Chapitre 18, partie 1

Le lendemain vint avec la terrible perspective de devoir faire un rapport à Style et Intrigue sur le déroulé de la guerre. Lina n'en avait absolument pas envie. Elle savait mieux que personne que ce genre d'informations briserait son deuil et lui redonnerait un espoir fou, mais faux. Il était déjà très compliqué de perdre un fils, mais là Lina allait devoir lui annoncer que pour gagner la guerre il faudrait le perdre à nouveau. Et il n'y aurait probablement rien de pire pour le vieux roi.

Lorsqu'elle se réveilla, Orthographe était déjà sorti de la tente. Un léger picotement dans l'air apprit à Lina que les flux créationnistes avaient été mobilisés il y a peu de temps. Se doutant de l'identité du magicien et surtout de son but, elle se leva, s'habilla rapidement en tenue d'apparat et se dirigea vers le Gran Ortografeur, toujours congelé dans un coin du campement.

Elle avait eu raison : Orthographe se tenait bel et bien devant l'autre portion de son âme, sous une cape noire fantomatique, fixant le capuchon rouge de son homologue sans bouger d'un pouce. Lina se rapprocha de lui et lui tapa sur l'épaule, le faisant sursauter, et il se tourna vers elle en remettant sa capuche en place.

« – Cardinale Blackheart, enfin je suppose que c'est générale maintenant ? Vous m'avez trouvé vite...

– Il n'était pas difficile de comprendre où vous étiez allé, votre Altesse. Venez avec moi, il faut voir votre père. Nous vous réunirons avec votre autre moitié plus tard. »

Le prince soupira et se détourna à regret du Gran Ortografeur, avant de hausser les épaules.

« – De nombreuses religions ont fait des rituels de réunification dans ce genre de cas, toutes celles dont les dieux pouvaient parfois exiger des séparations d'âmes. J'étais passionné par ça lorsque je vivais encore, je pourrais sûrement trouver... »

Lina sourit et lui fit signe de venir sans ajouter un mot de plus. Qu'Orthographe cherche des solutions à son problème était sans doute un signe qu'il allait bien.

Ils se dirigèrent ensemble vers la tente des généraux, d'où sortait Erin, qui baillait en s'étirant, déjà en tenue. La veille, Lina lui avait expliqué ce qu'il s'était passé, et pourquoi elle avait un spectre d'allégorie littéraire qui lui tournait autour. Étonnamment, sa camarade l'avait pris avec un certain calme. Ce n'était pas le cas de Corbeau, qui était ulcéré par les révélations du prince. Surtout la partie sur l'alliance avec Kikoolol. Un peu plus et il perdait son légendaire calme pour hurler sur le prince.

Lina se dirigea vers son amie, qui la salua d'un signe de tête avant de réajuster ses étoiles. Elle tenta de remettre correctement la cape du prince, mais ses mains lui passèrent à travers, et Orthographe eut un sourire d'excuse alors que Lina pouffait et remettait elle-même la capuche du spectre. Erin secoua la tête, amusée.

« – Corbeau arrive, il essaie juste de bien se remettre dans la tête qu'on doit aller voir Style pour lui dire que son fils mort et héritier est de retour et qu'en plus on doit techniquement le tuer. Pauvre roi, quand même.

– Je ne te le fais pas dire, fit Lina en grinçant des dents. J'aurais préféré qu'il apprenne pas toute cette histoire sur les Grans Ortografeurs, mais va falloir faire avec. Espérons qu'Intrigue sera là aussi. »

Erin hocha la tête et salua Corbeau, qui venait de sortir. Ce dernier affichait encore une mine renfrognée, les mains dans les poches de son pantalon de soie, mais c'est d'un ton égal qu'il demanda aux deux filles :

« – Qu'attend-on pour partir ?

– Phila, annonça Lina. Elle était avec moi, donc je préfèrerais qu'elle m'aide pour mon rapport. Et c'est une bonne occasion de la présenter au roi, nan ?

– Lina qui pense déjà promotions, pouffa Erin. Je sais que tu l'apprécies mais quand même, on peut pas monter tous nos favoris en grade ! »

Cette dernière secoua la tête en souriant.

« – Qu'est-ce que tu vas chercher là, je voulais juste qu'elle voie pour qui elle se bat.

– A d'autres. D'ailleurs, c'est pas elle qui arrive, là ? »

Lina se retourna dans la direction indiquée par Erin. Effectivement, il s'agissait bien de Phila, dans sa tenue habituelle, avec pour seule marque de son appartenance officielle à l'armée un badge témoignant de son actuel grade. Cette dernière s'inclina légèrement devant chacun des trois généraux et Orthographe en guise de salut, son air inexpressif toujours sur le visage. Lina lui répondit d'un signe de tête, Erin lui tendit la main pour qu'elle la serre. La caporale refusa d'un mouvement de poignet, avant de se tourner vers Corbeau qui n'avait pas bougé et de le saluer à son tour. Le cryomancien inclina un peu sa tête, avant de triturer sa montre. Lina haussa les épaules.

« – Okay, si tu veux, c'est pour toi la corvée de portail aujourd'hui. Allez, zou, tout le monde à l'intérieur ! »

Aussitôt dit, aussitôt fait. Le portail s'ouvrit et les quatre protagonistes, accompagnés du prince collé à Lina d'aussi près que ses limites le permettaient, franchirent le portail. De l'autre côté du vortex, Lina regarda autour d'elle, avant de lever les yeux au ciel.

« – Corbeau, espèce de volatile mal luné ! Tu étais obligé de nous projeter tout droit dans la salle du trône ?

– Je crois me souvenir que Style nous en avait donné l'autorisation et j'ai autre chose à faire que de faire le tour du palais inutilement, Lina. Cesse de geindre et salue, ils sont là. »

Ce disant, l'incriminé s'inclina très profondément, suivi par Erin, puis Phila. Lina regarda droit devant elle, avant de s'apercevoir que Corbeau avait raison : Les souverains étaient tous les deux sur leur trône, et, à en croire la main d'Intrigue sur la cuisse de son mari, ne s'attendaient pas à recevoir de la visite...

La jeune femme retint un rire par égard pour ses souverains et s'inclina à son tour, avant que Style ne se lève de son trône et ne se dirige vers ses visiteurs.

« – Vous avez beaucoup de choses à me dire, généraux, je crois. Et visiblement vous en êtes conscients vu que vous avez choisi d'atterrir directement dans notre salle du trône...

– Style, ne sois pas grognon, pouffa Intrigue qui arrivait derrière lui. Bien sûr qu'ils ont des choses à nous dire, nous sommes en pleine guerre. »

Le roi soupira, et fit signe au groupe de se relever. Lina s'étira discrètement, faisant craquer les articulations de sa colonne vertébrale avec un léger soupir de soulagement, avant de faire signe à Orthographe de s'avancer. La reine haussa un sourcil.

« – Qui est l'être sous cette cape, généraux ? Et d'ailleurs, je ne crois pas vous avoir déjà vue dans ma salle du trône, mademoiselle...

– Caporale Phila, votre Majesté. »

Intrigue sourit, alors qu'à côté d'elle Style continuait de détailler leur petit groupe.

« – Enchantée caporale ! Bien, pendant que mon mari fait son ronchon, et si vous me racontiez vos dernières découvertes ? De toute façon, il m'aurait fait un rapport complet ce soir, n'est-ce pas mon chéri ? »

Style haussa les épaules, et fit signe à Erin de parler. Surprise, cette dernière s'exécuta néanmoins.

« – Eh bien, vos Majestés, nous avons appris, peu après la mort de notre regrettée générale Senerum, que Kikoolol avait décidé de lâcher ses meilleurs lieutenants sur le terrain. Ces lieutenants étant les Grans Ortografeurs. »

Lina écouta distraitement Erin raconter leurs aventures, alors que derrière elle Orthographe se faisait tout petit, l'air pétrifié par sa propre honte. Phila laissa échapper un petit sourire alors que l'elfe mentionnait le cliché ultime retenu dans leur camp par les runes de Corbeau, et marmonna à Lina qu'elle aurait pu trouver un meilleur endroit pour le mettre que près des sous-officiers, elle avait déjà été réveillée plusieurs fois par les plaintes des membres de l'armée grammaticale. Cette dernière pouffa, avant de revenir au récit. Justement, Erin arrivait à l'être sous la cape.

« Et donc, votre Majesté, l'homme sous la cape, c'est Lina qui l'a récupéré. Et si j'ai bien compris, eh bien... Il s'agit du fantôme de votre fils, l'original. »

Lina soupira, alors que Style, devant elles, demandait d'une voix hachée s'il s'agissait d'une blague. Intrigue avait perdu son beau sourire. Et Corbeau, à côté d'elles, croisa les bras. Le spectre retira sa cape. Et le visage crispé de honte et d'appréhension de l'héritier du trône se révéla aux yeux des souverains, de ses parents, qui retinrent une exclamation. Style crispa ses doigts autour de la dague qu'il portait à sa ceinture, les yeux écarquillés, alors qu'Intrigue, elle, mit sa main devant sa bouche entrouverte. Mais aucun des deux ne laissa échapper un mot.

Attristée, Lina plissa les yeux et lança, sur un ton plus rude qu'elle ne le voulait :

« – Voilà donc le fantôme, qu'on a tiré de l'Âme des Âmes au prix de notre ex-espion. Accessoirement, et je suis désolée de vous dire ça Majestés, probablement le seul moyen qu'il nous reste d'anéantir les Grans Ortografeurs qui, comme Erin vous l'a dit viennent de son essence. »

Intrigue soupira, comme si elle avait déjà entrevu la fatalité de ce destin. Mais Style, lui, se mit à balbutier, les yeux pleins de larmes :

« – Mon fils... Mon fils est un fantôme vengeur ? Et voulait du pouvoir ? Mais... Mais c'est totalement contre nature ! »

Intrigue lui envoya un coup de coude accompagné d'un regard réprobateur que Lina ne comprit pas, mais cette dernière ne s'en préoccupa pas et haussa les épaules.

« – J'ai pensé pareil, mais la vengeance prend visiblement n'importe qui pour cible. Et son Altesse ici présente voulait se venger de ses tueurs. »

La reine soupira, avant de reprendre d'un ton plus égal.

« Bref. Reprenons... »

Elle se tourna vers Orthographe avec de grand yeux réprobateurs avant de lui faire signe de raconter son histoire. Ce qu'il fit, sans rechigner. À nouveau, Lina détourna le regard : Elle connaissait déjà l'histoire, et n'avait rien à ajouter au récit. Tout ce qu'elle pouvait faire pour le moment, c'était fixer le visage des souverains se décomposer à chaque nouveau mot que prononçait leur fils. Et bien évidemment, il n'y avait pas de meilleur moment qu'une distraction pour signaler à la Voix qu'elle pouvait intervenir.

Les tonalités aiguës de cette dernière arrachèrent une grimace à Lina, alors que Phila mettait ses mains sur ses oreilles dans un vain geste de blocage du son. Mais bloquer une voix dans son cerveau était quasiment impossible. Surtout quand cette dernière ne trouvait rien de mieux que de deviser avec enthousiasme sur les possibles endroits où pourraient se trouver les ennemis, et les paysages dont elle allait recueillir les souvenirs par les yeux des deux femmes. Lina commençait même à se demander si un cliché ne l'avait pas influencée pour qu'elle soit si embêtante, au point qu'elle avait envie de lui hurler de nouveau de se taire. Mais, dans la salle du trône, en présence des souverains, il était un peu plus compliqué de laisser sa colère éclater.

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