Chapitre 8, partie 1

La nuit était tombée depuis déjà deux bonnes heures sur le campement lorsqu'un mouvement attira l'attention de Lina, postée près de l'entrée. La jeune femme, qui commençait à s'impatienter, tourna la tête vers l'endroit où elle avait vu les replis de la tente bouger, pour en voir surgir Azul, en complète tenue de combat, une armure de cuir souple sur sa tunique bleue et son pantalon de toile. L'épée qui luisait à son côté, parfaitement astiquée, reflétait la lumière pâle du croissant de lune apparent dans le ciel, presque trop pour une épée normale. Derrière lui, en vêtements simples et larges, un Seiji qui regardait partout autour de lui, ses yeux bleu vif écarquillés, en alerte.

« – Vous êtes en retard. »

Le marin haussa les épaules au reproche chuchoté par la métamorphe, tandis que le rouquin à côté sursauta et grommela, faussement agacé :

« – Essaie un peu d'échapper à l'implacable surveillance de Miya et aux bavardages incessants de Zium et on en reparle. »

Lina l'aurait bien secoué un peu, mais il n'était pas temps pour les reproches. Elle croisa donc les bras sans répondre à son futur compagnon de route et se tourna vers Azul pour annoncer :

« – Sky est au courant, simplement elle et l'équipe de secours seront les seuls à l'être. Quand je lui ai expliqué la situation, elle m'a dit craindre qu'il y ait un espion dans nos rangs. Du coup, on va essayer de ne pas trop faire de boucan. »

L'homme hocha la tête, l'air digne, et Seiji se tut sans plus de cérémonie. Contente de leur attitude, la jeune femme se tourna vers l'extrémité du campement. Là dehors, il y avait son amie, emprisonnée chez l'ennemi, seule. Qui sait pourquoi elle avait été enlevée...

Soupirant, elle fit signe au métamorphe de prendre la tête. C'était à lui de retrouver le lieu de la bataille, ensuite elle prendrait le relais. Son odorat et ses talents de pisteuse feraient le reste. Avec le temps qu'il avait fait durant la journée, la piste serait très facile à suivre. C'était presque trop simple...

Très obligeant, le rouquin passa devant, et se mit à courir dans une direction précise alors que Lina et Azul le suivaient, à un bon rythme. Aucun ne disait quoi que ce soit, trop concentrés qu'ils étaient sur les alentours, la moindre feuille qui bougeait, les odeurs apportées par le vent frais de la nuit. Leurs mouvements étaient le plus fluides et silencieux qu'ils pouvaient, faisant bien attention à ne pas faire craquer de branches à l'approches de lieux empuantis par les clichés. Plusieurs fois, Lina eut l'envie vorace d'aller dans leurs damnés campements, verser leur sang, nettoyer la terre de leur présence impie. Mais le souvenir de Suzu et son reste de bon sens la convainquirent de se détourner de l'aura putride pour continuer de suivre Seiji à la trace, alors que ce dernier la guidait vers la première étape de sa mission de sauvetage.

À ses côtés, Azul n'était pas en meilleure forme. Tout aussi voire plus dégoûté qu'elle par la présence des clichés, il fronçait le nez en permanence, les traits tordus par une répulsion sans bornes. La cardinale compatissait; La nausée qu'elle retenait devait être à la mesure de ce que ressentait le demi-dragon, bien malchanceux pour le coup d'avoir une trop forte sensibilité à la magie. Elle en venait presque à envier Seiji, qui courait avec une allure détendue, sans percevoir les répugnantes présences qui les entouraient.

L'aube transperçait les nuages d'automne de ses pâles rayons rosés lorsque Seiji se stoppa, une main sur le museau, l'air d'avoir les sinus agressés. Et il y avait de quoi. La puanteur de cadavre trop longtemps laissé à l'air libre envahissait l'air de la forêt, et derrière chaque arbre, chaque buisson, on pouvait voir un membre couvert de blessures déjà nécrosées ou un morceau d'armure brisée. Le logo en forme de D cursif entouré de deux épées sur un morceau de plastron aux pieds de Lina la renseigna immédiatement sur les propriétaires des corps : Des fantassins dictoriels étaient bien passés par ici.

Azul soupira.

« – Triste spectacle en vérité. Il va nous falloir enterrer tous ces corps, ou trouver un moyen de les ramener. »

Pressée, Lina n'était absolument pas d'accord. Les vivants avant tout, il serait toujours temps d'honorer les morts plus tard. Et tant pis si elle paraissait sans cœur. Mais alors qu'elle ouvrait la bouche sous le regard interrogateur des deux hommes, lui apparut dans un flash les regards dégoûtés de Corbeau et d'Erin.

Elle secoua la tête et prit une profonde inspiration. Non. Inutile de se remettre ça dans la tête, inutile d'inspirer à son ami et au métamorphe la même expression de dégoût. Il lui faudrait trouver un compromis qui les satisferait tous les trois.

« – On va déjà les envelopper dans des linceuls pour éviter aux charognards de venir prendre leur part. Les enterrer tous selon les rites prendrait trop de temps, et le temps nous manque. La Création a l'air d'être suffisamment forte ici pour faire apparaître des draps corrects. »

Azul hocha la tête et laissa Lina se concentrer, tandis que Seiji rassemblait les corps avec une expression de martyre. Ce n'était vraiment pas quelque chose qu'il aimait faire, à en juger par ses lèvres pincées, son museau plissé et ses yeux emplis de larmes. Mais il s'acquittait de sa tâche avec courage, déposant dans chaque drap grossier que Lina faisait apparaître les corps raides et figés à tout jamais, faisant fi de la légère odeur de nécrose qui émanait de chacun d'eux. Azul, le visage fermé, s'occupait de refermer les draps de de les entourer de cordages afin qu'ils ne viennent pas se déchirer ou se défaire le temps qu'une équipe plus à même de les enterrer arrive.

Un moment compliqué de l'entreprise fut celui où ils en arrivèrent aux clichés. Lina était prête à les jeter tous dans la rivière, ou les laisser là comme nourriture pour les charognards, afin qu'ils servent au moins à quelque chose. Mais l'Empereur des Mers, plus magnanime, considérait qu'ils avaient eux aussi le droit à une sépulture, et toutes les protestations dégoûtées de Lina ne le firent pas fléchir d'un seul pouce. Tous les corps seraient enterrés à égalité, point. Il s'agissait tout de même de vies, soupirait le trentenaire devant l'incrédulité de sa cadette. Et toute vie doit être respectée lorsqu'elle prend fin. Même celles des clichés.

Les deux se fixaient du regard, avec colère pour Lina et calme pour Azul. La métamorphe grognait intérieurement, envahie par un intense agacement. Donner une sépulture aux clichés. Comme si ces souillures en méritaient une; après avoir corrompu le royaume, tout ce qu'on pouvait leur accorder, c'était de laisser leurs saloperies de corps en paix. Hors de question qu'elle s'abaisse à enterrer des abominations de ce type. Mais le temps qu'elle ne perde son calme et s'apprête à oublier ses belles résolutions de faire la fille droite, Seiji, lassé de la dispute, avait creusé un énorme trou sous forme de taupe géante, et avait entassé pêle-mêle les corps de leurs ennemis. Sous le silence ahuri des deux autres, il gratta légèrement la terre pour masquer toute trace de son passage, et fila dans un buisson.

Le marin se tourna vers Lina en souriant.

« – Je crois que ce n'est plus la peine de débattre. »

Cette dernière haussa les épaules, mais ne put retenir un petit sourire de soulagement. Dans sa tête, elle remerciait le Créateur d'avoir soufflé l'idée à Seiji, qui venait de sortir du buisson en réajustant ses vêtements, de s'en occuper seul. Elle avait ainsi évité la catastrophe, et le sourire sur les lèvres d'Azul indiquait qu'il n'y penserait plus dans un moment.

Les corps enterrés ou emmaillotés, les odeurs de la forêt reprenaient leurs droits, ainsi que les maigres traces laissées par Seiji, Zium et Farien. Le sang qui ornait l'écorce des arbres et se durcissait sur l'herbe jaunie ne sentait plus grand-chose et l'odeur de cadavres avait disparu, ce qui permit à Lina de prendre une profonde inspiration et de se concentrer sans plus se préoccuper des parasites.

Les odeurs environnantes étaient fortes, mais pas suffisamment pour masquer les parfums des trois survivants retournés au campement, dont la trace semblait se diriger vers ce dernier. Quelques effluves plus récents indiquaient le passage de Seiji dans les endroits où les corps s'accumulaient pour y pourrir, et il restait encore une trace très tenace de Mary-Sue. Un parfum probablement, ces filles sentaient toujours la rose, ou la fleur de cerisier si elles voulaient être originales. Continuant de renifler comme un chien en chasse, la jeune femme commença à fouiller les alentours. Il y avait forcément une trace de Suzu, surtout que son parfum était très reconnaissable, entre l'odeur caractéristique de sa magie et celle, assez forte, de sa peau. La métamorphe fronça les sourcils. Rien ici. Rien là non plus. Rien dans les buissons...

Finalement, concentrée au maximum et suivie à pas de velours par Azul et Seiji, elle arriva dans ce qui paraissait être une clairière, recouverte d'arbres abattus et de débris d'écorce, et empestant la sueur et le sang séché encore plus fort qu'ailleurs. Elle inspira profondément et sursauta, arrachée à sa concentration par la surprise. Là! Pas de doute, au dessus des effluves sanguins et des relents de peur, le fumet caractéristique de Suzu, cette odeur de terre cuite mêlée à des traces plus aigres. La piste commençait donc bien ici. C'était là que l'odeur semblait la plus ancienne, la plus ténue, presque complètement dissimulée par un autre...

Elle se figea et jura entre ses dents.

Elle connaissait cette odeur.

Ou plutôt cette marque magique.

Elle l'avait côtoyée durant trois longues années, il lui était impossible de l'oublier.

Et si c'était bien ce qu'elle pensait, alors... Non. Vraiment, il ne valait mieux pas y penser.

Intrigués par la soudaine torsion de ses traits, ses deux compagnons se rapprochèrent d'elle et lui tapèrent sur l'épaule dans une étonnante synchronisation, la tirant de ses réflexions paniquées. Elle se retourna vers eux, les yeux encore écarquillés, les dents serrées et les doigts contractés en un poing. Dans une position parée au combat. Azul fronça les sourcils.

« – Tout va bien, tu as trouvé la piste? »

Se sortant de sa surprise paralysante, la jeune femme secoua la tête, détendant progressivement ses traits tandis qu'elle étayait sa réponse affirmative.

« – Oui, oui, j'ai trouvé. Par contre, ça risque de pas être de la tarte. Je vous expliquerai pourquoi en route. »

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