Chapitre 2 : Affichage en perspective*

« ... Et nous pouvons confirmer, Votre Majesté, que tout s'est déroulé selon vos souhaits. Les pièges et les armes sont en place et nous avons fait le tour de Wake'li pour dénicher des créatures qui souhaiteraient aider à la défense. Rassurez-vous : Elles sont toutes zélées et aucune ne porte la moindre trace du virus cliché. Nous n'attendons plus que la touche finale de Sa Majesté pour officialiser l'installation des défenses du palais royal avec la vitesse et l'efficacité qui vous incombent. »

Extrait du rapport du 13 Octobre 3654 de Jarslow Redsen, mage de la Cour.

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Un éclair bleu vif irradiant de magie leur fonça dessus à peine eurent-ils posé un pied dans le corridor. Le mouvement leur projeta les cheveux en arrière, mais aucun autre effet visible : Corbeau et Erin se tenaient debout, surpris, Lame et Sardol derrière restaient impassibles et Lina avait laissé un sourire se dessiner sur son visage, envahie par une soudaine sensation d'euphorie. Et la porte se referma sur un soupir de soulagement de Thorn, alors que le noir envahissait le corridor. Noir vite dissipé par la flammèche que venait de faire surgir l'un des gardes, Sardol si Lina se souvenait bien, de sa paume.

« — Très bien, fit l'autre, Lame, en voyant que les trois visiteurs étaient indemnes. Nous savons que vous n'avez pas menti. Alors maintenant, on va juste vous passer devant pour désactiver les pièges. Si c'est vraiment si important, on va pas risquer de vous voir clamser.

— Les pièges ?

— Oui mam'zelle Erin, les pièges. Intrigue n'allait pas laisser son palais sans défense après l'assassinat du prince, tout de même. »

Elle hocha la tête, l'air d'avoir compris, et Lame s'avança vers un levier non loin, éclairé par la lueur vacillante des flammes de Sardol, avant de le tirer vers le bas. Un grincement retentit, puis, plus rien.

Lina eut un rapide regard autour d'elle, agacée de ne pas voir d'autres sources de lumière à proximité. Habituellement, la capitale maîtrisait plutôt bien l'éclairage magique, et là, il n'y avait que la lueur d'une flammèche pour les aider à se repérer, et c'était plutôt agaçant. Lame, remarquant son regard, haussa les épaules.

« Orthographe a été tué hier, mamzelle Cardinale. Intrigue a déjà réussi l'exploit de monter quinze couloirs piégés dans la muraille, on va pas trop lui en demander. Et puis vous avez Sardol pour l'éclairage. C'est un de nos meilleurs mages de feu.

— S'il est si bon que ça, pourquoi n'est-il pas dans une confrérie où à un bon poste dans l'armée au lieu de servir de garde-porte ? » Demanda Corbeau, dubitatif.

Sardol se renfrogna, et la flamme dans sa main perdit un peu de sa vigueur.

« — Vous les voyageurs, vous êtes du genre élitiste. Je suis un humain, je descends juste d'une demi-élémentaire de feu. Il m'a fallu des années pour arriver à un niveau que vous autres êtes censés avoir à la naissance. »

Lina échangea un rapide regard avec Corbeau. Sardol, bien que de toute évidence amer, n'avait pas tout à fait tort : les confréries étaient réservées à des voyageurs yürhamah. Un humain, si doué soit-il, n'y avait pas accès, et on leur donnait rarement de bons postes dans l'armée, étant donné que la plupart des hauts gradés étaient également... Des voyageurs. Erin, derrière eux, émit un léger grognement, avant de se mettre à la hauteur du garde et de lui taper sur l'épaule.

« — Autant t'as le droit de te plaindre, autant là, j'aimerais bien avancer, okay ? Quel était le piège qu'on vient d'éviter ? »

Le visage témoignant de sa joie envers le changement de sujet, le garde fit quelques pas avant de lever sa flamme vers le haut du plafond. Et Lina grinça des dents à la vue de l'énorme lame parfaitement aiguisée pendue juste au-dessus de sa tête. Erin émit un petit gémissement surpris, et Corbeau poussa un profond soupir.

« — Sa Majesté Intrigue a remarquablement bien fait son travail.

— Heureusement qu'on est là, hein ? Rit Lame. On a du complexe un peu plus loin, mais souvent une bonne chute de hache géante suffit à calmer la plupart des intrus. »

Ils reprirent leur chemin sur ces mots, laissant Lina réfléchir. Elle n'avait pas envie d'imaginer quels pièges pouvaient sortir de l'imagination de sa reine dans pareilles circonstances. Intrigue de Wattpadia était réputée pour ne reculer devant rien, pas même les plans les plus tordus. A ses côtés, Erin se rapprocha un peu, avant de marmonner :

« — On dirait des donjons. J'en ai déjà traversé plusieurs dans le cadre de mon métier... Les pièges sont de plus complexes au fur et à mesure qu'on se rapproche du maître des lieux.

— Ton métier ?

— Je suis une mercenaire, sourit Erin. Pas une qu'on engage pour tuer, mais une spécialisée dans la récupération d'objets et de trésors, ou alors de chasse aux gobelins trop aventureux. Ce n'est pas rare que j'aille dans un donjon pour y récupérer quelque chose. Je suis habituée. »

Lina haussa les épaules. Même s'ils étaient accompagnés de Lame et de Sardol, qui désactivaient pièges après pièges sur leur avancée, c'était toujours bon à savoir. Leur troupe était donc constituée d'une cardinale, d'un archimage et d'une mercenaire. Plutôt classique quand on regardait la composition des troupes d'aventuriers habituelles. Encore quelque chose dont elle devrait se méfier. Créer un équilibre des forces sans tomber dans le cliché allait se montrer difficile, néanmoins.

Corbeau, à ses côtés, remit une de ses mèches rebelles en place avant de fixer les deux gardes qui cheminaient devant eux. Il avait toujours un air neutre étonnant, et s'emmurait dans un certain silence. Sardol semblait avoir pris à cœur sa remarque, et Lame ne disait plus rien, trop occupé à sa tâche de désamorçage. Il ne restait donc plus que Lina et Erin pour entretenir la conversation. Lina souffla. Elle n'était vraiment pas douée pour ça, et Erin ne semblait pas plus motivée à poser des questions que ça.

Elle avait presque pris la résolution d'interroger l'elfe sur en quoi consistait exactement son métier de mercenaire lorsqu'un changement d'atmosphère l'immobilisa sur place, attirant l'attention des autres. L'air s'était réchauffé. Et chargé de poussière grise. Elle parvenait à peine à respirer, et une odeur de brûlé lui envahissait les narines. Corbeau, à ses côtés, se figea, avant de porter une main à son visage, les yeux plissés pas le dégoût. Et Lame plissa les yeux.

« — Sard', c'est toi qui as installé ça ?

— Non, répondit le concerné. Ce piège est bien trop complexe pour mes maigres talents. C'est forcément un coup des Inquisiteurs de la Flamme. Personne d'autre n'emploie ce genre de système. »

Ça, c'était une immense série de dalles colorées aléatoirement, dans toutes les nuances de rouge. Un immense cercle magique précédait le motif, peint de telle sorte sur le sol qu'il était impossible de ne pas mettre le pied dessus sans déclencher le sort. Et à en croire la tête de Sardol, le sort en question semblait redoutable.

« — Qu'est-ce que c'est ? » Demanda une Lina curieuse de savoir à quelle sauce elle allait être mangée. Sardol grogna, avant de répondre :

« — Si vous êtes déjà allés dans la crypte de la Flamme, vous avez sûrement dû voir ce type de protection. C'est une sorte de casse-tête. Lorsqu'on pose un pied dans le cercle magique, une des couleurs de dalle se charge de feu sacré de la Flamme, celui qui rugit tellement fort que même les cailloux finissent en cendres. Et évidemment, c'est totalement au hasard, et seuls les Inquisiteurs peuvent passer, vu qu'ils sont les seuls à pouvoir sentir ce feu. Je ne pensais pas qu'Intrigue ferait appel à leur Grand Inquisiteur...

— Il a sûrement voulu se faire bien voir, tu sais bien comment est ce gars, Sard', dit Lame d'un ton rassurant. Et Intrigue n'a sûrement pas pu refuser, vu qu'elle a dû penser que des manieurs de feu comme toi pourraient traverser ce piège.

— Je ne suis pas une saloperie de clérico, moi ! Oh, pardon cardinale... »

Réalisant sa faute, Sardol se mordit la lèvre, avant de s'emmurer dans son silence. Lina, de son côté, se contenta de lui jeter un regard noir. Le culte de la Flamme n'avait rien en commun avec la sainte religion du Créateur, elle ne devrait même pas se sentir touchée par la remarque du garde. Mais l'idée qu'il puisse traiter n'importe quel prêtre de la sorte, même les fidèles de la Sainte Création qui veillaient pourtant sur eux dans tous les aspects de leur vie, lui était inconcevable. Et pourquoi pas blasphémer en disant que le Créateur n'existait pas, tant qu'on y était ?

« — En attendant, interrompit Corbeau d'une voix dure, nous avons toujours un problème sur les bras. Personne ne vénère la Flamme, ici. Comment allons-nous passer ?

— Il faudra forcément activer le cercle magique, marmonna Sardol. Il détecte la présence, pas la pression. Mais ensuite, au petit bonheur la chance pour deviner quelles sont les dalles piégées. Cela pourrait même être toutes, on a aucun moyen de le savoir. L'idéal serait de ne pas toucher le sol...

— Dans ce cas, laissez- moi faire. Combien de personnes peuvent voler ici ? »

Tous les regards se tournèrent vers Lina, qui avait un petit sourire sur le visage. Lorsque Sardol avait dit « ne pas toucher le sol », un plan s'était formé dans sa tête. Assez simple en vérité, mais qui nécessitait de savoir qui pouvait voler dans le groupe.

Les quatre autres se regardèrent, sourires haussés, avant que Corbeau ne lève la main. Lame fit de même, tandis qu'Erin et Sardol restèrent immobiles. Lina les fixa. Cela faisait donc deux personnes à soulever. Erin ne semblait pas bien lourde, mais Sardol poserait sûrement plus de problèmes, lui et son armure devaient avoisiner les cent vingt kilos... Elle réfléchit un moment, avant de se tourner vers le piège. L'horizon semblait loin, mais elle était presque sûre de pouvoir discerner, environ vingt mètres plus loin, des dalles d'un gris uniforme. Ça restait jouable si les deux autres lui donnaient un coup de main.

« — En quoi consistent vos pouvoirs ? »

Sans se faire prier, Corbeau fit apparaître deux immenses ailes de glace dans son dos, ramenant la température de la place à un niveau supportable. Lina ne se rendit compte qu'elle était en train de suer qu'au moment où le courant froid lui caressa la peau, emportant les gouttelettes avec lui. Et Lame, de son côté, se contenta de se soulever de quelques centimètres, lévitant au-dessus des dalles, puis vers environ quatre mètres de hauteur. Lina hocha la tête. Ce serait suffisant.

« — Tu as quoi en tête, Lina ? Demanda Erin, les sourcils froncés.

— Rien de plus qu'une petite balade aérienne. Vous me suivez ? Je vais activer le piège, puis transporter Erin de l'autre côté, tandis que Corbeau et Lame s'occuperont de Sardol. »

Cela semblait être une bonne idée. Pourtant, Erin et Sardol ne semblèrent pas des plus convaincus par l'idée de ne pas toucher terre. Ce dernier se renfrogna, juste le temps que Lame se repose au sol et lui mette une petite tape sur l'épaule, et Corbeau eut un hochement de tête presque imperceptible. Impossible, cependant, de deviner ses pensées.

Néanmoins, aucun n'osa protester. Lina eut un petit sourire. Elle considérait que l'idée était acceptée à l'unanimité.

Il ne lui fallut que quelques pas pour mettre le pied dans le cercle magique, qui s'illumina de rouge à peine sa présence détectée. Ce brusque éclat de lumière lui permit de discerner d'autres symboles sur les murs, mais cette fois c'était des runes qu'elle connaissait : Elle pouvait y lire quelques phrases sur les bénédictions du Créateur et des prières permettant d'éloigner les clichés les plus résistants. Rien à rajouter à ce qu'elle savait déjà.

Corbeau et Lame prirent leur envol, le garde suivant le rythme du cryomancien, et les deux soulevèrent Sardol par une épaule avant de s'avancer au-dessus de la série de dalles. Le cryomancien fixait le piège avec circonspection, mais rien ne se passa, même une fois le troisième jeu de dalles passé. Il ne restait plus que Lina et Erin de l'autre côté. L'elfe regarda cette dernière, l'air de se demander comment elle allait la faire traverser ; et de nouveau, Lina eut un fin sourire. Elle ne s'en servait pas beaucoup, mais un don comme le sien pouvait se révéler, ma foi, très utile dans des situations comme celles-ci.

Elle vit Erin écarquiller les yeux, et émit un léger cri de satisfaction. Et il y a avait de quoi : à l'emplacement où se trouvait Lina une seconde plus tôt, il n'y avait plus qu'un courant d'air caractéristique d'un brutal décollage, et quelques mètres au-dessus, un immense aigle royal aux plumes aussi noires que les cheveux de la cardinale. Aigle qui ne perdit pas de temps pour refermer ses serres autour des bras d'Erin, puis, avec un cri surpuissant et un battement d'aile violent, se projeter dix mètres plus loin. Deux autres coups d'aile lui firent traverser le piège entier, sous les cris de surprise d'Erin. Elle crut même entendre, à travers le vent porté sur ses tympans, un sifflement provenant de l'endroit où se trouvait Corbeau.

On ne pouvait pas dire que voler dans les serres d'un aigle géant pour éviter un piège mortel était une expérience réjouissante en temps normal. Mais lorsque ce même aigle s'apercevait qu'il s'était surestimé et que l'elfe qu'il porte commençait à peser très lourd entre ses serres, il était normal de ne pas en garder un très bon souvenir. Avant même qu'elle ne puisse réagir, Lina sentit la tunique d'Erin glisser entre ses serres. Et elle tomba au sol dans un grand cri, atterrissant heureusement sur une dalle grise. L'aigle poussa un criaillement d'excuse, mais visiblement l'elfe n'était pas blessée : Quelques secondes à peine après son atterrissage, elle s'était déjà relevée pour brandir le poing vers Lina. Corbeau et Lame se posèrent à côté d'elle, de manière un peu plus délicate, et Sardol ne perdit pas de temps pour se dégager.

Lina fut la dernière à se poser, et se retransforma rapidement, seulement pour recevoir une trainée d'insultes de la part d'une Erin mécontente.

« — Non mais ça ne va pas, Lina ?!? On était à six mètres du sol ! N'importe quel humain se serait brisé quelque chose ! Et tu imagines s'il y avait eu un autre piège ?

— Il n'y a pas eu d'autre piège, tu es indemne et je te signale que tu pèses lourd. Tu plafonnes à combien, dis-moi ?

— Soixante-d... Ce n'est pas le sujet !

— Non en effet, ce n'est pas le sujet. »

Corbeau les avait interrompues d'un ton froid, les bras croisés. Il les fixait avec ce même air inexpressif qu'il affichait en permanence, mais on pouvait sentir dans le ton de sa voix un certain agacement. D'ailleurs, Lame et Sardol s'étaient un peu reculés, à la recherche d'autres pièges, sans faire attention à l'altercation entre les deux filles. Le bruit d'un levier venant d'être poussé attira l'attention de Lina, la détournant du regard furibond d'Erin.

« Dépêchez-vous, reprit Corbeau. Nos chaperons partent sans nous. »

Les chaperons en question venaient de pousser un autre levier, à proximité de trous dans le mur indiquant clairement un objectif de tir de projectiles. Des flèches, sans doute. Erin poussa un soupir rude, mais n'ajouta rien de plus, et se dirigea vers les deux gardes en silence, suivie par Lina et Corbeau. Ce dernier se tourna vers elle. Toujours inexpressif, mais les yeux brillant cette fois de curiosité.

« — On voit rarement des dons de métamorphe dans l'espèce. Tu as une ascendance particulière ? Tu viens d'une famille noble, peut-être ? Tu sais, ton nom ne m'est pas inconnu...

— C'est à moi que tu poses la question, Corbeau ? Je serais bien en peine de te répondre, j'ai pas connu mes parents. Je ne suis même pas née à Wattpadia, alors retrouver la trace d'une éventuelle ascendance... Et comme je devine la question que tu vas me poser, non, je ne suis pas limitée à l'aigle, mes transformations couvrent environ tout le panel animal, fantastiques exceptés. Pourquoi ? »

Le cryomancien haussa les épaules, sa lueur curieuse évanouie au profit de son habituelle froideur.

« — Oh, comme ça. »

Ils continuèrent leur chemin dans un silence relatif, interrompu de temps en temps par le crissement d'un levier au hasard. L'air se déchargeait petit à petit de sa poussière, et bientôt Sardol n'eut même plus besoin d'allumer sa flamme : Quelques torches étaient réparties çà et là sur le chemin, éclairant les couloirs de manière à y voir dix mètres devant soi. Lina se détendit un peu. Ils devaient approcher de la fin.

Les pièges qu'ils croisaient étaient de plus en plus meurtriers, de plus en plus retors. Corbeau dût créer un bouclier de glace pour bloquer une onde omnidirectionnelle que les deux gardes n'avaient pas réussi à désactiver, et sans la clé de Sardol, Lina sentait qu'elle aurait vite été perdue dans l'immense labyrinthe illusionnel qu'Intrigue avait installé. Une simple salle remplie de nourriture avait remplacé l'illusion, et Erin s'était un peu détendue en voyant que Lame et Sardol fixaient la pitance avec appétit, mais Lina les fit reculer d'un coup : Elle avait reconnu l'odeur du poison. Tant de pièges qui s'enchaînaient...

Elle avait questionné Lame et Sardol à ce propos, étant donné qu'elle ne venait jamais au palais, mais ces derniers avaient simplement répondu que la muraille avait toujours été là, simplement la plupart des couloirs étaient vides et on y voyait d'anciennes traces de pièges. Les anciens monarques, disaient Lame, voulaient sans doute se protéger des ennemis. Mais Sardol avait une toute autre idée sur la question.

« — Les guerres, aussi puissantes qu'elles soient, ne viennent jamais au cœur du palais, sauf si le conflit y a démarré. Je suis presque sûr que c'était un moyen d'empêcher les gens de sortir.

— D'empêcher les gens de sortir d'où, Sard' ? Du palais ? Enfin voyons, j'ai jamais entendu parler d'une reine Intrigue qui emprisonnerait ses sujets ! Tu sais très bien qu'on est bien plus à l'abri entre ces murs, pourquoi vouloir s'échapper ?

— Les guerres intestines, peut-être ? Pour ne pas prendre parti ? Ou même empêcher des évasions...

— Tu es trop parano, Sard'. Arrête de te monter le bourrichon là-dessus, c'est idiot. »

Et ils continuaient comme ça sans se préoccuper de Lina, poussant un levier à l'occasion, la faisant se désintéresser complètement de la discussion. Corbeau et Erin, derrière elle, conversaient sur un sujet totalement inintéressant, à savoir la topographie du donjon de base. Alors elle se contentait de regarder les murs, récitant parfois pour elle-même quelques-unes des incantations de bénédiction qu'elle pouvait y voir. Elle commençait même à s'ennuyer.

Elle avait atteint le summum de l'ennui lorsque Lame les fit se stopper devant une immense porte de bois, orné d'un or pur et de quelques symboles de Wattpadia. Bien différente des portes qu'elle avait pu voir dans le couloir piégé, celle-ci était bien plus riche, bien plus grande, bien plus impressionnante. Même en levant les yeux, Lina n'en voyait pas le sommet. Corbeau, à ses côtés, soupira.

« — On dirait qu'on est arrivés. »

Un hochement de tête de Sardol répondit à l'hypothèse du Chevalier.

« — Normalement, quelques créatures traînent dans la dernière salle, renchérit Lame, sauf que visiblement Sa Grâce n'en avait pas assez pour le couloir-ci. On va donc pouvoir passer sans problème. »

Sur ces mots, Lame déverrouilla la porte, et un rai de lumière envahit la salle pour aussitôt aveugler Lina trop habituée à la lumière tamisée des torches. Elle émit un petit grognement de douleur, auquel un sifflement agacé provenant de Corbeau fit écho. Mais la douloureuse sensation d'aveuglement s'estompa vite, et les trois compagnons purent franchir la porte sans problème, toujours accompagnés des deux gardes.

Il ne fallut pas beaucoup de temps aux filles pour s'habituer à la lumière du dehors, et encore moins pour écarquiller les yeux.

Lina savait déjà que le palais était quelque chose d'immense, une structure qui dépassait l'imagination. Elle l'avait vu plusieurs fois de loin en passant en ville, sa reine lui avait plusieurs fois décrit alors qu'elle se rendait au Grand Temple pour se confesser. Mais cela dépassait ses prévisions. Rien que la cour extérieure était une zone immense dont elle ne voyait pas le bout, et même en sachant qu'il s'agissait d'un disque relié à chacune des quinze places, impossible de seulement appréhender sa taille. On pouvait juste être impressionné devant l'immense espace recouvert de pierre ocre, puis lever les yeux et tomber sur l'une des portes du palais millénaire, aussi grande que celle qu'ils venaient de passer, et encore plus entourée de gardes que la porte extérieure. Quelques animaux passaient en poussant des cris indignés, et un chat s'approcha pour renifler les visiteurs, avant de reculer d'un coup à la vue de Corbeau. Ce dernier s'arracha à la contemplation des vitraux qui entouraient la porte pour fixer le petit animal, qui se mit à feuler avant de s'enfuir.

Lina leva un regard désapprobateur vers Corbeau, qui haussa les épaules.

« — Les animaux ne m'aiment pas beaucoup. Je suppose que c'est mes caractéristiques corporelles particulières.

— Comment ça ? Je suis autant voyageuse yürhamah que toi, pourtant ce n'est pas moi que ce chat fuyait ?

— Tu dois sentir très fort l'animal. Moi, je suis un cryomancien, j'ai la peau plus froide et mes signes vitaux ne sont pas comparables avec ceux d'un humain. »

Sur ces mots, il releva la tête vers le donjon, qui surplombait le palais à tel point qu'il fallait se dévisser le cou pour l'apercevoir. Son visage était toujours inexpressif, impossible de savoir ce qu'il pensait de cette démonstration de grandeur. Seule Erin, aux côtés de Lina, poussa un sifflement admiratif après avoir tout détaillé de fond en comble.

« — Ce palais est immense ! Je n'ai jamais vu des structures aussi ouvertes... Et tant de fenêtres ! Chez moi, les châteaux sont très refermés, un peu comme la muraille qu'on a traversé... On ne peut pas dire que le roi vive mal ! »

Elle avait beau parler d'un ton assez neutre, Lina sentait qu'elle était impressionnée. Pas difficile de le deviner avec ses paroles. Elle, elle avait un tout autre motif de forte impression. A savoir, la sensation qu'elle avait depuis qu'elle avait mis le pied dans la cour, celle d'être au milieu d'une énorme source de la magie sainte du dieu Créateur. Un très grand nombre d'allégories vivaient encore ici. Même si Orthographe était mort, le palais restait une concentration de magie pure comme elle n'en avait jamais vue, pas même chez le Patriarche.

Lame les arracha à leur contemplation d'un petit toussotement amusé.

« — Dites, messieurs-dames, z'aviez pas des trucs à dire à leurs Grâces ? Je vous emmène, sinon vous allez vous perdre. »

Corbeau le remercia d'un regard, et le laissa prendre la tête du groupe, alors que Lina le suivait. Erin fermait la marche, trop absorbée par une fresque ici, une rune là, même alors qu'ils entraient dans les couloirs intérieurs et que la lumière, de même que le nombre de tapisseries, diminuaient. Sardol n'était plus là : Apparemment, Lame les accompagnerait seul voir les monarques.

Erin, après avoir été rappelée à l'ordre pour la troisième fois, se dirigea vers Lina et lui tapa sur l'épaule.

« — Ce n'est pas comme si je ne connaissais absolument pas votre monde vu que je viens d'arriver, mais vous pourriez m'expliquer comment ça fonctionne ? Ça m'a l'air assez différent de chez moi. »

Lina haussa les épaules, avant de répondre, prenant bien soin de ne pas se laisser semer par Lame :

« — Rien de vraiment compliqué. Ici, comme tu le sais, c'est Wattpadia, ancre du multivers. C'est là qu'il faut passer si on est pas un voyageur et qu'on souhaite changer de monde. Comme il faut veiller sur un bon petit millier d'univers différents, sans compter ceux qui ne sont pas encore tout à fait complets, elle abrite des incarnations des règles sacrées du Créateur, les allégories littéraires. Ce sont eux qui veillent sur le multivers entier. »

Lancée, Lina ne cessait de parler. Elle expliqua à une Erin d'abord attentive tous les fondements de Wattpadia, de l'intronisation des allégories au fonctionnement des pouvoirs créationnistes. Mais lorsqu'elle commença à aborder la religion, impatiente à l'idée de partager sa foi avec quelqu'un d'autre, Erin afficha une petite moue, avant de l'interrompre.

« — Euh... Désolée Lina, je suis agnostique. Ce genre de détails est intéressant mais là je voulais surtout en savoir plus sur le roi et la reine... »

Mais le roi et la reine sont indissociables du Créateur, aurait voulu crier Lina. N'était-ce pas le Créateur qui leur avait offert une fraction de son pouvoir, le pouvoir de l'imagination ? Mais le regard d'Erin la dissuada d'exprimer le fond de sa pensée. Tant pis, grommela Lina. Elle s'en rendrait bien compte plus tard. De toute façon, Erin n'avait pas tort sur un point : En abordant les allégories et leurs pouvoirs, elle en avait dit l'essentiel. Elle se contenta juste de rajouter une dernière phrase de conclusion :

« — Bon. Actuellement, c'est la reine Intrigue la vraie régnante, son mari a obtenu les pouvoirs littéraires par alliance. Ne me demande pas comment, je n'en sais rien du tout. Un rituel, sans doute. Leurs Grâces gardent jalousement le secret.

— Et les clichés alors ? Ils sont quoi par rapport aux allégories ? »

Lina grommela. Il ne valait mieux pas la lancer sur ce sujet.

« — Les clichés sont nos ennemis héréditaires, marmonna-t-elle. Leur présence est toxique pour les allégories littéraires, en fonction de la sensibilité elles peuvent ne pas les détecter ou en être dégoûtées. Eux ne respectent pas les principes du Créateur. Ce sont des êtres plats, illogiques, tout juste bons à servir de chair à pâté, mais affranchis des lois fondamentales à tel point que certains peuvent provoquer des paradoxes à peu près tous les jours. Ces choses dénaturent Wattpadia !

— Orthographe s'est fait tuer car il ne ressentait pas les clichés, ajouta

Corbeau, jusqu'alors désintéressé de la conversation. Mais pour d'autres allégories comme Originalité, Style ou Intrigue, ou des prêtres puissants comme le Grand Patriarche de la Création, la seule présence d'un cliché de haut niveau peut provoquer des malaises, voire un affaiblissement du corps. La Création ne supporte pas l'illogisme. Tout doit avoir une source et une explication, aussi tordue soit-elle, et les clichés ne s'en préoccupent même pas.

— Personne n'a pensé à se renseigner sur eux ? Peut-être qu'au final, la majorité de leur peuple veut la paix...

— Les clichés ne veulent pas la paix. Pas après le décès d'Orthographe. Et pourquoi se renseigner sur pareilles aberrations ? »

Pas très convaincue par le discours de la cardinale, Erin hocha néanmoins la tête. Lina soupira. Elle n'avait vraiment pas envie de débattre du mérite de l'existence des clichés maintenant. Comment pouvait-on même se poser la question ? Ça la dépassait. Ce qui était nocif aux grands principes du Créateur devait disparaître, point à la ligne.

Un toussotement lui fit relever la tête. Lame se trouvait devant une autre porte de bois, ornée de nouvelles gravures et insérée dans une voûte de pierre. Il semblait avoir déverrouillé la porte, puisque le battant gauche était déjà écarté de quelques centimètres. Et sur son visage, un air pressant.

« — Dépêchez-vous ! Je viens de vous annoncer ! »

Ils étaient déjà arrivés ? Lina aurait juré que le trajet jusqu'à la salle du trône était plus long que ça. Peut-être que le débat avec Erin avait pris plus de temps que prévu.

Corbeau haussa les épaules.

« — Nous reprendrons le débat plus tard. Le danger lui, reste bien réel. Orthographe en est la preuve. »

Le visage d'Erin se tordit, et Lina émit un léger grognement de colère. Corbeau avait raison : Quelle que soit l'issue du débat, la mort d'Orthographe restait toujours bien présente, et le danger bien réel. La raison de leur présence ici n'avait jamais été si tangible. Il fallait arrêter les clichés.

Les deux femmes suivirent Corbeau d'un pas leste dans la salle du trône. Et la porte se referma derrière eux.

À l'égal du royaume, la salle du trône de ses Majestés le roi Style et la reine Intrigue brillait par sa pureté et sa magnificence. Très éclairée, aux murs de pierre blanche recouverts de draperies brodées d'orange, les couleurs de Wattpadia, elle dégageait une impression de sanctuaire divin. Tout y attirait le regard. Que ce soit les vases sertis, débordant de fleurs immaculées, qui bordaient les piliers des murs, les tableaux surplombant ces derniers représentant des scènes issues du multivers entier, ou l'immense vitrail du fond de la salle représentant le premier des Styles. Celui qui avait, selon la légende, reçu la bénédiction du dieu Créateur. Tout était propre à renforcer la majesté des lieux.

Lina, qui n'était jamais venue en personne dans la salle du trône, écarquillait de grands yeux devant chaque détail. Plusieurs fois, elle se signa devant les figures de l'histoire littéraire qui ornaient les murs, d'anciens rois Style, reines Intrigues, et même quelques Patriarches et Matriarches. Erin, à ses côtés, semblait tout aussi captivée. Seul Corbeau conservait un calme olympien, les yeux fixés vers une des extrémités de la salle. Son regard attira l'attention de Lina, qui se tourna dans la direction qu'il observait en silence.

Dans un coin de la pièce, une imposante silhouette blonde semblait réarranger les fleurs d'un des vases avec une affection toute particulière. Lina put l'entendre murmurer des mots d'apaisement aux plantes avant qu'un toussotement de Corbeau le fasse se retourner, dévoilant un visage pâle et avenant, bordé d'une barbe parfaitement taillée. Ses yeux bruns étincelèrent avec le bonheur tout simple de recevoir des visiteurs. Mais Lina put apercevoir, l'espace d'un instant, une profonde ride de souci sur son front, et des cernes détachés sur son teint pâle.

« — Vous êtes Lina Frosilæn, le Chevalier Corbeau et Erin, c'est ça ? Approchez, approchez. Désolé pour l'accueil, j'étais un peu absorbé. »

Le ton de voix doux qu'elle connaissait du confessionnal fit reconnaître à Lina son roi, Style le deux-centième de Wattpadia, et un instinct de dévotion acquis depuis son adolescence la fit s'incliner devant la figure royale. Mais Style eut un vaste mouvement de la main et un petit rire, avant de dire :

« — Inutile de se perdre en mondanités. Nous avons malheureusement plus important à discuter.

— En effet. J'adorerais discuter avec vous, Lina, Corbeau, mais il y a tant à faire... »

La voix provenait des profondeurs de la salle du trône, où Intrigue, grande femme aux cheveux auburn, les fixait avec amitié. Lina s'empressa de se redresser, avant d'adresser un signe de tête amical à sa reine, qui le lui rendit avec un sourire. Avant de s'avancer, et de se poster à côté de son mari. Style reposa sèchement son arrosoir sur le sol, avant de croiser les bras.

« — Eh bien allez-y, parlez. Qui commence ?

— Moi. »

Lina s'avança d'un pas sous le regard des deux autres, avant d'incliner la tête et de lancer :

« — Vos Majestés, vous n'êtes pas sans savoir que l'armée clichée progresse de plus en plus. Hier, votre fils a été tué. Les clichés rôdent en pleine capitale, et le peuple est terrifié. Il ne reste qu'une solution. Chercher des armées en dehors de Wattpadia. »

Les deux souverains s'étaient figés, échangeant un regard rapide, indéchiffrable. Lina pouvait deviner sur le visage de Style la marque d'une profonde tristesse, et les traits d'Intrigue étaient tirés par la colère. Pourtant, aucun des deux monarques ne pipa mot. Ce qui encouragea Lina à continuer.

« — J'ignore ce que vous avez en tête pour pallier à ce problème, vos Majestés, mais c'est la seule solution que je voie. Les moines sont épuisés, et le peuple de Wake'li ne se battra pas. Les confréries en état de fournir des troupes se comptent sur les doigts de la main. Si nous n'agissons pas, nous allons perdre. Et perdre contre les clichés ne devrait même pas être envisageable. »

Elle avait prononcé ces derniers mots sous le coup de la colère, et ils avaient résonné dans l'immense salle, semblant, plus que tout, heurter les souverains. Bien sûr que les clichés ne pouvaient pas perdre. Laisser ces horreurs corrompre la sainte littérature, détruire tous ses principes, achever d'anéantir la famille royale ? Ça jamais. Pas tant qu'elle vivrait.

Style poussa un profond soupir. Un marmonnement s'échappa de sa bouche, inintelligible, auquel Intrigue répondit immédiatement :

« — Mon amour, ne sois pas stupide, les wakéliens ne se battront pas bien même si tu lances des recrutements d'urgence. Tu vas juste perdre leur confiance. Lina a raison, il faut chercher ailleurs. Et où penses-tu chercher, Lina ? »

Ce fut Corbeau qui répondit.

« —Dans les autres univers. »

Le silence se fit. Intrigue fixait Corbeau avec de grands yeux, des yeux emplis de dizaines et dizaines d'émotions contradictoires. Style, lui, se prit le menton entre les mains. Tous deux semblaient réfléchir, un temps de réflexion qui durait une éternité. Erin en profita pour se rapprocher de Lina et de lui taper sur l'épaule, faisant se lever les yeux à la jeune femme.

« — Les autres univers ? Vous êtes sûrs ? C'est pas un peu dangereux ?

— C'est sans doute pour ça que Leurs Majestés hésitent, soupira Lina. Le risque de paradoxe est faible, mais bien présent. Mais entre le paradoxe et la destruction, je prends le paradoxe. »

Erin hocha la tête, avant de se reculer un peu. Style semblait avoir fini de réfléchir. Son expression semblait vaincue, mais calme, et ses yeux brillaient d'une légère lueur d'espoir.

« — Vous avez raison, c'est la seule solution qu'il nous reste. Je hais l'idée de demander de l'aide, mais a-t 'on le choix désormais... »

Intrigue à ses côtés poussa un profond soupir. Elle avait les traits tirés, elle aussi, mais un léger sourire. Lina ne put s'empêcher de la trouver belle. C'était idiot quand même, Intrigue approchait des quarante-cinq ans, elle avait l'âge d'être sa mère. Mais elle restait aussi et surtout sa reine, une femme qui incarnait tous les avenirs possibles et toute la réelle puissance de Wattpadia, un concentré de pouvoir et de majesté. Une reine qui méritait son titre, et qui n'avait jamais semblé à Lina aussi fatiguée qu'aujourd'hui, même en comptant les innombrables fois où elle était venue au Grand Temple pour se confesser.

« — J'espère que vous avez raison, tous les trois. La mort d'Orthographe va démultiplier ces atrocités, le processus a déjà commencé. Et j'ai entendu dire qu'ils s'organisaient...

— Euh, Majesté, vous dites tous les trois, mais moi, je ne suis pas vraiment là pour ça, fit Erin. Je les ai suivis, mais en fait, je suis à Wattpadia parce que j'ai des informations très importantes sur l'armée clichée. »

Sans se formaliser de l'interruption, Intrigue fit un petit signe à Erin pour lui dire de parler, son sourire raffermi. Lina, elle, pencha la tête pour écouter, curieuse. Que pouvait savoir une elfe d'un univers étranger sur l'armée clichée ? Et pourquoi ça semblait si important à Erin ?

« Il y a quelques semaines, commença cette dernière, je suis rentrée de mission avec un énorme butin pour ma famille. Ils m'ont bien accueillie, sauf qu'il y avait quelqu'un avec eux. Un de mes plus anciens amis, et aussi un mage d'exception. Ce quelqu'un m'a sorti un énorme discours sur les clichés dont il était soi-disant devenu le chef avant de tenter de me recruter. »

Les yeux d'Intrigue étaient aussi plissés que ceux d'un chat. Style s'était figé, et avait porté la main à la lame de son épée. Corbeau fixait Erin avec un regard marqué par une rare intensité. Et Lina avait serré les dents, à tel point qu'elle en avait mal à la mâchoire. Les paroles d'Erin confirmaient ce qu'elle craignait le plus. De toute l'histoire de Wattpadia, rares étaient les chefs clichés qui parvenaient à aussi bien fédérer leur armée, au point de parvenir à assassiner, en plein milieu du palais, le prince héritier adulte. Ils s'étaient trouvés un bien meilleur meneur. Et Lina avait une petite idée de l'identité de ce dernier. La description ne correspondait que trop bien.

Erin, devant le silence des souverains, continua, imperturbable.

« — Il a échoué, bien sûr. Je n'aimais pas l'idée de mettre en danger mes frères et sœurs de par l'influence clichée qu'il me décrivait. Du coup, il n'a pas insisté, et est parti. Il m'a juste dit que j'entendrai parler de lui. Et je n'en ai pas eu tellement l'impression en arrivant ici, c'est pour ça que je suis là. Il se fait appeler Kikoolol, est-ce que ça vous dit quelque chose ? »

Bingo, soupira Lina. Kikoolol. C'était bien le nom qu'elle avait mis sur ce mage. Un ami, aussi, enfin plutôt une connaissance, il était hors de question qu'elle surnomme des fédérateurs de clichés « amis ». Alors la guerre était bien de son initiative, de même que l'assassinat d'Orthographe... Voilà une nouvelle qui ne lui plaisait pas du tout. Même si bon. Il avait frayé avec des clichés. Les informations d'Erin n'étaient qu'une excuse pour aller lui trancher la tête. Pas de pitié envers quiconque s'acoquine avec l'hérésie.

Intrigue poussa un profond soupir, avant de passer ses mains entre ses boucles. Elle se mordait la lèvre, mais ses yeux n'exprimaient plus rien.

« — J'avoue que je m'en doutais un peu. On reçoit parfois quelques rapports des Plateaux au nord où ces choses se cachent, et de temps en temps, je vois ce nom. Mais si vous pouviez m'en dire davantage plus tard, j'apprécierais, mademoiselle Erin. »

Cette dernière hocha la tête, avant que Lina ne se racle la gorge.

« — Et pour...

— Je ne vous ai pas oubliée, Lina. Les clichés prennent trop de terrain, et votre idée est la seule réalisable. J'ai perdu Orthographe, et Originalité s'affaiblit de jour en jour. L'influence clichée a assez fait de mal. »

La pensée de la petite fille malade fit frissonner Lina. Originalité, petite fille d'à peine huit ans mais d'un cerveau sans pareil, au visage très expressif et aux opinions marquées. La fierté de ses parents. Mais aussi une fillette à la santé très fragile, puis pouvait à peine se déplacer trop loin sans un fauteuil roulant, ou s'approcher des clichés sans faire une syncope. Elle grinça des dents avec une amertume non dissimulée lorsqu'elle se rappela de ce fameux jour. Un jour où Originalité était plus que jamais passée près de la mort.

Originalité avait toujours été la plus sensible des enfants royaux, que ce soit dans cette incarnation ou toutes les précédentes. Lina se souvenait des textes parlant d'une Originalité qui semblait malade en permanence, que nul ne parvenait à guérir, jusqu'à ce que cet homme n'arrive et n'extermine une bonne partie de la ville alors envahie de clichés. Elle avait regagné de la santé et de la vigueur, et avait récompensé l'homme en en faisant son conseiller, l'éloignant de toute perturbation de la ville. Les textes disaient qu'ils s'étaient mariés ensuite, mais elle doutait beaucoup de cette affirmation, n'ayant retrouvé aucune trace du mariage concerné. Mais le peuple en avait déduit la sensibilité des Originalité. Et celle-ci ne faisait malheureusement pas exception à la règle. Elle l'était même bien plus que la moyenne.

La plus jeune des princesses était connue pour aimer se balader en ville, tous sourires, dans un fauteuil, certes, mais plus curieuse que n'importe quel enfant de son âge. Et les habitants adoraient la voir commenter chaque pierre de leur ville avec sa petite voix enfantine. Lina adorait ça. Et avait accepté avec plaisir lorsqu'Intrigue l'avait invitée à se joindre à elle, en la voyant dans la rue.

Originalité se promenait dans les rues avec sa mère et sa sœur, Lina et les gardes du corps derrière, lorsque le groupe avait vu ces trois filles, deux blondes et une brune, parfaitement formées, l'air sans le moindre défaut. Des véritables merveilles du vivant. Cédant à une curiosité innocente, elle les avait approchées. Avant de pâlir, de se tordre de douleur, de recracher son déjeuner. Et de tomber inconsciente au sol sous les yeux paniqués de tout son entourage, du sang se mêlant à ses déjections, emmêlée dans son fauteuil.

Lina se souvenait s'être précipitée vers elle, des objets de soin de tous les univers qu'elle connaissait dans ses mains. Ces potions et l'aide de la reine avaient réussi à redonner un peu de couleur à Originalité, tandis que l'éloigner de ces espèces de canons de beauté l'avait sortie de son inconscience. Mais lorsqu'elle avait voulu houspiller les trois abominations pour avoir fait ça à la fillette, elle avait écarquillé les yeux. Ces choses n'étaient plus trois, elles étaient quatre. Quatre monstres souriants qui discutaient avec entrain de leur marque de maquillage favorite, dégageant une aura de plus en plus répugnante.

Elle aurait adoré les tuer ce jour-là, purger la rue de ces atrocités et venger la fillette, qui avait bien manquer de rendre son âme à la grâce du Créateur ce jour-là. Mais la proximité d'Originalité, de sa grande sœur à peine âgée de dix ans et des badauds l'en avaient dissuadée. Elle s'était contentée de sortir de son haut son symbole sacré, et de ricaner en regardant les clichées hurler de douleur et s'enfuir. Encore aujourd'hui, l'occasion manquée la frustrait, surtout au vu de ce qu'était devenu le pays, rongé par les hérésies. Elle se mordit la lèvre encore plus fort. Maudits clichés, maudit Kikoolol, maudit tout ce qui avait trait à la corruption de Wattpadia. L'épisode d'Originalité lui rappelait à quel point ces choses étaient dangereuses pour le royaume entier. Pour la vie de ceux qui le représentaient.

Style poussa un profond soupir, tirant Lina de ses souvenirs. Cette dernière leva la tête vers son roi, qui s'était mis à triturer une de ses canines avec un air pensif.

« — Au jugé de ce qu'on vient d'apprendre, je n'ai pas tellement le choix que de vous faire organiser votre solution. Nous sommes apparemment pris entre plusieurs fronts, et nous devons gérer les problèmes du royaume en plus de cette guerre qui n'a que trop duré. Ma générale est débordée, mais je pense que je peux vous placer sous son commandement direct pour récupérer ces fameuses troupes. Il faut de l'officiel pour restaurer l'espoir du peuple. Et l'espoir possède une importance cruciale. »

Sa poigne se resserra sur son épée, et un bruit de glissement accompagna sa sortie de son fourreau, lame rutilante et acérée. Que Style pointa vers le sol avant de se tourner vers Intrigue.

« — Très chère, ai-je la permission de nommer ces trois-là assistants généraux provisoires, le temps que notre nouvelle armée se construise ? Nous pourrons peut-être même les présenter comme les nouveaux héros du peuple... »

Lina se figea. Elle venait proposer une solution, pas se mettre en avant ! Il lui fallait gérer ses responsabilités dans l'Eglise ! Même si l'idée de mener une guerre sainte en tant qu'égérie de l'armée de Wattpadia était tentante, ses commandements l'empêchaient de rechercher la gloire ! Et pourquoi elle et pas un membre de l'armée déjà nommé ? Style n'allait quand même pas faire d'elle la nouvelle Légende de Wattpadia ? Elle n'y arriverait jamais !

« — C'est trop d'honneur, votre Majesté, mais je ne pense pas que...

— C'est au contraire une démarche tout à fait calculée, Lina, lui sourit Intrigue. Nous intégrons du sang neuf à l'armée, du sang neuf qui nous propose une idée qui permettra peut-être de renverser le cours de cette guerre. De plus, toi et Corbeau avez déjà prouvé votre valeur, lui est archimage et toi Cardinale. Quant à Erin, ses informations sur ce Kikoolol nous seront d'une grande utilité, et je veux la garder avec moi. Avec vous trois, il y a tout à fait moyen d'écrire une nouvelle Légende, même si ce n'est que de la propagande. Le peuple aura besoin de la propagande. »

Douchée, Lina se tut. Bien sûr, Intrigue avait raison. Elle régnait depuis assez longtemps pour bien mieux connaître le peuple qu'elle. Mais ce n'était pas son but en venant ici. Surtout si elle devenait un simple objet de propagande. Servirait-elle seulement le Créateur de la sorte ? Elle l'espérait. Parce que de toute façon, elle ne pouvait plus rien dire.

Corbeau, qu'on avait plus entendu depuis l'annonce d'Intrigue, s'avança de deux pas, les bras croisés. Lina pouvait voir une légère trace rouge sur son menton. Est-ce qu'il s'était mordu la lèvre ? Qu'est-ce qui l'avait choqué dans toute la conversation ? Et comment parvenait-il à conserver un tel air inexpressif avec ce qu'on venait de leur annoncer ?

« — Une démarche parfaitement calculée, ma reine, je vous félicite. Mais nous avons des obligations. J'étais venu vous parler de ma confrérie, Zurvin Nedvilae...

— Oh, l'accès au Cæther ? Je demanderai au conseil des Chefs de s'occuper de ça. En tout cas, je ne laisserai pas filer mon étoile, alors j'espère que tu as un sous-chef !

— Oui, mais....

— Alors c'est réglé. Style, très cher, est-ce que tu peux procéder pendant que je contacte Sky ? Merci ! »

Et, laissant les trois compères et son mari plantés là, Intrigue se dirigea vers son trône, avant de sortir de sa poche un petit appareil de forme sphérique, et de concentrer sa magie dessus. Lina fut distraite de l'image de sa reine penchée lorsque Style se mit à toussoter, ramenant son regard vers lui. Il avait un petit sourire amusé.

« — Je suis désolé pour la brusquerie d'Intrigue, même si je suis d'accord avec elle, nous n'avons pas le choix. Venez par ici, cardinale Frosilæn, je dois vous adouber officiellement. »

Son épée était toujours au clair, et Corbeau et Erin attendaient toujours, imperturbable pour le premier, l'air très stressée pour la deuxième. Lina eut un petit sourire, s'arrache à la contemplation d'Intrigue et se plaça sur le côté gauche de Corbeau, en attente. Style laissa passer un petit temps, avant de lever son épée et d'entonner :

« — Je vous confère aujourd'hui de par l'autorité du Créateur le titre d'assistants généraux, directement sous le contrôle de ma chef des armées. Vous aurez le pouvoir de transmettre les ordres mais pas d'en donner, sauf indication contraire, et votre mission première sera de rassembler et de gérer les troupes que vous pourrez attirer sous la bannière de Wattpadia. Ne trahissez pas ce don. Sinon l'épée qui vous a nommés vous tranchera la gorge. »

Le discours de Style paraissait si vide de sens lorsque Lina l'écoutait. Il avait cette voix atone, et donnait cette impression de réciter un texte appris par cœur. Mais en entendant cette dernière phrase, Lina ne put s'empêcher de déglutir. La responsabilité placée sur ses épaules était impressionnante, quand elle y repensait. Devenir la figure de la guerre sainte aux yeux du peuple. Même si son travail se réduisait à de la paperasse, comme elle était persuadée que ça allait être le cas. Et elle n'aurait jamais cru entendre cette phrase sortir de la bouche de Style, qui était pourtant réputé pour sa gentillesse et ses importantes capacités de pardon.

Elle soupira, et se pencha en avant pour recevoir le coup d'épée rituel. Peu importait ses craintes. Le plus important était la survie de la Création. La survie de tout ce à quoi elle s'était attachée en vivant à Wattpadia, tout ce à quoi elle tenait.

Le coup de la tranche de l'épée fut vif, et la douleur dans son épaule lui appris que Style n'avait pas su contrôler sa force. Pourtant, lorsqu'elle se releva, dans ses yeux n'habitait plus qu'une détermination glaçante.

« – Nous ne vous décevrons pas, vos Majestés. »

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