Chapitre 3, partie 1
L'atmosphère se détendit lorsque Style releva son épée sous le regard doux de sa femme. Lina se releva avec douceur, les dents encore serrées et le regard dur, une soudaine ancienne cicatrice commençant à la tirailler. À côté d'elle, ses deux compagnons et nouveaux collègues généraux firent de même, et ils se regardèrent avec détermination et circonspection. Et maintenant ? C'était désormais à eux de prendre en main cette histoire, et même de diriger l'armée. Et même si les deux voyageurs avaient déjà commandé de grands groupes, le premier étant chef de confrérie et la seconde cardinale, aucun n'était préparé à tenir entre leurs mains le destin de tout un peuple.
La reine leur sourit avec une certaine affection, et ouvrit les bras d'un air maternel.
« C'est assez peu habituel d'adouber trois personnes qui n'ont rien à voir avec l'armée mais nous connaissons votre valeur, Lina, Chevalier Corbeau. Oui, même la vôtre, Erin, inutile de prendre cet air surpris. J'ai œil sur tout le multivers. Je vous fais confiance. Rapportez-nous des belles victoires, d'accord ? »
En cet instant, la reine ressemblait à une mère fière de l'évolution de ses enfants adorés. Ce qui fit sourire la métamorphe, qui inclina la tête.
« – Nous autorisez-vous à ouvrir des portails directement dans votre salle du trône lorsque nous devront vous faire des rapports ? Ce sera plus pratique que de traverser vos pièges... »
Style hocha la tête à la question de Lina, avant de faire un geste ample de la main, les traits l'air un peu plus détendus que lors de leur entrée dans la salle. Ce qui fit comprendre aux trois compères qu'ils étaient congédiés. Erin s'inclina, Lina adressa aux monarques un signe de tête respectueux et Corbeau fit une révérence sèche avant que tous trois ne se retournent et ne se dirigent vers la porte d'un pas précipité.
Il ne fallut pas longtemps avant qu'un portail ouvert par Lina ne les ramène dehors, sur la place où ils s'étaient croisés pour la première fois. Erin, visiblement peu habituée aux portails, fixa d'un air émerveillé le bijou au poignet de Lina, la montre spatio-temporelle réservée à son espèce, avant de le pointer d'un doigt hésitant.
« – C'est quoi cette montre en fait? »
Encore des explications, souffla intérieurement Lina, une lueur agacée dans les yeux. On avait plus vraiment le temps. Mais bon, pas trop le choix. Il vaut mieux mettre au point les choses avec les néophytes.
« – Je suis une voyageuse. Il s'agit d'une race spéciale capable de voyager dans le temps et l'espace, capacité qui nous est donnée par cette montre. Elles sont forgées dans un métal spécial qui nous permet de nous lier à elles et de canaliser notre magie, de sorte qu'elles deviennent une part de nous. »
L'elfe écarquilla un peu les yeux.
« – Wouah... Nettement plus pratique que les portails officiels de la ville! »
La métamorphe pouffa en signe d'acquiescement. Elle était bien d'accord.
Mais en attendant, ils avaient une mission à remplir désormais. Une mission capitale.
« – On commence par quels univers? »
L'air d'avoir déjà réfléchi à la question, Corbeau les lista sans un battement de cils, comptant sur ses doigts ses propres possibilités avec un sérieux marqué. Wattpadia, relié à d'innombrables mondes, pouvait s'enrichir d'un bestiaire chargé, de mages puissants, d'autres voyageurs. De dieux d'autres panthéons, peut-être. Tout était possible dans le monde de la littérature, tel était le premier principe de l'univers.
Distraite par l'agitation toute particulière qui régnait sur la place, Lina n'entendit pas les dernières paroles de son compagnon, avant qu'une main ne s'agite fermement dans son champ de vision brouillé, lui provoquant un léger soubresaut de surprise, et que la voix sèche du chevalier ne la détourne de la vision des passants paniqués.
« – Oh? Lina? Tu m'écoutes, oui ou non? »
Cette dernière sursauta, arrachée à sa contemplation distraite du monde autour d'elle, et planta son regard vairon dans les yeux bleu glacé du chevalier. Le visage inexpressif de ce dernier, qui avait croisé les bras sur sa poitrine, était quelque peu tendu par un indéniable agacement, ce qui fit soupirer sa cadette.
« – S'cuse moi, j'étais occupée. Les passants on l'air plutôt énervés.
– C'est justement pour ça qu'il faut qu'on se grouille, Lina, lança Erin d'une voix forte. Plus vite on aura cette fameuse armée, plus vite on pourra calmer le peuple. Je répète donc la question du chevalier Corbeau, puisque visiblement c'est rentré dans une oreille et sorti par l'autre. Par quoi tu commences? »
Devant le ton trop professoral de son interlocutrice et nouvelle camarade, la métamorphe grinça des dents et leva les yeux au ciel. Elle n'avait pas tellement l'habitude de se laisser donner des ordres, même lorsqu'elle était, comme maintenant, en faute. Mais, s'empêchant de lâcher une des répliques acerbes dont elle avait le secret, elle s'étira, remit en place une de ses longues mèches de cheveux derrière son oreille en prenant bien son temps pour peser ses mots, et décréta d'un ton d'une certaine neutralité, le visage tendu par à la fois l'agacement et l'excitation :
« – Je connais plusieurs ersatz de mondes qui n'ont jamais été terminés, malgré leur potentiel. Je pourrais y aller et réquisitionner certains de leurs personnages pour grossir nos rangs. Et vous?
– Je comptais faire pareil, » fit Corbeau, hochant la tête.
Erin, à son tour, annonça qu'elle comptait rentrer dans sa ligne temporelle natale pour y récupérer alliés et objets de soin. Les deux autres exprimèrent leur approbation en inclinant la tête avec douceur avant que Lina ne tende une carte, abîmée d'une façon qui prouvait qu'elle servait beaucoup, devant elle, et ne la déploie d'un geste brusque.
« – On ne pourra pas se retrouver dans la ville. Surtout si on ramène des soldats. Donc je vous propose un truc. Vous voyez la plaine à l'est de la cité, qui sépare le temple du Créateur de la capitale? »
Les deux autres se penchèrent sur la carte pour observer l'immense zone que montrait Lina du bout du doigt, vert pâle sur le papier. À sa gauche, la capitale, aimablement baptisée Wake'li par les cartographes, dont les faubourgs semblaient ouverts sur l'immense étendue en question. À droite, la marque d'un immense édifice désigné par une écriture élégante comme le Grand Temple du Créateur, qui bordait la mer marquant une des frontières du royaume, la mer Dom Orientem, territoire neutre. La zone en question paraissait suffisamment grande pour accueillir une armée entière, ce que fit remarquer le chevalier Corbeau d'un ton approbateur avant que sa nouvelle collègue ne reprenne la parole.
« On va y monter le camp. Essayez de revenir avec du matériel, il va falloir qu'on organise tout ça. Et par hasard Corbeau, tu peux pas demander à ta confrérie? »
Surpris, l'interlocuteur hocha la tête avec un sourire assez fin.
« – C'est possible oui. Je sais que certaines personnes adoreraient se battre à nos côtés. Tu n'as pas de collègues, toi, par hasard?
– Perdu contact. Je verrai en cas d'extrême nécessité. »
Son air fermé en disait plus long que ses paroles et il était facile de deviner, même pour les deux acolytes qui venaient de la rencontrer, qu'il y avait anguille sous roche, mais aucun ne dit rien. Sans aucun doute, c'était quelque chose dont elle n'appréciait pas trop parler. Surtout quand on savait, comme le Chevalier, qu'il était extrêmement difficile de perdre contact avec une organisation sédentaire et connue de par tout le royaume, surtout lorsqu'on était une cardinale d'une église tout autant connue.
La jeune femme finit par changer de sujet, assez abruptement, certes, mais un sujet qu'il fallait mettre sur le tapis, quoi qu'il arrive. L'organisation était mère de sûreté dans une guerre, et le moindre couac dans la matrice pouvait mener à de très importantes conséquences négatives.
« On va se retrouver ici, fit-elle en montrant un point de la carte représentant un arbre, dans vingt-quatre heures. Avec les portails, ça devrait être bien suffisant pour recruter un maximum de personnes. Et puis on s'arrangera, tous les trois, pour monter une armée digne de ce nom. »
Corbeau hocha la tête, Erin sourit, et les deux tournèrent les talons. L'elfe disparut au coin d'un tournant et le cryomancien dans un portail, immense vortex d'un immaculé éblouissant, ne laissant sur la place qu'une Lina l'air assez énervée, prête à donner libre cours à l'agacement qu'avaient stimulé en elle ses deux collègues et la mention de ceux qui étaient autrefois les siens.
La jeune femme souffla avec rudesse, chassant les souvenirs doux-amers et les vagues réminiscences de visages heureux et de rires qui semblaient s'être emparés d'elle, avant de régler sa montre pour ouvrir son propre portail. Et d'être interrompue au moment où elle allait déclencher le mécanisme par une voix forte et enjouée provenant de derrière elle, appelant son nom avec entrain. Grognant contre ce contretemps, la métamorphe se retourna d'un geste abrupt vers ce qui semblait, selon le ton de la voix, être une intruse, pour voir se dresser devant elle une jeune femme en armure de cuir et d'argent parfaitement astiquée, un sourire ravi sur son visage rond.
Le grognement furieux qu'allait lâcher la cardinale du Créateur se bloqua dans sa gorge lorsqu'elle reconnut l'écusson et les trois étoiles sur son plastron. Cette femme, semblant âgée de vingt-cinq-ans au maximum, était la générale officielle de l'armée de Wattpadia. Autrement dit l'une des femmes les plus puissantes et redoutées du royaume, l'icône intouchable des soldats et l'héroïne de trop nombreuses batailles pour être comptées, surtout depuis le début de la guerre des clichés. Et l'idole du royaume entier se tenait devant elle, faisant fi des cris admiratifs des passants, la fixant avec des yeux bruns emprunts de douceur et d'amusement.
Lina savait qu'elle la croiserait un jour, avec sa nouvelle charge et la guerre incessante. Mais savoir n'est pas la même chose que vivre et le profond respect qu'elle ressentait pour la meilleure combattante du continent fit mourir sur ses lèvres son habituel sarcasme, troqué pour une expression de surprise béate.
Sa supérieure s'inclina devant elle, ses mèches noires indisciplinées suivant le mouvement de sa tête dans une étrange harmonie, avant de se relever sans plus de cérémonie pour fixer une Lina tout simplement stupéfaite, qui empêchait tant bien que mal son visage de se tordre en une expression digne des plus beaux merlans frits de Wattpadia.
« – Salut ! Tu es Lina Blackheart, c'est bien ça ?
– En personne », soupira l'intéressée, tentant à grand-peine d'adopter un ton formel et non celui d'une jeune adulte devant celle qu'elle admirait. « Qu'est-ce que je peux faire pour vous, ma générale ? »
Cette dernière sourit.
« – Pas de familiarités avec moi, s'il vous plaît, j'ai horreur de ça, surtout provenant de mes associés. Mon nom est Sky Senerum. Le roi m'envoie me présenter maintenant. »
Sur ces mots, elle tendit la main dans un cliquettement de métal vers Lina, paume ouverte, son sourire content toujours sur son visage. La métamorphe la lui serra, rapidement, tentant de restreindre l'involontaire torsion dégoûtée de ses traits fins avec une certaine honte devant ses réactions, avant de darder sur elle un regard qui se voulait inquisiteur, désireuse d'éclaircir quelques points.
« – Je vous croyais débordée ?
– Je le suis, c'est exact. Je ne peux pas lever une armée à moi toute seule. Mais vous aider à la gérer, c'est tout à fait dans mes cordes. Et vous aurez besoin de mon expérience dans le militaire pour organiser tout ça avant que je ne prenne les commandes pour de bon. »
C''était effectivement une épine ôtée du pied de Lina et a fortiori de ses deux compagnons. Il était évident pour elle qu'aucun des trois ne savait vraiment gérer une armée, surtout une armée de la taille nécessitée pour surpasser en nombre les clichés. Et la présence d'une personne expérimentée, surtout une personne digne d'admiration et de confiance comme la soldate aguerrie qui se tenait devant elle, ne pouvait que lui faire soupirer de soulagement dans son for intérieur, ravie du sentiment rassuré qui s'emparait d'elle. La détente par réflexe de son corps n'échappa pas à la jeune femme qui rit, un petit rire grave, ses yeux noirs pétillant d'amusement.
« Sa Majesté m'envoie également vous dire qu'il met à votre disposition sa propre armée. Ça comprend l'armée grammaticale et les quelques troupes constituées sur le vif, à nous d'y faire le tri m'a t'il dit. Et Sa Grâce Intrigue vous signale que certaines... Disparitions de voyageurs pourraient être corrélées à la prise de puissance de l'armée ennemie... »
Lina balaya sa dernière remarque d'un geste de la main, sachant déjà ce qu'il en était. Des disparitions, elles en avait vu un certain nombre, à n'en pas douter. Certaines même dont elle connaissait le mobile. Pouvait-on vraiment considérer cela comme des disparitions alors que quelques-unes des personnes qu'on avait vu s'évanouir dans la nature lui avaient livré leur but, et leur localisation?
« – Je suis au courant, j'ai vu des cas. Plusieurs de mes amis les plus proches s'y sont perdus.
– Il y a autre chose, mademoiselle Blackheart... Je peux vous appeler Lina ? Ce sera plus simple. »
La jeune femme hocha la tête, et son interlocutrice montra du doigt un banc de la place avant de s'y diriger, une expression assez inquiète sur le visage. Lina l'y suivit, l'air interrogative. Qu'est ce que Sky avait à lui annoncer qu'elle ne savait pas déjà ?
Une fois calée sur les planches dures du banc, la générale officielle soupira tristement, son sourire désormais teinté de compassion.
« – Sa Grâce Intrigue m'a raconté que vous avez eu maille à partir avec Kikoolol ? »
Comment pouvait-elle savoir ça? Ce n'était pas comme si elle avait soigneusement caché son passé, même à la reine, auprès de laquelle sa profonde amitié et son respect ne l'avait pas empêchée d'en dire le strict minimum. Juste de quoi faire le point sur son parcours pour le moins atypique chez une cardinale. Lina se prit le menton entre les mains, les yeux plissés et les dents serrées en guise de réflexion. Oui, elle avait eu maille à partir avec Kikoolol. Si le terme était correct toutefois. Elle n'aimait pas trop en parler, mais Sky semblait attendre une explication concrète, alors elle prit la décision de s'expliquer. Après tout fuir un souvenir ne l'empêchera pas de revenir vous frapper en plein visage, avec la sensation insupportable d'être la seule à porter ce poids.
« – Pas qu'un peu. C'était la personne qui se rapprochait le plus d'un ami à une époque. Même si je ne compte pas m'étendre sur ce qu'il a fait pour moi avant de se barrer cet enculé. Pourquoi ? »
Son interlocutrice soupira, sans relever l'obscénité, preuve évidente qu'elle était habituée. Un soupir lassé, accompagné d'une expression dégoulinant d'une compassion insupportable. Lina grinça des dents. Elle ne supportait pas ces regards.
« – Mes rapports indiquent très clairement qu'il a pris la tête de la rébellion clichée et est plus que probablement celui qui a ordonné l'assassinat de notre regretté prince Orthographe. »
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