Chapitre 19, partie 3

Le sang jaillit à gros bouillons, dans un gargouillement macabre, alors que les genoux de Lina ne lâchaient sous son poids et qu'elle ne s'écroule au sol, incapable de hurler, de parler ou même de bouger. Elle sentait la vie s'échapper d'elle à chaque battement de son cœur, et l'éveil de ses sens au combat se sentit remplacé, petit à petit, par l'engourdissement progressif de ses muscles. Kikoolol recula de quelques pas, et Lina sentit son propre sang lui goutter sur le dos. Un soupir atteignit ses oreilles, très vite suivi par une phrase débitée sur un ton d'un étrange regret.

« – Adieu, gamine. Ç'aura été un plaisir de te rencontrer. »

Elle parvenait tout juste à suivre la scène qui se présentait devant ses yeux, désormais. Kikoolol était retourné vers Azul en marmonnant quelques mots, son épée toujours à la main, avant de placer la lame sous le menton du capitaine toujours immobilisé. Lina toussota, crachant un peu de sang, perdant sa vision de la scène pendant quelques secondes. Ce n'est qu'après ces quelques secondes qu'elle récupéra une vision à peu près claire. Et put voir que Kikoolol avait appuyé sa lame à tel point sous le menton d'Azul que le sang commençait à perler. Et ses mots parvenaient à Lina avec une clarté trop importante pour être vraiment naturelle.

« – Écoute, le Sram. J'ai accepté le combat loyal, maintenant c'est à vous d'accepter mes petites lubies. À en voir la quantité de sang répandu sur les dalles, tu as deux minutes avant que Lina Blackheart ne meure pour cause d'hémorragie. Et au moindre mouvement suspect de ta part, l'Empereur des Mers se fera transpercer le cerveau. Donc, je te laisse le choix. »

Les mots de Chlorak ne parvenaient plus à Lina, mais celle-ci se doutait bien, au milieu de sa douleur, qu'il ne souhaiterait pas être celui faisant un choix aussi horrible. Kikoolol était tombé bien bas, soupira la jeune femme, rassemblant toute l'énergie qu'elle pouvait pour se retourner sur le dos et lever son bras. Son bras gauche, celui qui portait sa montre.

Elle ne pouvait qu'espérer que Corbeau était bien là où elle pensait qu'il soit.

Le rire de Kikoolol était le seul son qui lui parvenait alors que le sang continuait de couler de sa gorge. Mais elle parvint malgré tout à trouver la force de bouger les aiguilles du précieux mécanisme, générant un portail. Un léger rire franchit la barrière sanglante, attirant l'attention de Kikol, le détournant du macabre marché qu'il tentait de faire passer à Chlorak. Et un cri de rage retentit dans la salle des prières du temple alors que des bruits de pas précipités résonnaient sur le sol, près de la blessée. Elle sentit un tissu s'enrouler autour de la gorge, s'imprégnant de son sang, et la voix paniquée d'Erin lui parvint à travers le brouillage qui se faisait de plus en plus imposant dans son esprit. Elle ne put s'empêcher de rire à nouveau, envoyant des élancements de douleur dans sa plaie. Tant pis pour Kikoolol.

Elle n'entendait presque plus rien. Tout juste les cris de rage de Kikoolol et les incantations de Corbeau. Ou le crépitement de la lance d'Azul, ou le bruit de l'air déplacé magiquement. Elle se disait bien qu'un combat de magie avait lieu, mais aucun moyen pour elle de le suivre. Elle se contentait de se fixer sur les paroles rassurantes d'Erin, ou le bruit des bouteilles dans son sac. Mais elle le savait. Cette fois, ce n'était pas une potion qui allait lui sauver la mise.

Elle sourit encore un peu plus. C'était bête de mourir comme ça. Elle n'avait même pas pu revoir les siens. Elle n'avait même pas répondu à leurs lettres...

La voix de Kikoolol s'évanouit, de même que les bruits de combat. Elle n'entendait plus que les murmures paniqués de ses amis. Où était-ce des murmures ? Elle ne captait presque plus rien...

Une forme sombre se discerna dans sa vision brouillée, émettant une aura imprégnée de peur, et elle sentit son corps se relever, sans ressentir la moindre douleur, vaillant comme au premier jour. Enfin, pas tout à fait. Il lui suffit de baisser les yeux pour se rendre compte que son corps était toujours allongé sur le sol, les yeux vitreux, en train de se vider de son sang dans les bras d'Erin. Elle pouvait voir autour d'elle Corbeau et Phila qui la secouaient, Azul qui détournait le regard, Chlorak qui pestait. Mais elle n'entendait plus rien. Et la forme sombre devant elle réclamait son attention d'un toussotement.

Lina se tourna vers elle. À bien y réfléchir, c'était probablement sa pauvre vision de morte qui avait fait voir la personne devant elle sous cet état noir et flou, entouré de peur, de peur, toujours de peur, une peur cristallisée mais pas si puissante que ça, à bien y réfléchir. Car devant elle, la femme, à qui Lina trouvait une apparence de fillette, était tout sauf entièrement noire. Elle portait une longue robe noire qui lui allait jusqu'aux pieds, certes, et ses cheveux noirs atteignaient sa taille. Mais sa peau était d'une pâleur extrême, une pâleur de mort. Et, malgré son visage enfantin, elle fixait Lina avec de grands yeux violets empreints d'une profonde maturité et d'une certaine tristesse, l'air d'avoir plus de mille ans. Ce qui était probablement le cas, se dit la jeune femme en se souvenant des écrits créationnistes. Il y avait fort à parier pour que la personne qui se tienne devant elle, resplendissante de puissance, soit la Mort en personne.

La Mort eut un léger sourire en voyant que Lina la détaillait, avant de murmurer :

« – Lina Blackheart, je ne voulais pas te voir si tôt...

– Moi non plus, tu peux me croire. »

Un léger rire retentit dans l'air alors que la Mort portait une main à sa bouche. L'aura effrayante qu'elle dégageait s'atténua un peu, et Lina se sentit se calmer davantage, laissant la peur faire place à la sérénité.

« – Personne ne veut me voir aussi tôt dans leur vie. Surtout alors que leur temps n'est pas censé être écoulé. Et je n'ai pas envie de rayer ton nom de sitôt, tu sais. Tu comptes trop pour ton père.

– Mon père ? »

Lina ne savait plus trop quoi dire. Elle avait toujours pensé que son père était mort, que c'était la raison pour laquelle il l'avait laissée, elle, une voyageuse yürhamah, dans un monde dénué de magie. Mais la Mort avait employé le présent. Et rien de ce qu'un dieu disait n'était dû au hasard. Ses poings se serrèrent sans qu'elle ne s'en doute, alors que la rage faisait son chemin dans son esprit. Son père pouvait donc être encore en vie... Mais pourquoi ? Comment ? Encore une bonne dizaine de questions qu'elle aurait bien voulu résoudre avant de passer dans l'Autre Lieu. Et puis, maintenant qu'elle y pensait, peut-être que la Mort avait employé le présent parce qu'elle voyait son père dans l'Autre Lieu ? Et quel était ce lien qui les unissait ?

La Mort soupira.

« – Oui. Ton père. Kage Blackheart, l'ombre au cœur noir comme il aime se faire appeler. Je me doute bien que tu as de très nombreuses questions à me poser, mais pour ça il va falloir que je déjoue un peu les lois de la Mort, mes lois. Ton corps n'est pas encore mort. Je peux t'accorder une chance que je n'ai pas donnée depuis des générations, si tu l'acceptes. »

Laissant Lina digérer cette information, la Mort sortit de sa poche un écu dont elle ne reconnaissait pas le symbole. Il semblait très vieux, et rouillé. Néanmoins, il brillait encore d'une lumière surnaturelle dans la pénombre qui entourait la jeune femme.

« – Je te laisse le choix. Soit tu abandonnes ici, et je répondrai à toutes les questions que tu désires. Soit tu décides de jouer, et si tu gagnes, je t'accorde un mois de plus pour tenter de me tromper. Il y a divers moyens de briser mes malédictions qui courent sur cette terre. Mais, si tu perds, n'espère rien savoir de moi. Ton choix ? »

Lina se prit le menton entre les mains. La Mort avait éveillé en elle toutes les questions qu'elle se posait depuis son plus jeune âge, depuis qu'elle avait été emmenée dans l'orphelinat terrien qui l'avait vue grandir. Ce serait l'occasion idéale de satisfaire sa curiosité d'enfance. Mais de l'autre côté... De l'autre côté, il y avait la guerre, il y avait la mort. Il y avait ses amis qui s'inquiétaient, tout ceux à qui elle n'avait pas pu dire adieu. Et elle sentait, au plus profond d'elle-même, que la Mort lui demandait de choisir entre son désir égoïste et le bien-être de ses amis.

Elle soupira.

« – Je joue, Mort. Fais ton truc. »

La Mort sourit, avant de lancer sa pièce.

« – Très bien. Pile ou face, Lina Blackheart ? »

Elle n'attendit pas que la Mort eût rattrapé sa pièce pour choisir. Elle laisserait son instinct la guider. Comme toujours.

« – Pile. »

La Mort se saisit au vol de la pièce, et la posa sur son poing. Avant de sourire.

« – Bien joué. Tu as gagné un mois. Désormais, tu auras peut-être une petite chance de survivre à cette guerre. »

Elle tendit la main devant Lina, avant de repousser son esprit dans son corps. La plaie à la gorge commença à se refermer, et les cris surpris de ses amis franchirent le brouillage dans ses oreilles. Mais, avant que la Mort ne remette entièrement Lina dans son propre corps, elle lança quelques mots de fin.

« – Pour briser ma malédiction, tu vas devoir trouver un moyen. Redevenir Gardienne, ou demander l'aide d'un mage qui a toute emprise sur mon pouvoir. Au choix. Bonne chance, Lina. Passe mon bonjour à ton père si tu le croises en chemin. »

Enfin, elle acheva sa poussée. Et Lina se réveilla en sursaut dans les bras d'Erin, prenant d'immenses goulées d'air. Une marque était apparue sur son poignet droit. Un nombre. Le nombre trente.

Elle se laissa étreindre par une Erin profondément soulagée, serrer la main par un Corbeau qui souriait, accepta le signe de tête d'une Phila l'air détendue. Avant de soupirer, et de se dégager de leur étreinte.

« – Je sais que je reviens de loin, mais mes ennuis ne sont pas finis. La Mort m'a donné un mois. Je n'ai pas trop compris pourquoi elle m'a donné cette chance, soit dit en passant.

– La Mort peut se montrer facétieuse, marmonna Phila. Elle m'a bien gardée pendant huit heures avant de me rendre à mon corps, lors de ma transformation en demi-élémentaire. »

Les autres hochèrent la tête, mais Lina ne pouvait s'enlever de l'esprit les paroles de la divinité sur son père. Encore un mystère qu'il lui faudrait résoudre.

Elle se redressa sur ses coudes avant de faire craquer son cou, ravie de ne plus sentir aucune douleur. Mais le chiffre sur sa peau lui rappelait qu'elle n'avait pas fini de voir la Mort de sitôt. Un soupir s'échappa d'entre ses lèvres.

« – Bon, récapitulons. La Mort m'a donné un mois, à moins que je ne tombe sur un mage capable de briser des malédictions divines ou que je ne redevienne Gardienne. Et je suppose que dans les deux cas, c'est mal barré ?

– Akai m'a dit qu'elle connaissait une démone adepte des malédictions, mais je n'aurai sans doute pas le temps de la localiser. Et en ce qui concerne l'Âme des Âmes... »

Elle se mordit la lèvre, avant de marmonner.

« – Lorsque Kikoolol a coupé notre lien, il a aussi scellé l'Âme des Âmes. La Voix me l'a dit. Et elle m'a dit aussi que sans son énergie, elle risquait de bientôt disparaître, probablement dans le même laps de temps que toi. De plus, je ne suis plus une Gardienne non plus, et je suis la seule à pouvoir l'entendre, désormais... Tout ça parce que Kikoolol a réussi à forcer son esprit. »

Les autres émirent un grognement de concert, avant qu'Azul ne se redresse, un air dur sur ses traits fins.

« – Je vais commencer à chercher un mage nécromant suffisamment puissant pour aider Lina. Dans mes contrées, ça ne devrait pas être trop difficile d'en trouver.

– Je vais faire pareil, soupira Chlorak en se relevant. On est à Wattpadia, vu la concentration de mages qu'il y a dans le coin il y a sûrement un nécromancien puissant. »

Les deux se regardèrent, puis Azul laissa échapper un soupir et se précipita dehors, suivi par Chlorak. De leur côté, Erin et Corbeau se relevèrent, et aidèrent Lina à se redresser sur ses pieds en soupirant. Corbeau grogna.

« – Je ne connais pas de nécromancien puissant, mais je peux toujours t'aider à secouer les puces de Kikoolol dans le mois qu'il te reste. Et en attendant, il te faudra recontacter ta confrérie. Les prévenir. Il y beaucoup de choses à faire dans un mois... »

Lina grogna. Oui, sans doute avait-elle trop reculé le moment de les revoir. Surtout maintenant qu'elle était maudite. Phila haussa les épaules, avant de sourire un peu, juste de quoi manifester son soulagement. Erin, de son côté, marmonna, cherchant des hypothèses. Avant de sursauter.

« – Merde, les gars ! J'ai oublié de vous dire ! En arrivant au temple, j'ai vu un prêtre entièrement recouvert de marques hurler de douleur, avant de faire un signe qui ressemblait à celui que Lina avait fait pour Sky ! Je me suis dit que c'était important, alors...

– Sans doute oui. Ce prêtre marqué, c'est le Grand Patriarche. Sa marque sacrée a recouvert tout son corps, ce qui lui crée une connexion particulière avec les allégories litté.... Oh, bordel de merde.... »

Lina se figea. Les paroles de Kikoolol sur le Gran Ortografeur lui revinrent comme dans un flash. Sur sa liberté. Sur le fait qu'il y aurait plus d'un mort aujourd'hui. Et son corps entier se mit à trembler sous le coup d'une terreur absolue.

Cependant, c'est sans trembler qu'elle ouvrit la bouche, avant d'annoncer d'une voix dénuée d'émotions, à l'opposé de la tempête interne qu'elle ressentait alors :

« – On doit rentrer au palais. Maintenant. »

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