Combien de fois Lina avait elle espéré que ses pressentiments se révèlent être faux ? Entre l'attaque de Mairù et les diverses interventions de Kikoolol, elle avait souvent eu des intuitions beaucoup trop justes pour être le simple fruit du hasard. Beaucoup trop à son goût, elle trouvait. Une influence clichée, peut-être ? Elle ne savait pas. Mais une chose était sûre pour elle, le pressentiment qu'elle avait cette fois était le plus funeste de tous.

Et maintenant, alors que le portail la vomissait dans la salle du trône, elle et ses trois compagnons, alors qu'elle était marquée du sceau de la Mort, qu'il restait toujours un Gran Ortografeur dans la nature et que Kikoolol avait enfin exprimé ses buts réels, elle fixait la scène devant elle avec des yeux ronds. Maudissant ses pressentiments. Maudissant sa clémence. Maudissant la confiance qu'elle avait encore une fois trop accordé. Maudissant la salle du trône assombrie par l'action de la magie répugnante du Gran Ortografeur, des Grans Ortografeurs, maudissant Kikoolol qui l'avait distraite de sa mission première, la protection du roi.

Elle était encore une fois arrivée trop tard. Et cette fois, ce n'était pas le cadavre de Sky, baignant dans le sang de ses soldats, qui se tenait à ses pieds, blême et raide, mais, aux pieds de celui qui fut autrefois le Prince Orthographe, le corps du souverain de la contrée, Style de Wattpadia, celui qu'elle avait juré de servir et de protéger. Son roi. Étendu au sol comme une poupée de chiffon au pied du prince traître, une dague à la main et semblant de plus en plus solide.

Orthographe laissa échapper un sanglot mêlé de rires qui n'étaient pas les siens, le visage dissimulé sous une cape blanche, avant de relever ses yeux bleu roi vers les généraux figés et Phila qui retenait une exclamation. Lina le fixa dans les yeux, se rappelant tous les évènements qui avaient mené à ça. L'attaque de Kikoolol, la vision du Patriarche, son horrible signification. Elle se souvient des horribles paroles de Kikoolol concernant le dernier Gran Ortografeur. Mais jamais elle n'aurait cru voir dans la salle du trône un Orthographe ressuscité, fusionné avec ses autres portions d'âmes, avec sur les mains le sang de son propre père.

Un cri de colère lui parvint comme dans un rêve, et il ne fallait pas être devin pour savoir qu'il venait d'une Erin ulcérée par la scène qui se tenait devant ses yeux. Corbeau lui, s'avança, l'air dur, et fit apparaître une rapière de glace qu'il pointa sur le prince parricide.

« – Je savais qu'on aurait pas dû te faire confiance. »

Orthographe se tourna vers eux, son visage figé dans une expression triomphante. Seul, son œil droit dégoulinait de larmes, rougi par une tristesse que Lina aurait bien aimé attribuer au vrai Orthographe. Mais il se contenta de rire, alors que les voix combinées des trois Grans Ortografeurs s'échappaient de sa bouche, emplissant l'air de leurs horribles ricanements.

« – Anfain ! Ille aist maur ! »

La nausée se mêla à l'horreur que ressentait Lina, et elle ne put ne serait-ce qu'ouvrir la bouche pour jeter à Orthographe une de ses insultes dont elle avait le secret. Les larmes se bousculaient dans ses yeux, prêtes à sortir. Tout ça pour rien. La mort de Sky, la bataille contre Sretaz, le sacrifice du Rat, tout ça pour en arriver à la mort de Style, étendu aux pieds de son fils en signe de défaite totale. Kikoolol avait bel et bien gagné. Style mort, les clichés auraient tout le loisir d'agir comme ils l'entendaient. Et pire encore, si Intrigue était morte... Elle n'osait imaginer l'ampleur de son échec.

Orthographe, enfin, les Grans Ortografeurs, continuaient de rire aux larmes, une expression crispée sur le visage du prince qu'ils possédaient. Un rire qui pétrifiait les quatre témoins impuissants, déjà conscients qu'ils ne pourraient rien faire d'autre que de tuer Orthographe. La colère finit par prendre le dessus sur l'horreur de Lina, et elle se mit à hurler, de toute la puissance de sa voix, laissant exprimer toute sa rage, toute sa haine, sur le corps du jeune prince. Elle ne pensait plus qu'à tuer les Grans Ortografeurs. Phila, à côté d'elle, sourit, et leva son épée.

« – Laisse m'en un peu, on va les tirer de là avant de les achever. »

Erin et Corbeau approuvèrent, et les quatre combattants se rapprochèrent d'Orthographe, lame à la main, prêts à en finir. Mais ce dernier se remit à ricaner, avant de secouer la tête.

« – Voo voulai vrémant tuair Orthographe avaik nou ?

– Peu importe, siffla Lina. Il allait retourner dans l'Autre Lieu de toute façon. »

Un rire s'échappa de la bouche d'Orthographe avant de se muer en sanglot. Puis, de nouveau en rire. Avant que finalement, la voix d'Orthographe ne sorte de la bouche du corps, entrecoupée de sanglots et de reniflements.

« – Ils... Ils ont lancé un sort qui a brisé le cycle des réincarnations, et ils m'ont forcé à tuer Papa ! Il... Il est mort... et il n'y aura plus de Style après lui... »

Les trois généraux se figèrent net. Phila les fixa d'un air interrogateur, mais il étaient bien trop occupés à assimiler l'information pour se soucier d'elle.

Briser le cycle littéraire des réincarnations n'était pas à la portée de tous. Un rituel caché dans l'église créationniste le permettait dans le cas où la famille royale devenait trop corrompue, mais Lina ne connaissait pas d'autre moyen, mis à part une intervention divine de Vie, de Mort, ou d'un dieu primordial quelconque. Et de ce que Lina avait vu, la Mort n'avait rien de belliqueux au point de vouloir ainsi briser l'espoir d'un royaume entier. Et, alors que les mains d'Orthographe se remplissaient d'éclairs noirs et que les trois autres levaient leurs armes, Lina restait figée dans ses pensées, l'air incapable de réaliser. Style mort, pour toujours. Orthographe condamné. Le cycle littéraire brisé. Il ne manquait plus qu'elle se fasse limoger de son poste et la journée serait réellement un échec complet.

Corbeau lui fila une énorme claque, la réveillant avec le maximum de brusquerie possible, un air exaspéré sur le visage.

« – Lina, bouge toi, nom de Glace ! Tu n'as pas échappé à la Mort dans le temple pour te faire tuer par des clichés ultimes ! »

Cette dernière secoua la tête, et bondit sur Orthographe, faisant de son mieux pour esquiver les éclairs. De leur côté, Erin et Phila fonçaient sur le prince par les côtés, épée levée. Il fallait absolument éliminer ces choses avant qu'elle ne fassent plus de mal, se dit Lina, roulant sur le côté pour esquiver une déferlante d'énergie noire.Sauf que, le cycle brisé, la vie d'Orthographe était désormais primordiale pour le royaume. Quel casse-tête...

Derrière elle, Corbeau hurla, et un pentacle bleu se télescopa à celui que préparait Orthographe, créant une explosion magique qui projeta tout le monde aux alentours. Lina jura en entendant des cris de soldats à l'extérieur. Ils risquaient de finir en victimes collatérales, pire, de tuer Orthographe par erreur en laissant échapper les Grans Ortografeurs. Elle ne savait pas ce qu'il se passait, mais le prince semblait ressuscité, et les Grans Ortografeurs étaient peut-être capables de se détacher de lui ou d'être anéantis par sanctification... Elle se raccrochait au moindre espoir. C'était tout ce qu'il lui restait maintenant que son roi avait rejoint l'Autre Lieu.

Les Grans Ortografeurs se mirent à rire.

« – Sin avvé rèzon deu nou praiveunire.... »

Le nom éveilla un vague écho chez Lina qui se stoppa avant de secouer la tête. Où avait-elle entendu ce nom ? Elle ne se souvenait plus.

« – Sin ? Grommele Corbeau ? Qui est ce Sin ? »

Nouveau sanglot. Nouvelle secousse de la tête d'Orthographe, qui interrompit le sort qu'il préparait avant de haleter, l'air épuisé :

« – Le Grand Inquisiteur Sin, il... Il a placé des bombes sur trois des places du palais ! Les trois déviantes ! Je vous en prie ! Tuez moi et allez-y, vite ! »

Erin retint une exclamation, alors que les yeux de Lina se plissèrent. Il ne manquait plus que ça. Les trois places déviantes. La place Fanfiction. La place Roman pour Adolescents. La place Romance. Trois places parmi les plus génératrices de clichés, surnommées « les trois déviantes » par les combattants. Mais aussi trois places regorgeant de perles, qui risquaient la destruction si leur essence se faisait altérer trop profondément. Ce qui était, assurément, le but de ces bombes. Elle grogna, et profita d'un moment d'inattention d'Orthographe pour tenter d'exaucer sa requête, mais un bras retint son katana alors qu'elle allait asséner le coup fatal. Elle se tourna pour voir Erin, qui l'avait bloquée, un air réprobateur dans ses yeux verts.

« – Lina, on peut pas tuer le Prince comme ça ! Imagine si on se rate et que les Grans Ortografeurs ressortent ?

– En plus, marmonna Corbeau, si il dit vrai, son concept est devenu essentiel au cycle littéraire le temps qu'on trouve un moyen de le rétablir. On ne peut pas faire ça. »

Lina grogna. Bien sûr, ils avaient raison. Mais le temps pressait. Il y avait des bombes à parer, nom du Créateur ! Et elle voulait vérifier qu'Intrigue allait bien ! Elle secoua la tête, perdue. Elle ne savait plus quoi faire.

Les Grans Ortografeurs se mirent à ricaner, reprenant le dessus sur le prince.

« – Qu'iainpaurt... Vou aites trau fèibl. Vou neu pouraiz pa nou tuuet. »

Les pleurs et les supplications d'Orthographe envahirent de nouveau l'air, mais Lina ne pouvait plus s'y résoudre. Le moment d'aveuglement qui avait précédé sa dernière attaque s'était évaporé, et elle se rendait maintenant compte de toutes les conséquences que cela pourrait entraîner. Elle ne pouvait pas. Elle n'arriverait pas à le tuer.

Une horde de gardes en uniforme que Lina ne reconnaissait pas déferlèrent de la porte ouverte alors qu'Orthographe préparait un nouveau sort. Elle eut juste le temps d'entrevoir une flamme sur leur écusson avant qu'ils n'entourent Orthographe et le forcent à relâcher la pression magique. Soulagée, Lina baissa son katana. Les gardes allaient sûrement immobiliser le prince, et l'emprisonner, le temps de trouver une solution...

Mais les gardes ne l'entendaient pas de cette oreille. l'un d'eux leva son arme, un flambeau taillé en pointe, avant de scander :

« – A mort le prince félon, par ordre du Grand Inquisiteur Optrik ! »