter arrête son geste.

  « S’il te plaît, parle-moi encore… »

  D’un mouvement mécanique, Ariane repose la télécommande. Dans son esprit, le fil de ses souvenirs prend à nouveau toute la place. Il ondule, se tord, il veut qu’on le déroule. Alors, tel Thésée qui suivit le fil d’Ariane pour ressortir du Labyrinthe, Ariane longe le sien pour, au contraire, s’enfoncer au plus profond du dédale de sa mémoire.
             
          
12 juin 1964, Neuchâtel
           
              
  Günter attendait devant les portes du conservatoire dans lequel Ariane prenait des cours dans le but d’enseigner la musique. Cela faisait près d’un mois qu’ils avaient pris cette habitude. Chaque soir, quand Ariane sortait, ils allaient manger en ville, faisaient de longues promenades au bord du lac, puis Günter raccompagnait Ariane à la gare pour qu’elle prenne le train de 23h15. Ses parents se doutaient d’ailleurs bien de quelque chose, voyant qu’elle rentrait de plus en plus souvent à des heures indues, mais depuis la fois où Madame Rosa les avaient surpris ensemble, la mère d’Ariane ne lui avait plus fait aucune remarque à ce sujet.
                     
              
  Enfin, Ariane sortit du conservatoire, et apercevant Günter, se dirigea vers lui avec ce lumineux sourire qu’elle avait à chaque fois qu’elle le regardait.

  Leur dîner en ville fut, comme toujours, charmant. Mais ce soir-là , ce qui suivit le fut bien plus. C’était une belle soirée, l’été n’était pas loin. Ariane et Günter marchaient côte à côte, leurs mains se frôlant occasionnellement, leurs cœurs battant à l’unisson. Ils étaient très vite tombés amoureux, mais n’avaient jamais vraiment mis de mots là-dessus. Pourquoi donc, alors s’ils le savaient tous les deux ? Or ce soir-là, assis sur un banc, face au lac, ils se déclarèrent leur amour pour la première fois.

  Sous le regard bienveillant des étoiles et du fin croissant de lune, ils s’embrassèrent, et s’abandonnèrent à l’autre et au bonheur d’être ensemble. Lorsque Günter raccompagna Ariane à la gare, ce soir-là, ils se tinrent la main un peu plus longtemps qu’à l’ordinaire, et quand le train partit, Ariane regarda en direction de Günter jusque bien après qu’ils aient quitté Neuchâtel.
                    
                   
  Les yeux d’Ariane fixent le vide, comme si elle était toujours cette jeune fille d’une vingtaine d’années qui observait la minuscule silhouette de son amoureux disparaître peu à peu à mesure que son train s’éloignait. Günter aussi est tout retourné. Il caresse machinalement Comète, la petite chatte grise de la maison, qui s’est lovée sur ses genoux comme pour écouter, elle aussi, le récit d’Ariane.

  « Et après ? » lâche-t-il enfin.

  Après un long silence, Ariane répond :

  « Après ? Il y a eu la première fois où tu as rencontré ma famille… Tu m’as toujours dit que tu t’en souvenais très bien, parce que ma mère t’avait fait un accueil très chaleureux, qu’elle avait pris ta main dans les siennes en te souhaitant la bienvenue. J’imagine que ça t’a d’autant plus frappé qu’on étaient dans un état de stress avancé ! Tu te souviens, on avait tellement peur que mon père te fasse un aussi mauvais accueil qu’il l’avait fait à Gérard, le mari de ma sœur, qu’on avait d’abord fait une énorme promenade par la cascade et le château pour retarder le moment d’arriver à la maison ! Mais je crois que ma mère t’appréciait beaucoup, et elle a fait tout son possible pour que mon père, qui avait du mal à laisser partir ses filles, t’apprécie aussi… »

  Ariane sourit tendrement au souvenir de sa mère, et de ce jour-là.

  « Et puis… il y a eu notre première séparation. Quand j’étudiais à Berne, et que tu es parti en stage en Hollande, pendant six mois, tu te souviens ? Tu m’écrivais, j’ai gardé toutes tes lettres. Et puis, je suis venue te rendre visite, là-bas, à Leiden ! C’est là-bas qu’on a acheté la petite cuillère du sucre, tu sais... Quand tu étais en Hollande…

  ― La petite cuillère… La Hollande… Oui, j’étais en Hollande, je me souviens… »

  Les souvenirs se bousculent dans la tête d’Ariane. Le fil se déroule de plus en plus vite, elle court pour le suivre...

  26 mai 1966, Ariane faisant sa dissertation dans le train jusqu’à Leiden.

  28 mai 1966, visite de Leiden avec Günter.

  30 mai 1966, excursion à Amsterdam avec Günter.

  Sourire. « Ce soir-là, en rentrant à l’hôtel, on avait trouvé la porte fermée. Les petits cailloux qu’on a lancé contre les fenêtres n’y ont rien fait, heureusement que le téléphone existait déjà ! »

  Ariane fouille dans sa mémoire, se raccroche à ce fil qui l’attire inexorablement.

  « Et… Plus tard, quand tu es rentré et que j’ai obtenu un poste d’enseignante à Tavannes… on a dû faire face à un autre type de séparation. Tu allais toujours à l’université de Neuchâtel. On se voyait souvent à Bienne, presque tous les jours, mais le week-end… on était bien loin l’un de l’autre. J’étais chez moi, à La Neuveville, et tu étais chez toi, au Locle. Alors, chaque jour, à 19h, on se téléphonait. Quand j’entendais le téléphone sonner, à sept heures du soir précises, mon cœur battait plus fort ; je savais que c’était toi. Et… si on ne pouvait pas s’appeler, alors on regardait la lune. On la regardait tous les deux, et on avait l’impression d’être un peu ensemble. »
                  
                   
  Sur les genoux de Günter, Comète s’est endormie. Mais au lieu de s’en émerveiller comme il l’aurait fait en temps normal, Günter regarde Ariane. Il la regarde avec attention, comme pour la première fois. Et doucement, il glisse sa main dans la sienne.

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