Chapitre 19, partie 2

Le sang de Lina se glaça à l'entente de ces mots. Phila avait raison ; il ne fallait pas être devin pour savoir qu'elle se précipiterait automatiquement au secours du Patriarche. Il suffirait alors de profiter de l'aura du Gran Ortografeur pour l'affaiblir et la cueillir sur un plateau... Un grognement s'échappa d'entre ses lèvres. Hors de question qu'elle se laisse faire aussi facilement. Elle allait couper l'herbe sous le pied de cette saloperie, sauver le Patriarche et rester en vie. Faisant ainsi un énorme pied de nez à Kikoolol. La pensée de la tête qu'il allait faire en apprenant qu'elle s'était tirée de ses pièges lui arracha un petit rire, lui attirant un regard dubitatif d'Azul. Peu lui importait. Elle lui expliquerait la raison de son hilarité plus tard.

Un mouvement attira son attention vers une des portes, lui faisant tourner son arme dans la direction indiquée. Azul fit de même, et Chlorak, avec un petit temps de retard, leva sa rapière. La Voix se mit à marmonner.

« – Il est couvert de sang, mais ça ne me semble pas être celui de haut gradés... Je crois qu'il a tué quelques prêtres dans l'entreprise. Tu sens, Lina ? Dis ? »

La concernée grogna. Oui, elle avait senti le sang, mais la magie qu'il charriait ne suffisait pas à couvrir les traces puantes du Gran Ortografeur. Une pointe de soulagement pour le Grand Patriarche l'envahit, avant d'être remplacée par la colère, pour l'état de ces prêtres. Encore une fois, Kikoolol avait assassiné les siens. Peut-être était-ce des nouveaux dont elle avait fait l'initiation, ou des évêques qu'elle avait eu sous ses ordres lors de pèlerinages ? La pensée lui fit échapper un nouveau sifflement.

Sans aucun doute, le Gran Ortografeur aimait ménager ses surprises. Parce qu'une immense explosion provenant d'un couloir vers les chapelles de moines, projetant des débris de marbre et de saphirs dans tous les sens, c'était ce qu'on pouvait appeler une entrée remarquée. Lina dut en détourner quelques-uns pour éviter de les recevoir dans la figure et Azul sortit son arme, une immense lance crépitant d'électricité, pour bloquer les cailloux qui fonçaient vers lui. Chlorak, lui, se contenta de tous les esquiver, avant de lancer une insulte dans un langage inconnu à Lina au Gran Ortografeur.

Ce dernier surgit des cailloux, sa cape noire flottant derrière lui, avec sur la tête une capuche ne laissant voir que son sourire. Il était, comme la Voix l'avait dit, recouvert de sang, sang dont Lina ressentait la magie sacrée qui l'imprégnait, couvrant un peu la répugnance de son aura. C'était peu pour la jeune femme qui plissait encore le nez, sa nausée habituelle revenue à la charge. Mais suffisant pour l'empêcher de vomir sur le coup, et pour la laisser se concentrer sur sa rage.

L'être se mit à rire, de son horrible voix remplie de fautes d'orthographe.

« – Jeu voaa keu mé ainvitais son arrivé !

– Je ne prendrai même pas la peine de répondre à ta provocation, marmonna Lina, Qu'est-ce que tu viens faire ici ? »

Azul grogna, tandis que Chlorak portait sa main libre à son oreille, le visage tordu par un dégoût qui était l'image de celui que ressentait Lina. Les deux hommes regardèrent Lina, et le capitaine chuchota à son oreille :

« – Tu as dû te battre avec cette horrible voix dans les oreilles ? Chapeau, Lina, même Chlo-truc a l'air de le ressentir. »

Un soupir s'échappa des lèvres de la concernée, et elle leva son katana, prête à se jeter sur le Gran Ortografeur. Phila, dans un coin de son cerveau, lui annonçait qu'elle arriverait dès que Corbeau aurait rechargé sa montre, mais elle ne prit même pas la peine de lui répondre. Sa cible était devant elle. Mais, au moment où elle allait s'élancer, la créature leva les bras et cria quelques mots en wattpadien ancien, dont l'orthographe horriblement écorché fit grogner Lina de douleur. Et une immense barrière noire surgit des bords supérieurs de l'escalier de prières, enfermant les trois combattants et leur principal ennemi dans une zone transpirant la magie créationniste corrompue. Lina en aurait hurlé de rage. Ils étaient bien coincés, et seul un portail de voyageur pouvait désormais leur amener du renfort.

Le Gran Ortografeur se remit à rire, vrillant de nouveau les tympans de Lina.

« – Biain ! Nou alon aîtr in peeu plue trenkil minttennen... »

Lina laissa sa rage s'exprimer sous la forme d'un grondement, alors qu'Azul levait sa lance et que Chlorak se rendait invisible, dans une tentative de prendre l'ennemi par derrière. Lina était prête à faire une diversion. Mais le Gran Ortografeur se remit à rire, avant de pointer un doigt vers un endroit vide. Un pentacle gris se dessina au sol, et un hurlement de douleur retentit alors qu'un bruit de chute signalait que Chlorak avait été touché. Le Gran Ortografeur rit encore plus.

« – Jeu tee voa, craitain d'ibryde ! »

Un juron s'échappa de l'endroit où le Gran Ortografeur avait fait agir sa magie, et Chlorak perdit son invisibilité, révélant son corps fumant étalé au sol. Il ne semblait pas blessé, mais la crispation générale de ses muscles indiquait bien qu'il ne se lèverait pas de sitôt. Le Gran Ortografeur avait sans doute utilisé un sort de douleur sur lui, se dit Lina, ne bougeant plus d'un poil. Elle n'avait plus qu'à espérer que ce dernier se plie à un comportement de cliché, et continue de parler, de parler, et de parler, en attendant qu'elle ne trouve une ouverture.

Azul crispa sa main sur son arme, et Lina sentit la magie se concentrer sur le métal. Elle grogna, avant de lever son katana, et de chercher à mobiliser ses flux, cherchant une transformation adaptée, réfléchissant aux méthodes d'attaque du Gran Ortografeur. Il semblait visiblement suffisamment rapide pour exploiter sa seconde de temps de réaction. Une transformation prendrait trop de temps, bavardages clichés ou pas. Il ne lui restait plus qu'à se lancer et espérer être assez rapide pour ne pas se faire toucher, tant par la magie noire que par l'épée longue qu'il venait de dégainer.

Il ne lui avait fallu que quelques secondes pour réfléchir à un moyen. Mais c'était quelques secondes de trop. Au moment où elle bondit, le Gran Ortografeur leva la main, et cette même paralysie qui le lui rappelait que trop douloureusement la salle de l'Âme des Âmes envahit son corps. Elle jura avec force dans tous les langages qu'elle connaissait, et l'interrogation de Phila qui se demandait ce qu'il se passait se perdit dans un coin de sa mémoire. Elle ne faisait même plus attention à la voix. Toute sa concentration était fixée sur le Gran Ortografeur qui ricanait.

« – Vou rekonaicé seu saur ? »

Il n'obtint que pour toute réponse un chapelet de jurons de Lina, qui passait tantôt au wattpadien, tantôt à son anglais natal, tantôt aux langues qu'elle avait apprises plus tard. Azul, derrière, ne put s'empêcher de pouffer devant pareille démonstration de vulgarité, sortie d'un si petit corps. Mais le Gran Ortografeur, lui, se contenta de rire de nouveau et de s'approcher.

« – Peutti caddo deu Kikoolol... trai prattik mah fhoa... »

Les jurons de Lina prirent un tour plus personnel. Azul cessa de rire, et marmonna quelques mots sur les « sorts de clichés ». De son côté, Chlorak restait silencieux. Ce qui valait mieux lorsqu'on voyait le cliché ultime s'approcher de soi en ricanant.

Est-ce que Lina s'habituait au rire ? Ou est-ce que le son perdait toutes ses horribles intonations, devenant de plus en plus clair au fur et à mesure que le cliché s'approchait de Chlorak ? Elle ne savait pas. Mais à bien y réfléchir, le changement avait été brutal. D'un seul coup, elle avait cessé d'être dégoûtée. Et même si l'être sous la cape ne semblait pas avoir bougé, elle avait l'horrible sentiment que quelque chose clochait.

Planté devant Chlorak, le Gran Ortografeur leva doucement un bras pour le placer sur la joue de son adversaire, avant de laisser échapper un léger soupir. Lina grogna. Elle n'aimait vraiment pas ses manières, surtout lorsqu'elle savait que le meilleur moyen de s'assurer une complète soumission de l'esprit chez les télépathes était le contact physique. Mais Chlorak semblait toujours en pleine possession de ses moyens, même si l'être mobilisait sa magie. Lina plissait les yeux. Elle avait vu juste, cette énergie n'avait plus rien de cliché ultime...

« – Ah là là... Ce n'est pas ton esprit que j'aurais préféré forcer, vois-tu. Mais tu es le plus faible et j'ai le plus de chance d'obtenir des informations de qualité en passant par toi, qui n'est pas un mage à proprement parler... Tu ne m'en voudras pas si je te casse deux-trois neurones au passage ? »

Chlorak jura et contracta tous ses muscles, dans une tentative que Lina savait vaine d'échapper à la magie en œuvre. Mais ce n'était pas ça, ou le sort réservé à Chlorak, qui la préoccupait. Non, ce qu'elle venait de remarquer, c'était que le Gran Ortografeur venait de parler sans fautes. Sa voix était dénuée de toutes les intonations qu'on prêtait d'ordinaire aux clichés. Et pire encore, sa magie avait changé... Ce n'était pas normal, et elle craignait le pire.

Un hurlement de douleur retentit dans l'air alors que la créature qui n'était sans doute plus un Gran Ortografeur forçait l'esprit de Chlorak, sous les jurons de Lina et le grondement d'Azul. Mais les protestations des deux épargnés n'empêchèrent pas l'être de continuer sa besogne pendant de longues minutes, avant de, finalement, lâcher sa victime pour se tourner vers Lina avec un soupir. Sa cape s'était un peu relevée, et Lina put apercevoir sous la capuche la lueur d'un iris bleu glacé. Bien plus clair que celui d'Orthographe en règle générale, qui était bleu roi.

Chlorak prit une profonde inspiration, avant de hurler à la cantonade, alors que l'être s'approchait de Lina :

« – Lina, Azul ! Faites gaffe ! Ce gars, c'est... c'est tout sauf un Gran Ortografeur ! »

Le concerné se stoppa, avant de sourire.

« – Démasqué, je suppose... »

Sa capuche glissa sur son dos. Révélant à une Lina horrifiée les boucles brunes tirant sur le noir et le visage mat de Kikoolol, un léger sourire sur ses lèvres pleines et les yeux brillant de méchanceté.

Aucun doute cette fois, il s'agissait bien de lui. Tout concordait avec les souvenirs de Lina. Le teint foncé, les yeux bleus et fins, le sourire qui ne quittait pas ses lèvres. Même le nez retroussé et le menton tordu dont elle se rappelaient étaient là, sur le visage du jeune homme, qui cette fois faisait bien sa vingtaine. Et, alors qu'il se rapprochait d'elle, Lina acheva d'identifier la marque de sa magie, qu'elle avait trouvé tellement particulière la fois où elle l'avait rencontré. Elle se remit à grogner.

« – Dégage, vieux. »

Mais Kikoolol ne l'écouta pas. Il se contenta de se planter devant elle et de rire, l'air d'apprécier une excellente blague.

« – C'est drôle quand on y pense, tu ne trouves pas Lina ? Ce chapitre de notre histoire est empli d'ironie... »

La plaisanterie n'était pas du tout au goût de la jeune femme qui se contenta de jurer, jurer et encore jurer, alors que la voix alarmée de Phila lui informait qu'elle ne pouvait pas accéder à l'intérieur du temple. Bien sûr, pensa-t-elle. Le sort du Gran Ortografeur était toujours actif, et bloquait toujours les issues. Et ce n'était pas Kikoolol qui allait le retirer. Même malgré toutes les insultes d'Azul et de Chlorak, qui faisaient revenir le mot « lâche » au moins une bonne dizaine de fois dans leurs propos. Même pas tout ce que pouvait sortit Lina en matière de jurons, de plus en plus imagés, qui auraient pourtant été blessants envers n'importe quel être doté d'une sensibilité normale. Mais non, Kikoolol devant elle se contentait de rire. Et de rire toujours plus. Son rire était si fort qu'il semblait presque faux.

« – Lâche et fier de l'être, chers amis. Mais peut-être préférez-vous que je vous libère, afin qu'il y ait plus d'un mort aujourd'hui ? Enfin, ce sera sans doute le cas. J'ignore ce que fait le Gran Ortografeur en ce moment mais une chose est sûre, je ne suis plus là pour le surveiller ! »

Lina grogna, toujours immobilisée. Chlorak continuait de se débattre, Azul de concentrer sa magie. La tension électrique était immense dans la pièce, tant à cause de sa lance que de l'atmosphère. Mais Kikoolol poussa un profond soupir.

« Vous parliez de vous battre loyalement... Pourtant ce n'est pas vous qui affrontez une Gardienne. Vous tenez tellement à ce que j'exauce votre souhait ? Très bien. »

Il leva une main en l'air. La tension exercée sur Lina disparut, et cette dernière, ravie, leva son katana. Mais avant qu'elle n'ait pu lui infliger la moindre blessure, Kikoolol leva l'autre main, et entonna une phrase en wattpadien ancien qui figea net sa cible sur place. Elle sentit un grand froid l'envahir, et se mit à tousser avec force, pliée en deux, soumise à une soudaine faiblesse. Elle sentit son arme s'alourdir dans ses mains, ses muscles se ramollir. Et il s'écoula quelques secondes avant que la sensation se dissipe et qu'elle ne puisse relever la tête, incrédule, son regard vairon fixé sur Kikoolol. Ce dernier haussa les épaules.

« – Vous vouliez un combat loyal, en voilà un, Lina Blackheart. Cela ne servait pas vraiment mes intérêts, mais je suis allé forcer l'Âme des Âmes pour t'en ôter le gardiennage. Tu n'es plus immortelle, ni intouchable, juste une yürhamah normale. Et maintenant, ton précieux artefact s'est scellé, et je vais avoir besoin de ta contrepartie pour l'ouvrir à nouveau... »

Lina jura intérieurement, avant de se rendre compte qu'elle n'entendait plus Phila. Ni la Voix. Elle était de nouveau rendue à son esprit, à la solitude de ses pensées. Et ce constat ne la rassurait pas du tout. Ses dons de Gardienne enlevés, elle ne pourrait plus se battre au maximum sans risquer la fatigue et la douleur de ses transformations, et l'écart avec son adversaire mage était énorme. Ce dernier sourit de nouveau, et généra dans ses mains une boule de roche. Plus le temps de penser pour Lina. Elle devrait se battre.

Le rocher effleura ses cheveux, qui virevoltaient derrière elle alors qu'elle bondissait sur le côté. Sa réception, bâclée, fut hasardeuse, mais elle parvint néanmoins à se rattraper avant de décrire un énorme arc de cercle avec son katana. Elle visait les points vitaux, mais Kikoolol se recula, et sa lame ne rencontra que le vide. Un grognement accompagna sa lancée en avant. Elle n'entendait plus que vaguement les cris de rage et les encouragements d'Azul et Chlorak, les deux seuls compagnons qu'elle était en mesure de percevoir. Toute sa concentration était fixée sur Kikoolol.

Elle esquiva une gerbe de feu, puis un jet d'éclairs. Ses pieds étaient guidés par son instinct combatif, et elle mettait à profit toutes ses capacités d'esquive. Son adversaire, lui, ne s'embarrassait pas de tant de mouvement. Il se téléportait pour éviter un coup, en parait un autre, mobilisait ses dons pour créer d'immenses gerbes de feu. Aucun des deux n'arrivait à toucher l'autre. Mais Lina savait, elle sentait, que son corps s'épuisait. Elle avait commencé les transformations, cherchant, autant que possible, à affaiblir l'ennemi, à le blesser peut-être. Mais il n'y avait rien à faire. Et même l'immense lion dont elle avait pris la forme ne parvint qu'à érafler la joue de son adversaire, laissant s'échapper quelques gouttes de sang. Elle n'entendait plus que les bruits de ses pas, et les rires de Kikoolol. Mais elle ne se concentrait que sur lui, pas sur ce qu'il disait. Elle ne voulait pas l'entendre se moquer. Elle ne voulait pas l'entendre parler de l'ironie de la situation, ironie qu'elle ne voyait même pas. Elle voulait juste le blesser, faire couler son sang avant que la limite ne frappe.

Une ouverture se présenta à elle. Le félin se rapprocha, secouant sa crinière, émettant un rugissement guerrier. Rugissement qui se transforma en cri de triomphe alors que Lina reprenait sa forme humaine juste devant son ennemi. Levait son katana avec un grand sourire.

Et ne sente la lame lui traverser la gorge.

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