I.

5 mai 2023, Commugny
          
          
  Le « bip bip bip » caractéristique du four retentit dans la cuisine.

  « Chéri, c’est prêt, viens manger ! » crie Ariane tout en plaçant les assiettes sur la table.

  Elle sert le poisson, les pommes de terre tout juste grillées, puis appelle à nouveau son mari, maugréant sur sa manie de ne pas mettre ses appareils auditifs.

  Enfin, Günter entre dans la cuisine, et prend place en commentant :

  « Mmmm, c’est copieux ! Ça sent bon. »

  Un léger sourire atteint les lèvres d’Ariane, et elle s’assied à son tour. En face d’elle, le calendrier la nargue. 5 mai. Aujourd’hui, ça fait 59 ans. Ariane a même cuisiné du poisson spécialement pour l’occasion. Tout au fond d’elle, elle espère qu’il se rappellera. Mais elle sait bien que c’est peine perdue ; il ne s’en souviendra pas. Il ne se souvient plus de rien.

  Sauf que ce soir, c’est plus fort qu’elle : Ariane ne peut pas faire comme si de rien n’était. 59 ans, ce n’est quand même pas rien ! Alors soudain, sa voix trouble le silence de la cuisine, jusque là seulement entrecoupé du son des couverts.

  « Chéri, tu t’en souviens ? De notre rencontre ? »

  Günter relève la tête, un peu surpris. Il plisse les yeux, semble réfléchir, puis lâche finalement, détournant le regard :

  « Non. »

  Celui d’Ariane, lui, reste fixé sur son assiette. Surtout, ne rien laisser paraître de sa déception. Elle sait bien que Günter perd la mémoire, que ce n’est pas de sa faute, et qu’il en souffre aussi. Mais elle ne peut pas s’empêcher d’espérer, et de lui en vouloir aussi un peu, parfois.

  Faire comme si de rien n’était. Continuer à manger, et lâcher un simple « ah », tout neutre, indifférent, dépourvu de colère, de tristesse, ou de quoi que ce soit d’autre, en priant pour que sa voix ne tremble pas. Aussi simple que ça. Se comporter NORMALEMENT.

  Et Ariane y arrive plutôt bien, jusqu’au moment où son mari prononce cette phrase si inattendue :

  « C’était comment ? S’il te plaît, raconte-moi… ».

  Ariane manque de s’étouffer avec l’eau qu’elle vient de boire. Elle lève les yeux vers Günter ; il a l’air sérieux. Il veut vraiment savoir. Il veut se rappeler.

  Le fil des souvenirs d’Ariane s’agite dans un coin de son cerveau, ne demande qu’à être déroulé. Le poisson dans son assiette a soudain perdu tout intérêt, remplacé dans son esprit par un autre poisson, il y a 59 ans de cela.

  Alors elle souffle simplement :

  « D’accord. »
        
       
5 mai 1964, Université de Neuchâtel
         
         
  Le brouhaha des conversations frappa Ariane dès son entrée dans le restaurant de l’université, ne faisant que renforcer son début d’angoisse : elle était seule, c’était son premier jour, elle ne connaissait personne, et… toutes les tables étaient prises. Tout en commandant le plat du jour – du poisson – elle chercha du regard une place où s’asseoir. Elle commençait à perdre espoir quand soudain, bingo ! Il y avait une chaise libre à une table où étaient déjà installés trois garçons. Son plateau dans les mains, Ariane se dirigea donc vers ladite table, en affichant sur son visage son plus beau sourire.

  « Est-ce que je peux m’asseoir ici ? »

  L’un des étudiants, assis juste en face de la place inoccupée, lui adressa un sourire timide, et répondit précipitamment :

  « Oui, bien sûr ! »

  Ses deux camarades acquiescèrent, et c’est ainsi qu’Ariane fit la connaissance de Raphaël, de Bernard… et de Günter.

  Durant tout le repas, la conversation fut fournie et intéressante. En effet, au moment de ranger la carte avec laquelle elle avait payé son menu, Ariane dut sortir de son portefeuille un billet pour le concert de Rubinstein, qui aurait lieu le lendemain soir. Voyant ça, Günter – le garçon assis en face d’elle – avait engagé le dialogue sur la musique classique, qu’il affectionnait particulièrement.

  « Vraiment ? avait répondu Ariane lorsqu’il lui avait confié ce détail. Ça nous fait un point commun ! J’aime spécialement le piano, j’en joue aussi, voyez-vous… »

  Et c’est ainsi que tout avait commencé. Plus tard, Ariane appris que les trois garçons étudiaient la chimie à l’université depuis une année, et qu’ils logeaient tous en ville, chacun y louant une chambre. À son tour, elle leur confia que c’était son premier jour à l’université, qu’elle étudiait les Lettres, et qu’elle habitait La Neuveville, une petite ville non loin de là.

  Cependant, ce ne fut pas la conversation qui marqua Ariane ce jour-là. Ce fut le poisson. Ou plutôt le regard de Günter – à cause du poisson. En effet, dès qu’il se retrouvait à devoir retirer une arrête de sa bouche, il jetait un coup d’œil qu’il pensait probablement discret en direction d’Ariane, pour vérifier qu’elle ne le regardait pas. Bien entendu, cette dernière s’en était aperçue, et riait intérieurement.
         
            
  « Tu t’en souviens, Chéri ? Je crois qu’à ce moment, on était déjà tous les deux un peu amoureux… »
       
       
  Après ce dîner fort agréable, suivi par le café tout aussi agréable que les trois garçons proposèrent à Ariane d’aller boire au bord du lac, les quatre jeunes gens se quittèrent en se promettant de se revoir bientôt.
         
         
  « Bien sûr, quand tu m’avait dit « à bientôt », je ne pensais pas que ce serait aussi rapide… »
       
       
6 mai 1964, Neuchâtel – 19h45
       
      
  Ariane arriva au concert de Rubinstein un quart d’heure à l’avance, pour être sûre. Elle n’aimait pas être en retard. Son regard passa rapidement sur la foule, rien qu’un coup d’œil distrait, avant de se poser sur la porte d’entrée. Elle avait tellement hâte ! Tout de même, Arthur Rubinstein, ce n’était pas n’importe qui !

  Elle se retourna, encore une fois distraitement, sans raison apparente, et c’est là qu’elle le vit. Günter. Leurs regards se croisèrent, et il lui adressa le même sourire timide que la veille, à la cantine. Ariane vit que ses yeux bleus, derrière ses lunettes, pétillaient.

  Toute à sa surprise de le trouver là, elle ne prit conscience que plus tard, au cours du concert, du fait que Günter devait être venu pour elle, puisqu’il ne possédait même pas de billet auparavant.

  Comme prévu, le concert fut magnifique, mais Ariane eut du mal à se concentrer sur la musique. Ses pensées revenaient toujours vers Günter, assis à quelques mètres d’elle seulement, vers le fond de la salle. Elle se posait continuellement ces questions : « Pourquoi est-il venu ? », « Est-ce que c’est vraiment pour moi ? », « Est-ce que j'ai envie que ce soit pour moi ? »…
      
  Autant de questions qui restèrent sans réponses, car à la sortie du concert, face à Günter qui l’attendait, aucun mot ne sortit de la bouche d’Ariane. Elle, d’ordinaire si bavarde, si sûre d’elle, se retrouva muette, incapable de prononcer ne serait-ce qu’une phrase. Günter, dont les joues avaient imperceptiblement rosi à son approche, se garda bien de justifier sa présence, et lui demanda simplement si elle voulait aller boire un café avec lui au bord du lac. Et évidemment, Ariane accepta d’un signe de tête et d’un sourire.
        
          
  La soirée fut délicieuse. L’air était doux, le lac calme et paisible. Ils parlèrent du concert, de la musique, de leurs études, leurs passions, leurs loisirs… Ils se trouvèrent des points communs, débattirent de sujets stupides ou importants, et rirent beaucoup.

  Lorsque Günter accompagna Ariane à la gare, pour qu’elle puisse prendre le train de 23h15 pour La Neuveville, les deux jeunes gens avaient l’impression de se connaître depuis des années.
         
          
  Et quand le lendemain soir, la mère d’Ariane lui lança un « Alors comme ça, tu fréquentes ? Madame Rosa m’a dit qu’elle t’avait vue hier soir avec un jeune homme à Neuchâtel ! », celle-ci en resta bouche bée ; durant cette soirée, elle aurait juré que Günter et elle étaient seuls au monde.

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