Chapitre 18, partie 2

Style soupira, marquant le silence de la Voix et la fin du récit d'Orthographe. Ce dernier se dissimula un peu derrière Phila, alors que son père marmonnait, fataliste :

« – Quoi qu'il arrive, tu ne pourras pas échapper à l'Autre Lieu, fiston... »

Lina en avait de la peine pour lui. Si Intrigue restait de marbre, son mari lui avait déjà les joues marbrées de larmes et une expression brisée. Exactement ce qu'elle redoutait. Elle plissa les lèvres et porta un ongle à sa bouche, soucieuse pour son roi. Elle espérait qu'il finirait par retrouver sa bonne humeur d'antan, mais à en voir le Style qu'elle tenait devant elle, c'était mal parti.

De son côté, Orthographe pointa sa tête de derrière Phila.

« – Je ne pourrai pas revoir la famille avant ? Leur dire adieu ? J'ai déjà revu Originalité...

– Non, lâcha Intrigue d'un ton ferme. Tes frères et sœurs ont déjà fait leur deuil de toi. Je ne peux pas les faire te revoir alors que l'on sait que tu vas aller dans l'Autre Lieu quoi qu'il advienne. »

Orthographe se rembrunit.

« – Même... S'il vous plaît, maman... je veux les voir...

– J'ai dit non. »

Le verdict d'Intrigue était sans appel. Même Lina le trouvait un peu sévère, malgré ses propres opinions sur le sujet. Mais elle se doutait bien, au fond d'elle-même, qu'elle ne voulait qu'épargner la même douleur qu'elle aux enfants. C'était déjà sans doute bien assez pénible pour le couple royal sans devoir ajouter les enfants dans la balance.

Dans cette scène, elle se sentait étrangère. Elle avait permis la réunion de la famille royale de par ses actions et celle de ses compagnons. Pourtant, alors que devant Style et Intrigue se tenait le fantôme du fils qu'elle avait sauvé, elle ne pouvait s'empêcher de se sentir de trop, d'être au mauvais endroit. Erin et Corbeau avaient reculé, eux aussi, se regardant d'un air un peu perdu. Quant à Phila, elle s'était décalée vers la fenêtre, laissant Orthographe faire face à ses parents seul, sans Gardienne derrière qui s'abriter.

Un cri surpris interrompit les pensées de Lina. Cette dernière se dirigea vers la source du bruit, une Phila qui pointait du doigt une direction de l'autre côté de la fenêtre, les traits tordus d'étonnement. Elle lança à la cantonade, distrayant les monarques du fantôme de leur enfant et les généraux de leurs réflexions :

« – Dites, vos Majestés, c'est normal les explosions près de l'entrée du palais ? »

En proie à un horrible pressentiment, Lina se pencha vers la fenêtre concernée. Phila avait raison : Une sorte de fumée rouge émanait d'une des portes du palais, la porte place Fantasy. Et, si elle tendait l'oreille, elle pouvait percevoir au loin les hurlements des gardes devant la porte. Il n'y avait rien d'autre d'anormal. Mais la fumée était suffisante pour confirmer le pressentiment de la jeune femme.

« – C'est sûrement Kikoolol, fit la Voix dans son crâne. Un changement de Gardien, c'est l'occasion idéale pour attaquer l'Âme des Âmes.

– Il se risquerait à aller au palais tout seul ? » S'écria Lina, faisant sursauter les autres.

La voix confirma d'un murmure, vite interrompu par la voix sèche d'Intrigue, cherchant à savoir ce qu'il se passait. La générale se retourna vers elle en grognant.

« – La Voix des Gardiens de l'Âme des Âmes pense que c'est Kikoolol et qu'il vient pour profiter du changement de Gardien. Après, comment il a appris ça, mystère...

– Je pense savoir pourquoi, marmonna Orthographe. Les Grans Ortografeurs sont reliés à moi par l'esprit. L'un d'entre eux a dû voir que vous aviez été nommée, cardinale. »

Lina soupira. Il ne manquait plus que ça. Mais si vraiment Orthographe avait un lien avec ses antinomies, elle pouvait peut-être en profiter, elle aussi.

« – Orthographe, est-ce que tu penses pouvoir repérer une de tes parties de la même manière ? »

Elle ne pensait pas voir un sourire danser sur le visage du spectre. Ce dernier releva la tête, l'air fier.

« – En fait, j'en ai cherché un pendant que vous dormiez. Le troisième, j'ignore totalement où il est, mais je sais que le deuxième se trouve actuellement dans les glaciers de Torha'el, là où les géants des glaces se rassemblent en ce moment pour les rites reproducteurs. Il veut sûrement les recruter.

– Les glaciers, c'est mon rayon, lança Corbeau. Moi et Erin, on va aller là-bas pour débusquer cette saloperie. Toi, Lina, et Phila, vous allez à l'Âme des Âmes. Si vous en êtes vraiment les Gardiennes, vous suffirez largement à arrêter Kikoolol, au moins l'empêcher de faire ce qu'il veut. »

Lina hocha la tête, avant de lui demander de lui transmettre des rapports par radio. Le Chevalier désigna du poignet sa montre, marmonna rapidement une phrase sur la possibilité de transmettre par portails de communication, avant d'attraper le bras d'Erin et de passer un portail. Un vent glacial s'engouffra dans le vortex, effleurant les bras dénudés des souverains et le visage de Lina, avant que le portail ne se referme sur eux. Style, revenant un instant à son ancienne personnalité, se mit à râler sur la présence de ses fleurs favorites dans la salle du trône, et disparut dans un buisson de lilas tout juste ouvert. Un léger sourire se forma sur les lèvres d'Intrigue avant qu'une explosion ne retentisse et qu'elle ne récupère tout son sérieux.

« – Allez-y, Gardiennes. Kikoolol ne doit pas arriver à l'Âme des Âmes. Assurément, il est suffisamment puissant pour vous tuer à travers elle. Je m'occupe de défendre les lieux au cas où nous aurions la visite surprise de Mairù Claro. »

Lina sentit son sang se glacer. Ce serait aussi facile ? Elle n'aimait vraiment pas la tournure que prenait sa nouvelle fonction. Un regard échangé avec Phila plus tard, elle se précipita à l'extérieur, laissant plantés là Intrigue et Orthographe. Elle eut juste le temps de voir Intrigue se saisir d'une rapière avant que la porte de l'immense salle du trône ne se referme derrière elle, ne laissant comme seul objectif dans son cerveau que le couloir de l'Âme des Âmes.

Jamais les corridors n'avaient paru aussi labyrinthiques à la jeune femme alors qu'elle tentait de se frayer un chemin jusqu'à la cour parmi les habitants. Les serviteurs bousculés envahissaient les murs de plaintes et quelques vases tombèrent dans l'entreprise, causèrent un énorme fracas, mais Lina n'en avait cure. Elle devait trouver la sortie, aller jusqu'à l'Âme des Âmes avant Kikoolol. Tenter de le retenir. Pour sa survie et celle du palais entier.

Il lui fallut un temps qui lui parut infini avant que la lumière du jour n'envahisse son champ de vision, suivi par le sable de la cour. Un sable complètement recouvert de sang et de cadavres, empestant l'odeur de la mort. Un air rempli de hurlements et de pleurs, de cris et d'effluves de fluides corporels. Lina sentit son sang se glacer. Qui que ce soit, il n'avait pas hésité à semer la mort derrière lui. Le visage souriant de son vieil ennemi se superposa un instant dans son esprit à celui de Kikoolol, mais elle secoua la tête. Mairù aurait été bien plus violent que ça.

La dalle qui recouvrait l'escalier secret de l'Âme des Âmes, dans un espace reculé de la cour, avait été forcée, et les morceaux de gravillons recouvraient le sol, se mêlant à l'hémoglobine dans un motif étrangement harmonieux. Quelques cadavres de serviteurs et de gardes entouraient la zone, encore intacts. Si le sang ne les entourait pas, Lina aurait presque pu les croire endormis, mais l'hémoglobine ne trompait pas et elle avait mieux à faire que de vérifier s'ils vivaient encore.

Essoufflée, Phila la rattrapa alors qu'elle se tenait devant l'escalier, pestant de toute la puissance de sa voix. À son tour, elle grogna.

« – Kikoolol est déjà passé...

– Exact, annonça la Voix. Je peux le sentir dans le périmètre géré par l'Âme des Âmes. Il approche de l'endroit où le Rat avait laissé son troll. »

Lina pesta et se précipita dans le couloir, katana en main. Sans prendre de temps, Phila la suivit, aussi vite qu'elle le pouvait. Et elles parcoururent les souterrains désormais un semblant familiers, à la plus grande vitesse dont elles étaient capables, tenues au courant par le commentaire alarmé de la Voix.

« – C'est lui et ce n'est pas lui en même temps, c'est très bizarre... Il est tombé sur le troll et vient de le faire tomber en morceaux, je sens son sang dans les pierres du souterrain ! Il se déplace à une vitesse, bien plus grande que la vôtre, générale... Vous ne pouvez pas accélérer ? »

Lina leva les yeux au ciel. Non, elle ne pouvait pas accélérer, au risque de perdre ses repères et de se tromper de chemin. Courir dans un souterrain n'avait rien à voir avec courir dans une plaine, surtout au niveau de vitesse qu'elle parvenait à atteindre. Et Phila, qui flottait derrière elle, ne pouvait sans doute pas aller plus vite, même en diminuant les frottements de l'air sur sa personne.

Les aiguilles de sa montre tournèrent, et la voix de Corbeau émana du cadran. Lina n'eut pas le temps de se demander comment il avait fait pour se connecter à sa montre, sans doute aurait-elle la réponse plus tard. Elle se contenta de faire taire la Voix pour écouter son compagnon, les yeux fixés sur sa destination.

« – On a attrapé le Gran Ortografeur, c'était assez facile. Je te raconterai plus tard la tête de ce géant lorsque je lui ai enfoncé un bloc de glace dans les orifices nasaux, pour l'instant, Erin et moi on revient. Dites-nous ou vous êtes. »

Lina n'avait pas le temps de formuler une phrase complète, et parler en courant était difficile. Alors elle se contenta de laisser échapper quelques mots sur la localisation du souterrain, avant qu'un bruit de liquide ne retentisse sous ses pieds et que l'odeur du sang ne la fasse se stopper net. Phila, derrière elle, manqua de lui rentrer dedans.

« – Pourquoi tu t'arrêtes, Lina... Oh, par tous les dieux... »

Étrangement, Lina n'aurait pas pensé à meilleur juron pour la situation présente. Il y avait quand même mieux que de trouver le troll, créature de dix mètres de haut qui effrayait même les voyageurs yürhamah, réduit à l'état de débris sur le sol recouvert de sang. Le liquide arrivait jusqu'aux bottes de Lina, recouvrant la plante de ses pieds et réchauffant ses orteils crispés d'une façon macabre. Et l'horrible odeur d'intestins de troll dominait tout l'espace, émanant de ses tripes étalées au sol, surnageant dans le liquide rouge.

Lina plissa le nez de dégoût.

« – Kikoolol n'y est pas allé de main morte...

– Dépêchez-vous, fit la Voix. Il a passé les fantômes. »

Lina grogna et se mit à traverser l'océan de mort, suivie par Phila qui lévitait, dégoûtée. Il leur fallut un peu de temps, mais elles finirent par atteindre l'extrémité de la salle où se trouvait le défunt troll. Et, à peine les bottes de Lina extirpées du sang, elle se remit à se précipiter dans les couloirs, laissant derrière elle des empreintes rouges et quelques gouttelettes qui virevoltaient. Une trace macabre vers un endroit macabre.

La Voix continuait de faire son commentaire, annonçant la progression de Kikoolol à la minute près. Lina pouvait sentir sa panique jusque dans les trémolos mis dans ses paroles, mais elle ne se concentrait plus que sur les informations. Kikoolol venait de vaincre la Bête. Kikoolol avait passé la porte vers l'Âme des Âmes. Kikoolol se penchait sur la flamme...

Un horrible cri de rage s'échappa des tréfonds de la gorge de Lina alors qu'elle déboulait dans la salle, katana levé, les traits tordus par une colère meurtrière, les yeux fixés sur la flamme. Un cri qui se réverbéra sur tous les murs environnants, et fit se retourner la personne qui se trouvait devant l'artefact, un sourire aux lèvres.

Elle était incapable de dire s'il s'agissait de Kikoolol. L'homme qui se tenait devant elle avait les cheveux blonds, bien loin de la tignasse brune dont elle se souvenait. Le nez tordu, aussi, et le menton retroussé. Il semblait bien plus vieux que l'âge que Lina lui donnait, approchant de la trentaine alors qu'elle avait rencontré l'homme dans l'adolescence, il y a sept ans de ça. Mais ses yeux, eux, étaient reconnaissables entre mille. Ces iris bleu glacé, irradiant la magie jusqu'au plus profond de son être, presque la source de l'aura de pouvoir de Kikoolol. Une aura de pouvoir qui faisait presque douter à Lina de son appartenance aux clichés. Mais son air satisfait, et surtout, sa main enfoncée dans les profondeurs de l'Âme des Âmes, ayant presque atteint le cœur de la flamme, suffisaient à ôter tout soupçon.

Lina leva son katana, prête à écarter l'homme de l'artefact qu'elle était censée protéger. Mais, au moment où elle amorçait son mouvement, son ennemi tendit la main, et un courant de magie la parcourut, immobilisant tous ses membres et rendant son katana plus lourd que la pierre. L'arme tomba au sol dans un immense fracas, et Phila poussa un juron.

« – Je peux plus bouger ! Merde ! »

Kikoolol se pencha sur l'arme que Lina avait laissé échapper, et fit tourner la garde entre ses doigts, l'air fasciné, laissant couler un peu de sang entre ses doigts. Il ne faisait plus attention à Lina qui se débattait de toute la force de son esprit pour se dégager, ni à son air enragé. Il se contenta de se tourner vers elle alors que le grondement qu'elle avait retenu pendant si longtemps se frayait un chemin dans sa gorge, enrichi par toute la rage, toute la haine qu'elle avait nourri pendant toutes ces années, durant toutes ces morts. Un cri qui exprimait toute la colère qu'elle éprouvait.

« – KIKOOLOL ! »

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