Chapitre 33, partie 2
Depuis que Vocabulaire était devenu roi, les cellules de prisons avaient repris un peu de leur allant d'autrefois. Les barreaux exposant les détenus comme des morceaux de viande avaient été remplacés par des murs de pierre grisâtre, recouverts de ces mêmes affiches que Vald avait lu à Lina, quelques minutes plus tôt. Le plafond était désormais parés de luminaires et d'ampoules électriques, loin des torches vacillantes que Lina connaissait. Même l'odeur de sueur et d'excréments avait disparu, signe sans doute que des douches et autres toilettes paraient désormais chaque cellule. Mais le plus surprenant de tous ces changements était le silence. Finis les quolibets, les insultes, les cris de désespoir ou les marmonnements ! Lina pouvait tout juste entendre les roues de son fauteuil heurter la pierre du sol. Et le regard crispé de Baku confirmait ce qu'elle pensait : Ce silence n'était pas normal.
« – Elles sont toutes vides, souffla le soigneur au moment où ils passaient devant une porte particulièrement blindée. Celle-ci contenait visiblement un prisonnier d'importance, peut-être un Inquisiteur ou quelque chose du même genre. Mais je n'entends rien derrière. Pas même un bruit de respiration ou des mouches qui bourdonneraient sur un cadavre. Rien du tout. »
Lina se mordit violemment l'ongle du pouce. Elle ignorait ce qui avait permis cette massive vidange des cachots, mais ce n'était pas bon. Elle se souvenait y avoir elle-même apporté des prisonniers de guerre. Un cliché survivant, des créatures évadées de leur monde qui mettaient le souk dans Wattpadia, ce genre de choses. Autant de prisonniers que Vocabulaire n'avait aucune raison de libérer. Ou même qu'Optrik n'avait aucune raison de libérer.
Il n'y avait plus qu'une seule porte solidement gardée, et ce gardiennage n'était représenté que par une petite troupe qui somnolaient sur leurs lances. Seuls quelques bâillements trahissaient la présence d'une étincelle de vie en eux, et on ne pouvait pas dire qu'ils faisaient preuve d'un certain zèle... Baku, voyant ce spectacle pitoyable, soupira, coupant court aux marmonnements de Lina sur cette bande d'incapables.
« – Je les réveille ? »
Lina fut bien tentée de lui demander d'activer ses dons. Mais une meilleure idée se présenta à son esprit.
« – Nan, approche toi d'eux doucement, on va voir si ces imbéciles savent vraiment garder une porte. »
Un petit rire s'échappa d'entre les lèvres de Baku, et ce dernier se remit à pousser le fauteuil avec toute la discrétion dont il était capable. Mais avant d'avoir pu s'approcher à moins de cinq mètres des soldats, ces derniers bondirent dans tous les sens, comme réveillés en sursaut, et braquèrent de concert leurs lances sur le petit groupe.
Grommelant, Lina leva les mains en l'air, tandis que Baku laissait échapper un petit commentaire teinté d'amusement sur un « nexus défensif plutôt bien fichu ». Les gardes ne se détendirent pas pour autant. L'un d'eux vient même chatouiller les côtes de la générale avec son arme, qui émit un cri de colère.
« – On, on se calme ! C'est moi, la générale Blackheart. On vient voir un prisonnier. »
C'était comme si elle avait lancé un seau d'eau sur les cinq troufions. Ces derniers se figèrent net, avant de se mettre au garde à vous le plus droit possible, et l'un d'entre eux marmonna :
« – Mes excuses, générale, nous n'avions pas reconnu l'héroïne de Wattpadia dans ce fauteuil roulant. Vous venez voir lequel ? C'est qu'on a plus que dix ou douze prisonniers dans ces cachots, dont onze de récents et de politiques...
– Et comment cela se fait qu'on ait aussi peu de prisonniers ? »
Les gardes eurent tous, de concert, un reniflement méprisant.
« – Notre nouveau roi a décidé de.... Faire un geste, marmonna l'un d'entre eux, hallebarde toujours haute.
– Ç'aurait peut-être eu une signification si il n'avait pas ensuite commencé à remplir les cellules avec tous ceux qui s'opposaient à lui ! Dans celle-ci, il y a un des maréchaux de la Création, qui a eu le malheur de demander au prince d'attendre ses vingt ans pour s'introniser roi... J'dois dire que la Création a pas beaucoup apprécié, et depuis y'a une mini sécession. Sans vouloir vous forcer à prendre parti, générale... »
Lina souffla. Vocabulaire avait tout de l'adolescent capricieux qui voulait forcer ses sujets dans un rôle de pions. Elle avait une certaine compassion pour lui, dans un sens : Rien ne le préparait à devenir roi. Mais il enchaînait erreur sur erreur, au point de faire douter de la loyauté de même sa propre garnison. Ce qui, en temps de crise, allait jouer contre lui à n'en pas douter. Si la garde royale, la religion d'État, et le peuple se détachaient de Vocabulaire, le royaume allait se déchirer, et elle-même aurait été bien tentée de mener la rébellion, si elle n'avait pas craint un danger plus grand encore.
Baku interrompit ses réflexions en lui rappelant du même coup l'objectif de leur visite, à l'aide d'une simple phrase lancée au garde le plus proche.
« – J'aurais adoré débattre sur l'avenir qu'a le royaume avec Vocabulaire à sa tête, mais on a pas le temps. On vient voir l'ennemi public numéro un, j'ai nommé Kikoolol. »
Le garde concerné haussa les épaules, et les cinq autres s'écartèrent pour leur laisser le passage. L'un d'entre eux leur montra une direction avec un soupir.
« – Au fond des cachots. Vous la reconnaîtrez vite, c'est la seule dont le tissage défensif est visible à l'œil nu. Faites gaffe, par contre... Paraît que le pauvre diable a buté quatorze personnes avant qu'on arrive à tisser les sortilèges. »
Silencieuse, Lina hocha doucement la tête. Et le fauteuil se remit à rouler sur la pierre, bientôt de nouveau le seul bruit perceptible par Lina dans le couloir menant aux cachots.
Jean-Kévin avait donc tué quatorze personnes. Elle se demandait pourquoi. Pourtant, il avait eu l'air tellement docile lorsque Vocabulaire l'avait emmené, ce jour là. Et elle lui avait même sorti une excuse pour qu'il ait la possibilité de se rendre sans avoir à jouer son rôle. Un accord avec un ex-vilain contre un ennemi commun, ce n'était pourtant pas un prétexte si foireux. Alors pourquoi avoir prévu tant de mise en scène ? Qu'est-ce qui justifie qu'il tue ces pauvres diables? Qu'on l'entoure d'un maximum de sécurité ? Mais dans quel but ? Pour quelle apothéose finale avait il fait bouger ses pions sur l'échiquier ? Il allait mourir. Tout cela ne servirait à rien.
Le garde avait vu juste : La cellule du fond était entourée d'un énorme sortilège verdâtre qui crépitait d'énergie. Devant elle, deux gardes avec grade de capitaine, et un mage portant l'emblème d'une institution qu'elle n'arrivait pas à reconnaître, mais qui semblait très prestigieuse. Mais malgré la concentration de hauts placés et de pouvoir, la seule chose qui tordait le visage des trois postés était de la pure et authentique frayeur, comme Lina n'en voyait que chez les porcs conduits à l'abattoir ou les clichés qu'elle avait exterminés. Elle poussa un profond soupir.
« – Paré, Baku ? »
Ce dernier eut un petit sourire, avant de lever sa main droite, ou un anneau d'argent gravé de runes brillait sous la lumière des luminaires.
« – J'ai toujours la bague qu'il m'a donnée. Si elle m'a permis d'agir sur la Flamme, elle me permettra bien de faire dormir un mort. »
Lina haussa les épaules, puis prit une profonde inspiration et interpella les trois gardes.
« – Eh, vous là bas ! »
Ils sursautèrent tous, comme le groupe de cinq gardiens devant la cellule du maréchal. Mais cette fois, pas un ne pointa son arme vers Lina. Ils étaient tous trop occupés à guetter la cellule devant eux. Lina poussa un profond soupir, avant d'afficher un de ses sourires en coin qu'elle avait lorsqu'elle se préparait à lancer une pique. Baku, sachant ce qui allait arriver, se mit à pouffer.
« Vous avez l'air bien effrayés, dis donc. Qu'est-ce qu'il y a, vous avez vu un rat dans la cellule, c'est pour ça le nexus défensif ? »
La frayeur se mua en colère pour un court instant, et puis le mage s'approcha suspicieusement de Lina, son bâton levé dans sa direction.
« – Qu'est-ce que vous voulez ?
– Voir le gros rat abrité derrière ce tissage de ma foi très bonne qualité. On peut ? »
Les trois gardes échangèrent un rapide regard, avant que le mage ne grommelle et ne s'approche de Lina, lui lançant un rapide sortilège. Les deux voyageurs se retrouvèrent aussitôt entourés d'une lumière verte.
« – Voilà, vous pouvez passer à travers le nexus, grogna un des gardes en tendant une clé à Lina. Mais vous... Oh, et puis merde. Essayez de ne pas ressortir en petits morceaux.
– On est suicidaires, c'est ça ? Rit Lina. Pas encore, j'ai assez vu la Mort en face. Fais moi rentrer ce fauteuil, tu veux, Baku ? Merci. »
L'adolescent s'était exécuté, non sans s'autoriser un léger soupir lassé, laissant derrière le nexus les trois gardes poltrons. Il n'y avait plus devant eux que la porte de la cellule, dans laquelle Lina inséra la clé. Elle prit une profonde inspiration. Et la porte s'ouvrit.
Il était bien là. Recouvert de chaînes, assis en tailleur, les yeux fermés. Ses vêtements étaient ceux qu'il portait le jour de l'éviction d'Optrik, couverts de sang récent ou moins récent. Des odeurs d'hémoglobine séchée et de pierre marquée de sorts régnaient dans l'air, mais aucune de ces marques d'inconfort n'affectait l'expression paisible sur son visage mat, ni l'apparence détendue de la posture de méditation qu'il affectait. Il semblait déjà plongé dans la mort. Et son absence de souffle pouvait aisément prétendre à l'illusion. Pourtant, il était bien là. Vivant, même pour quelques heures. Et ce constat serra, bien malgré elle, le cœur de Lina.
Derrière elle, Baku eut un léger toussotement. Jean-Kévin ouvrit un œil paresseux, dévoilant un iris bleu glacé à moitié troublé, et un sourire se dessina sur son visage. Lina se sentit rougir, bien malgré elle. Il semblait si paisible, à quelques heures de son envoi dans l'Autre Lieu... Pourtant, elle trouva la force, au fond d'elle-même, de dessiner sur son propre visage le même sourire, et d'annoncer d'une voix étonnamment douce :
« – Surprise... »
Le sourire de Jean-Kévin s'élargit.
« – Eh bien. Si je m'attendais à ce que vous veniez me voir.
– Disons qu'il y a des choses que je ne pouvais pas oublier. Si on profitait de tes dernières heures pour discuter calmement en adultes responsables, et pas en ennemis mortels ?
– Sans aucun problème. »
Il fit un geste de la main, aussi large que lui permettait ses chaînes, et une fine couche orangée recouvrit les murs, la porte et même le sol. Un léger bourdonnement dont Lina n'avait même pas conscience s'arrêta aussitôt, et Baku poussa un soupir de soulagement.
« – Voilà qui est mieux. Je déteste les mouchards magiques, ça me vrille les oreilles à un point....
– En plus de rapporter toutes nos actions à Vocabulaire, ajouta Lina. Ce dont je n'ai pas vraiment envie à en juger par ce que j'ai entendu pendant ce dernier mois. »
Jean-Kévin poussa un profond soupir, et se cala plus confortablement dans ses chaînes.
« – Vocabulaire, oui... Je ne sais pas ce qu'il espère, en vérité. Plus personne ne le considère comme le roi, et si il continue il va perdre ses derniers soutiens. À l'aube de pareils troubles...
– Tu dis ça, pourtant tu es recouvert de chaînes et je suis persuadé qu'ils ne t'ouvrent pas la porte pour te nourrir, ces poltrons, souffla Baku. Tu ne peux pas y faire grand-chose non plus. »
Un petit sourire indéchiffrable se dessina sur la figure de Jean-Kévin, et il hocha doucement la tête.
« – Très juste. Une chance que les morts n'aient pas besoin de manger. Mais à part ça... Avez vous d'autres nouvelles pour moi ? Survivre uniquement sur les commérages des gardes ne t'apporte pas grand-chose. »
Lina échangea un rapide regard avec Baku, et ce dernier commença à raconter tout ce qu'il avait raté durant le dernier mois où il était emprisonné.
L'armée clichée s'était délitée d'elle même. Quelques mages que Vocabulaire avait envoyé sur place n'y ont trouvé que des montagnes et des montagnes de cadavres qui semblaient tous transpercés ou déchiquetés, avec une forte dose de magie sur le corps. L'évident bourreau, lui, avait disparu. Apprenant ça, le roi avait annoncé la victoire sur les clichés, ce qui avait un peu redoré la confiance du peuple à son égard. Seulement, Vocabulaire avait pu pouvoir profiter de cette annonce pour pardonner à la Flamme ses agissements en public. Et ça, personne n'avait apprécié. Moi la première, se dit Lina en écoutant parler son ami. Elle se souvenait avoir été consumée par l'envie de se rendre aussitôt au palais pour enfoncer de force un peu de bon sens dans la tête de l'adolescent. Mais elle arrivait à peine à marcher, à ce moment là. Et Wattpadia s'était, petit à petit, transformée en théocratie d'où le Créateur était exclu. Un nouveau conseil s'était créé, l'Assemblée du Clergé. Constitué des clergés de la Flamme, de la Mort, de la Vie, de la Lumière, des Ténèbres, de l'Amour, de la Haine, de l'Espace, du Temps, de la Guerre, de la Paix, et de la Nature. Et Vocabulaire leur demandait exclusivement conseil pour régner sur Wattpadia.
Lina plissa les yeux. Elle n'avait, selon ces nouvelles, échappé à la destitution uniquement parce qu'elle était convalescente. Mais aujourd'hui, elle était présente dans le palais. Et il était fort probable que Vocabulaire en profite pour décider de son sort, à un endroit d'où elle ne pourrait lutter.
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