Chapitre 19, partie 1

Lina n'arrivait plus à savoir quand est-ce qu'elle avait pris du repos pour la dernière fois. La si idyllique époque d'avant la mort de son mentor, peut-être ? Elle ne se souvenait plus d'aucune période de calme depuis ce moment affreux où elle avait découvert son cadavre.

Entre les Grans Ortografeurs, l'Âme des Âmes, son poste de Gardienne, la guerre, les clichés, et surtout, la peur de voir surgir Kikoolol à tout instant, la prenant pour cible, elle n'avait plus réellement eu de moment à elle. Elle n'avait jamais pu répondre à ses lettres, passer un moment pour apprendre à connaître ses soldats, et les petites anecdotes de Corbeau et Erin étaient sa seule source de distraction.

Elle avait été ravie de pouvoir rire un peu en apprenant de quelle manière Corbeau avait mis en déroute les géants, qui, dérangés dans leurs rites, n'en étaient que plus grognons. Et la vision d'un deuxième Gran Ortografeur congelé, aux côtés du premier et sous l'inlassable surveillance d'Orthographe, lui avait apporté une très profonde satisfaction. Le spectre était ravi d'être utile, et Lina souriait en pensant qu'il regagnait de la bonne humeur de cette manière. Mais, sans doute cela ne pouvait pas durer. Rien ne durait jamais. Et le regard paniqué du prince alors qu'il courait vers elle, sans prendre la peine de cacher son visage, pour lui apprendre que le troisième Gran Ortografeur avait pris pour cible le Grand Patriarche de la religion créationniste, avait aussitôt brisé l'illusion de repos qu'elle tentait de reconstruire.

Cela ne faisait que deux jours que Style avait appris l'état de son héritier. Lina avait souhaité profiter un instant de la présence d'Azul, revenu de manière exceptionnelle de ses expéditions. Elle voulait entendre ses aventures, et tant pis pour la présence de Chlorak, qui tentait de lui soutirer des informations sur l'homme qu'il recherchait. Les deux hommes ne pouvaient toujours pas se sentir, malgré tous les efforts des gens à côté pour calmer leurs disputes. Mais elle n'avait même pas eu le temps de se poser. Orthographe était arrivé paniqué, et les avait supplié d'aller au temple, le plus vite possible. Lina avait à peine pris le temps d'avertir Corbeau avant de se précipiter sur les lieux, en compagnie des deux indépendants, la Voix ayant eu l'obligeance de créer un lien mental entre elle et Phila. Et à présent, elle était dans la grande salle du temple vide, à parcourir les escaliers vers l'autel le plus rapidement possible.

En temps normal, elle se serait arrêtée pour admirer la beauté de l'architecture de son temple, immense, entièrement construit en marbre blanc incrusté de pierres précieuses bleues de toutes les sortes, du saphir au lapis-lazuli. Mais même l'autel, au centre d'un immense cercle de marches descendantes sur lesquelles les fidèles avaient coutume de s'asseoir lors de la Récitation, ne suffisait pas à la distraire. Elle pouvait sentir l'horrible aura du Gran Ortografeur imprégner ces lieux saints entre tous, et cette sensation la mettait, plus que jamais, en rogne.

Les lieux étaient déserts. Tous les prêtres qui avaient l'habitude de frayer dans ces lieux, prier auprès de l'autel, baptiser les fidèles ou faire se confesser les pêcheurs, avaient disparu. Lina espérait qu'ils aient eu le temps de se mettre à l'abri, eux et le Grand Patriarche. Elle ne voulait pas les impliquer là-dedans.

Un toussotement d'Azul l'arracha à ses pensées et elle se tourna vers lui, le nez encore plissé par la sensation causée par l'aura. Le demi-dragon faisait à peu près la même tête, mais ça ne l'empêcha pas de demander d'un ton sec :

« – Lorsque tu nous as embarqués dans ce portail, moi et Chlo-truc, je pensais que nous allions avoir quelques explication supplémentaires sur cette histoire de Gran Ortografeur une fois dans le temple de ton culte, dois-je en conclure que je me suis trompé ? »

Lina regarda autour d'elle, renifla les alentours, et poussa un profond soupir avant de fournir un résumé le plus succinct possible sur ce qu'ils faisaient là, ce qu'était le Gran Ortografeur et pourquoi elle avait tenu à ce qu'on se dépêche. Azul hocha la tête, tandis que Chlorak, lui, commençait à faire le tout du temple, l'air fasciné.

« – Je vois. Une belle histoire de fous que voici, je crois. Et donc, ce Gran Ortografeur a pris pour cible une figure de la plus importante religion d'ici, c'est ça ?

– C'est ça. Et si moi je suis littéralement malade à la vue de cette chose, je te laisse imaginer le Grand Patriarche, qui est bien plus puissant et donc sensible que moi. Il ne pourra pas se défendre, et le culte qui se fait décapiter est bien la dernière chose dont j'ai envie. C'est la seule chose qui empêche les autres religions de faire des leurs. Déjà que la Flamme est la seule à se battre à nos côtés... »

Azul prit son menton entre ses mains.

« – Je vois. Et donc, où est ce Grand Patriarche ?

– Je n'en ai aucune idée, étant cardinale je n'ai pas accès à sa partie du temple. Je propose donc qu'on se fie à nos sens pour chercher plutôt le Gran Ortografeur.

– Tu te préoccupes de tes règlements dans un moment pareil ? » Pouffa Azul.

Un profond soupir s'échappa des lèvres de Lina, qui écarta grand les bras.

« – Regarde autour de toi, et dis-toi que ce n'est qu'une infime partie de ce temple. Si je préfère qu'on cherche le Gran Ortografeur, c'est parce que trouver le Patriarche nous prendrait beaucoup, beaucoup trop de temps. Autre chose, Capitaine ? »

Azul regarda autour de lui. Il leva les yeux vers le plafond sculpté, à plusieurs dizaines de mètres du sol. Vers les couloirs qui partaient de la salle aux prières pour se perdre dans le noir. Vers les innombrables portes qui ornaient les murs bâtis en cercle. Et soupira.

« – Je me rends à tes arguments. Et si j'en crois mon nez, cette saloperie se rapproche. »

Sursautant, la jeune femme se retourna et appela Chlorak, qui s'était absorbé dans la contemplation d'une fresque représentant la légende de la deuxième maîtresse de la magie. Ce dernier souffla, mais revint auprès des deux autres, une main sur son arme. Lina, un peu soulagée, renifla l'air, et écouta attentivement, cherchant une trace du Gran Ortografeur. Dans son cerveau, la voix de Phila retentit.

« – Ça avance ? Je suis en train de parler avec les généraux Corbeau et Erin, ils pensent envoyer des troupes...

– Demande leur plutôt de vérifier que tout va bien chez les prêtres qui logent ici. Je crois qu'il y a au moins un archevêque, eux peuvent sentir l'état du Grand Patriarche. S'ils sont paniqués, préviens-moi. Tu as des infos, toi, la Voix ? »

La Voix émit un petit bruit de négation, l'air déçue d'être inutile.

« – Je sais juste qu'il arrive, je le sens autant que toi. Je dois transmettre tes perceptions à Phila ? Il y a besoin ?

– Pas... Pas la peine. Contente toi de maintenir le lien. »

Durant tout le temps de l'échange, Azul l'avait fixée avec un air dubitatif, l'air pas encore tout à fait habitué aux conversations télépathiques. De son côté, Chlorak avait sorti sa rapière, et la braquait sur une porte après l'autre, cherchant à repérer celle que le Gran Ortografeur franchirait. Lina soupira et fit surgir son katana du vide, avant de le saisir entre ses mains. Si vraiment le Gran Ortografeur approchait, elle préférait l'affronter ici. Il y avait plus d'espace pour qu'elle puisse agir et elle connaissait bien le terrain.

De nouveau, la voix de Phila retentit dans sa tête.

« – J'ai trouvé un archevêque, il dit que tout a l'air d'aller bien. Le Patriarche est un peu stressé selon lui, mais en parfaite santé. Du coup, je me demandais. Lina, c'est nous qu'il veut, non ? »

Elle émit un petit grognement en guise de réponse, se demandant où elle voulait en venir. Phila reprit.

« – Du coup je me demandais. Outre la politique, est-ce que viser le chef de ta religion, à laquelle il doit sûrement savoir par Kikoolol ou le Rat que tu es très dévouée, c'est pas le meilleur moyen de nous attirer ici et de nous buter, avant de prendre notre place de manière légitime ? »

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