Chapitre 8, partie 2
Le marin soupira, avant de serrer sa main sur l'épaule de sa cadette dans une attitude se voulant réconfortante, mais qui était tellement proche de franchir les limites que Lina s'était imposée pour le contact avec Azul que cette dernière se crispa de nouveau. Mais il ne s'en préoccupa pas, du moins laissa sa main en place, tout juste un peu moins serrée sur le vêtement de cuir que portait la jeune femme.
« – Toi aussi, tu as senti la magie environnante, pas vrai?
– Ouais. On a pas affaire à n'importe qui. L'ennemi est puissant, va falloir se bouger le cul. Et faire hyper gaffe. Seiji, t'es certain que tu veux venir? »
L'intéressé hocha la tête. Son visage n'exprimait que de la détermination.
« – Je veux. Je vous ai suivis jusqu'ici, ce n'est pas pour me dégonfler. Promis, je ferai attention. Juste... Ayez un peu foi en moi. »
Lina sourit. Comparé à elle, dont le pouvoir n'exerçait que peu de contraintes autres que la fatigue, et à Azul qui avait un héritage magique parmi les meilleurs, le rouquin était plutôt faiblard et c'était le genre de personnes qu'elle classait, la plupart du temps, dans la catégorie des poids morts, ou à la limite des personnes à protéger. Mais on ne pouvait réellement lutter contre pareille détermination. Simplement, elle s'assurerait de lui attribuer des tâches où il ne risquait pas de se jeter dans la gueule du monstre. Parce que seul un monstre, quel qu'il soit, pouvait dégager pareille quantité et nature de magie. C'était mauvais. Très, très mauvais.
Après un jour de marche, l'odeur se faisait plus nette, et les pistes plus faciles à suivre. Seiji avait commencé à renifler quelques heures avant, et Azul émettait des hochements de tête approbateurs depuis que le soleil avait commencé à descendre. Mais Lina, concentrée sur sa traque, tous les sens en éveil pour tenter de garder et la piste et sa vigilance, ne le remarqua pas.
À son grand soulagement, la piste de Suzu finit par se séparer de l'aura magique terrifiante par sa puissance. Rejoignant un groupe d'odeurs de clichés qui firent plisser le nez aux trois compagnons, l'odeur de terre cuite se dirigeait vers l'est, alors que l'aura, elle, imprégnait une piste plein nord. Cachant son soulagement du mieux qu'elle pouvait, Lina pointa la direction prise par les ravisseurs de Suzu d'un doigt ferme, espérant détourner toute question à propos de la piste du mage un peu trop doué de pouvoir. Haussant les épaules, Azul s'y engagea, tandis que Seiji, incapable de percevoir les auras, suivit la jeune femme sans poser de questions.
Il ne lui fallut que quelques heures de plus pour atteindre le bout de la piste, qui débouchait devant un immense château de pierre noire digne des pires génies du mal. Lina fronça les sourcils. Visiblement, elle devrait compter sur l'équipe suivante pour achever de nettoyer les lieux, car ce bâtiment, transpirant de manière indéniable le cliché dans toute sa splendeur, était bien trop grand pour elle pour détruire. Malgré son envie furieuse de réduire les pierres en poussière, elle savait qu'elle était loin de totalement maîtriser son don et son potentiel, du moins pas de manière suffisante pour anéantir ce château. Et, à en juger par le regard pincé d'Azul devant ce spectacle des plus affligeants, elle n'était pas la seule à le penser.
Ce dernier prit une profonde inspiration et se tourna vers Lina et Seiji, une main dans ses longs cheveux bleus, qu'il avait choisi de détacher pour le voyage.
« – Je vous rappelle le plan. Je suis incapable de me métamorphoser ou d'entrer avec discrétion comme vous deux, donc je vais attendre ici, le plus caché possible, que vous m'ouvriez les portes avec de quoi me déguiser. Cette chose, là...
– Une radio, Azul, soupira Lina. Tu n'en avais jamais vu? »
L'intéressé secoua la tête avec amusement.
« – Comparé à votre contrée, la mienne a quelques siècles de retard. Mais ça ira. On pourra communiquer facilement. Vous pouvez parler transformés?
– Moi non, intervint Seiji, mais Lina oui, me semble t-il. Du coup, je ne vais pas la quitter. Ça risque d'être plus long que ce que tu pensais mais on t'ouvrira.
– En attendant, souffla la jeune femme, mettons-nous hors de vue, et vite. Sinon on risque de se faire repérer. »
Suivant l'injonction de Lina, les trois compères se dissimulèrent dans un creux proche, sous un buisson touffu. Une fois sûre que même les meilleurs gardes ne pourraient la repérer, la métamorphe sortit de sa poche trois petits appareils de taille différente, en remit un à Azul, un à Seiji et garda le dernier avant d'expliquer, le plus vite qu'elle pouvait, le fonctionnement de ces radios perfectionnées. Enfin, elle leur rappela tous les petits détails du plan avant de se transformer en félin au pelage noir et luisant, et de laisser Seiji lui glisser le petit haut-parleur dans l'oreille. Une chance qu'elle ait pensé à prendre des radio adaptées aux métamorphes, sourit-elle en son for intérieur. Sinon, ils auraient été très, très mal.
À son tour, Seiji installa la radio dans sa propre oreille, avant de prendre la forme d'une petite souris au pelage gris strié, laissant ses vêtements tomber au sol. Les moustaches du chat frémirent. Encore un inconvénient qu'elle était heureuse de ne pas avoir, bien que le pourquoi du comment ne lui soit inconnu. Elle s'en fichait bien, après tout, tant qu'elle n'avait pas le problème de la nudité.
Finalement, après un signe à Azul qui commençait déjà à rassembler et plier les vêtements de Seiji, prêt à chercher une cachette plus stratégique, les deux animaux s'élancèrent sur la portion découverte du territoire ennemi, imitant du mieux qu'ils pouvaient un chat pourchassant sa proie sans trop voir où ça allait le mener. Lina feulait un maximum, les moustaches frémissantes, tentant du mieux qu'elle pouvait de rentrer dans son rôle, mais les petits couinements de Seiji, plus semblables à des rires qu'autre chose, commençaient sérieusement à l'agacer. Restait à espérer qu'aucun des gardes ne savait parler la souris.
La herse fut franchie sans heurts, et Lina continua à courser sa « proie » dans la cour, passant entre les jambes d'une bande de clichés en armure qui poussèrent des cris agacés. Cependant, aucun ne se douta de la vraie nature des deux animaux. Leur déguisement était si parfait qu'une ou deux Elues, des fillettes de quinze ans au maximum, s'approchèrent de la jeune femme pour tenter de caresser son pelage, lui arrachant un juron fort félin traduisible par un feulement sonore. Seiji en profita pour lui « échapper », la faisant gronder de frustration dans un jeu d'acteur le plus surjoué qu'elle pouvait.
Infiltration réussie, souffla t'elle entre ses dents en cherchant son camarade dans les couloirs. Il ne lui restait plus qu'à trouver de quoi faire rentrer Azul dans le palais, chercher Suzu et repartir, en cassant un maximum de trucs à côté si la situation le permettait. Rien de très compliqué, n'est-ce pas, songea t'elle avec ironie. Juste finir une infiltration complexe dans une forme incapable de se battre correctement avec des soldats en armure.
Au détour d'un couloir, elle finit par dénicher un petit félin aux zébrures caractéristiques, qui dégageait l'odeur de son compagnon. Ce dernier tenta de fourrer le nez dans son pelage, en guise d'affection, de soulagement ou pour le jeu d'acteur, sans doute, mais un violent coup de patte dans l'air lui effleura les moustaches et il recula en piaulant craintivement. Lina feula. Il y avait des limites à ce qu'elle pouvait faire pour s'infiltrer.
L'incident passé, les deux chats se mirent à cheminer tranquillement dans les couloirs, communiquant par mouvement de la queue et passant dans les jambes d'un maximum d'ennemis. Avec succès : L'un d'eux manqua de tomber, un autre trébucha sur ses propres jambes en tentant de les éviter, et plusieurs émirent des jurons abominables à en faire fuir n'importe que orc en sentant le frôlement surprise de la fourrure de Seiji sur leurs jambes. Lina elle, fronçait le museau de dégoût, tentant de les éviter le plus que son rôle lui permettait, les oreilles en arrière et les moustaches rabattues. Même en chat, ces choses la dégoûtaient.
Ils furent bien avisés de se comporter en félins ordinaires. Il leur fut ainsi facile de trouver la salle des armes et des armures, remplies par des vêtements empuantissant la pièce de leur odeur de cliché. Visiblement, songea Lina avec amertume, même des lavages n'empêchent pas un tissu d'être imprégné par une aura omniprésente.
Le temps que le soldat disparaisse, ils avaient attentivement étudié l'uniforme cliché et avaient réussi à en composer un de base, qui leur permettrait de passer facilement inaperçu sous leur forme humaine. L'uniforme en question se constituait de peu : Une tunique et un pantalon le tout en toile grise et rouge, et des plaques de métal couvrant les points stratégiques du corps en guise d'armure. À la fois léger et couvrant, convint Lina avec amertume. Un simple uniforme de garde, comme si ces clichés-là ne comptaient pas participer au combat de suite.
Une fois seuls, Lina fonça s'abriter derrière un paravent pour se retransformer et changer sa tenue, tandis qu'un Seiji sous forme humaine et nu comme un ver marmonnait contre le froid qui régnait dans les châteaux tout en enfilant un uniforme et s'emparant d'un casque à sa taille. Il leur fallut quelque temps pour boucler des armures à leur tailles et le plus parfaites possibles, mais les deux y arrivèrent au bout d'un bon quart d'heure de recherche.
Dissimulés sous leurs vêtements, et malgré la grimace de dégoût de Lina qui donnait à son visage un air perpétuellement pincé, par chance facilement dissimulable, ils étaient désormais à même de se fondre dans la masse. Seiji s'étira, ravi d'être de nouveau sur deux pattes, et glissa dans son paquetage quelque chose de suffisant pour dissimuler Azul. L'autre métamorphe, quant à elle, était bien loin de partager son engouement. Oui, avoir retrouvé corps humain, c'était bien, surtout maintenant que la douleur sourde qui accompagnait ses longues transformations commençait à se dissiper. Mais si ça s'accompagnait de devoir porter des vêtements de cliché, elle préférait franchement souffrir.
Cheminant le plus naturellement possible dans les couloirs, la visière de leurs casques rabattues sur leurs visages et un baluchon contenant leurs vêtements sur le dos, les deux infiltrés progressaient à la recherche d'une quelconque entrée de service. Il y en avait forcément une quelque part, ou alors une faille dans la sécurité, n'importe quoi... Tout château cliché en avait une, c'est ce sur quoi comptait leur plan. Et en plus, impossible de localiser l'odeur de Suzu dans tout ce joyeux bordel. Décidément, la mission s'annonçait mal, très mal.
Lina avait beau regarder comme elle pouvait dans les couloirs malgré sa visière rabattue, pas la moindre trace quelconque de cellule ou de porte de sortie. Il lui faudrait peut-être percer le mur, ou obliger Azul à rentrer par la grande porte... Ce dernier commençait d'ailleurs à s'impatienter, bloqué comme il était sous un nouveau buisson. De temps en temps, il transmettait sa progression par radio : lui aussi analysait le château de l'extérieur, et pourtant il ne trouvait rien d'utile, lui non plus. Et cela l'énervait. La mission prenait trop de temps à son goût. Lina était bien de son avis, mais la discrétion était essentielle dans ce genre d'entreprises. Les clichés étaient bien plus nombreux que prévu, et elle avait même senti une aura plus forte quelque part dans les étages. C'était mauvais.
Coupant la communication avec un soupir, la jeune femme se tourna vers un Seiji à l'air très grave. La bonne humeur avait disparu de son visage au fur et à mesure que le temps s'écoulait, et ses poings étaient resserrés sur l'arme piquée dans la salle d'armes, une épée de métal grossier. Les deux soupirèrent de concert, puis se remirent en chemin en soupirant, ne prêtant aucune attention aux couloirs de pierre noire terne du château, sous la faible lueur des torches accrochées au mur. Concentrés sur leur objectif. Trouver une deuxième sortie, trouver une deuxième sortie...
« – Eh, vous là! Vous êtes perdus?
– Chiasse, » jura Lina entre ses dents. Ils avaient fini par attirer l'attention.
Elle se retourna sur un bad boy en uniforme, son casque à la main, les cheveux pas si artistiquement ébouriffés que ça et dégoulinant de sueur, qui souriait avec quelque chose qui ressemblait à... De l'amitié? Lina n'y comprenait plus rien. Comment un bad boy pouvait tordre son visage si faussement parfait, sa mâchoire carrée et ses yeux «captivants» si typiques pour adopter une expression amicale?
Elle était pas loin de faire sauter la tête du cliché, mais Seiji, plus rapide, se retourna vers leur fade interlocuteur avec un grand sourire dissimulé par le casque, les bras écartés dans une attitude avenante.
« – P'têt ben qu'oui, mon ami. En fait on cherche avec ma pote un moyen de se vider la vessie sans signaler à tout le monde qu'on a quitté not' poste. La nature pour pisser, y'a qu'ça d'vrai! »
La jeune femme manqua d'en éclater de rire. C'était quoi cette excuse bateau, faible et surjouée? Et le ton de Seiji! Elle avait beau savoir qu'il imitait les clichés du mieux qu'il pouvait, bon sang, l'accent qu'il avait employé était d'un cocasse! Au moins il ne lui blessait pas les oreilles comme celui de ces parasites, bien qu'elle eut le plus grand mal à s'empêcher de pouffer. Mais le cliché, lui, tomba dans le panneau, de manière tellement stupide que Lina se mordait la lèvre jusqu'à en faire couler un filet de sang sur son menton pour ne pas rire.
« – Ah oui, je vous comprends, mes pauvres. Vous venez sûrement d'être créés, sinon vous sauriez que près des cuisines il y a un pan de mur escamotable installé par un bon mage. Le genre de truc ouvrable que de l'intérieur, on connaît les bails. Bon, la magie c'est super chelou, mais avouez que là, ça nous sauve la vie, nan? »
Et il repartit en rigolant, en leur donnant une tape amicale sur l'épaule au passage. L'incontrôlable envie de rire passée, la métamorphe en regarda Seiji avec sidération. Un cliché, sympathique? Pourtant, tous ceux qu'elle avait vus étaient fades au possible, incapable de dévier de leur rôle... Devinant ses pensées, le rouquin pencha la tête.
« – Ce sont des êtres vivants au même titre que nous, bien sûr qu'ils sont sympas avec les leurs. Bon après, j'avoue qu'il y a des exceptions. J'en ai vu. Mais ce bad boy là n'avait aucune raison de s'en prendre à nous, donc il a agi... Normalement. »
La jeune femme en était encore plus sidérée. Un cliché, agir normalement? Un cliché, un être vivant normal? Cela allait à l'encontre de tout ce qu'on lui avait appris, de tout ce qu'elle savait. Secouant la tête pour se débarrasser de quelques désagréables pensées, elle suivit Seiji vers l'endroit que l'ennemi leur avait indiqué en grommelant dans sa barbe. Nan, inutile de se tracasser. Les clichés restaient des parasites. De vulgaires erreurs dans la matrice à éliminer. C'était tout.
La preuve en étant la faille monumentale qu'ils avaient créée dans leur château si sécurisé, pour le simple plaisir d'aller soulager leurs besoins naturels. Un pan de mur escamotable. Même ouvrable uniquement de l'intérieur, c'est un passage évident pour les intrus. Pas surveillé, donnant directement sur l'extérieur, facile d'accès. Le rêve pour les infiltrés comme eux, et une erreur monumentale pour le seigneur du château. Elle devrait veiller à exploiter cette faille pour plus tard.
Arrivés près du mur, Seiji, doté de plus de sensibilité tactile, se mit à tâtonner la pierre, en faisant bien attention de ne pas être vu, tandis que Lina contactait Azul pour lui résumer la situation et lui dire de venir à l'endroit voulu. Ce dernier arriva au moment même ou le rouquin trouvait la pierre actionnant le mécanisme magique, faisant disparaître le pan de mur à sa droite, révélant un marin agacé mais ravi d'être enfin à l'intérieur. Lina lui tendit sans un mot le baluchon avec les vêtements, et il ne lui fallut que quelques minutes pour troquer sa tunique bleue brodée, son pantalon de toile et ses armes ouvragées contre l'uniforme de la garde ennemie, ce qui lui fit plisser le nez lors de son retour près de ses compagnons. Par chance, personne n'était venu les déranger.
Le moment de dégoût passé pour le malheureux mi-dragon et ses perceptions trop sensibles, les trois se tournèrent vers le couloir vide et froid sans rien dire, conservant entre eux un silence déterminé.
La dernière étape pouvait commencer.
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