Chapitre 15, partie 1
Pourquoi fallait-il toujours qu'il pleuve au pire moment ? Est-ce que ces croyances sur le ciel qui pleure étaient vraies, finalement ? Où bien était-ce un énième pied de nez des clichés, qui allaient étendre leurs scénarios jusqu'au-dessus de la tombe de leurs ennemis tombés ?
Des funérailles ? Non, loin de là. Ils n'avaient pas eu le temps. Lina n'avait eu que celui de révéler à Style l'implication d'une de ses pires peurs dans la guerre, et ce dernier avait aussitôt mobilisé l'armée avant de se renfermer sur lui-même pour de bon. Sa Majesté n'était plus que l'ombre d'elle-même, loin de la figure apaisante qui rassurait le peuple alors qu'Intrigue prenait en main la situation. Loin du roi doux et solide comme un roc que Lina avait appris à connaître, Style n'affichait désormais que la façade d'un homme brisé, de celui qui a craint le pire et qui a eu raison. Et aujourd'hui, alors qu'elle venait mettre un bouquet de lys sur la tombe de Sky, simple pierre gravée dans le cimetière militaire de Wake'li, Lina était secrètement ravie qu'il pleuve, malgré tout ce que ce temps pouvait impliquer. Ravie, parce que les soldats et les prêtres qui l'entouraient ne pouvaient que trop facilement confondre la pluie qui tombait du ciel avec celle qui tombait de ses yeux.
Jusqu'alors, Lina Blackheart n'avait été que trop peu touchée par la guerre. Les soldats mouraient, mais ce n'était pas les siens. Elle n'y était pas attachée, et tellement proche de les voir que comme simples unités de stratégie que leur mort ne lui faisait rien d'autre que le regret d'avoir laissé la tristesse s'installer chez les autres. Elle se sentait détachée de tout cela, se battant pour gagner et non pour les venger, ne voyant leur mort que comme un sacrifice nécessaire. Mais aujourd'hui, la Mort venait lui rappeler, de la plus douloureuse des façons, qu'elle n'était jamais exempte du deuil. Aujourd'hui, elle ne portait le violet rituel de l'hommage aux morts que pour exprimer sa tristesse, et non apaiser celle des autres.
Elle posa ses lys sur la tombe sans rien dire, ne prêtant que peu attention aux prières de ses collègues, les autres prêtres. Elle avait déjà exprimé les siennes. Elle ne pouvait plus qu'espérer qu'elles accompagnent son mentor dans l'Autre Lieu, dans un endroit où la guerre ne ferait plus rage, où les morts ne vivraient plus qu'en paix. Laissant derrière elle désolation et peur.
La veille, elle avait fait une annonce dans le grand Temple du Créateur, une annonce à tous les autres fidèles de la sainte divinité. Elle avait décidé de se concentrer sur la traque et l'extermination des clichés, au poste de générale, qu'elle occuperait désormais à plein temps. Elle ne remplirait plus les obligations rituelles d'un cardinal, un membre de la branche du Partage, se contenterait de mener à bien sa mission de purification. Comme elle en avait eu le but au début. Ses supérieurs avaient un peu grincé des dents, à deux doigts de la limoger. Elle savait que son poste dans les ordres, qu'elle avait tellement lutté pour obtenir, se trouvait sur la corde raide. Mais c'était son devoir devant le Créateur et une générale de l'armée grammaticale a beaucoup plus de marge de manœuvre qu'une cardinale de la Sainte Création.
Perdue dans ses pensées, elle se dirigea vers l'extrémité du cimetière, sans se préoccuper des regards des autres prêtres. Son cas n'était jamais vu, sans doute. Une personne ayant réussi l'exploit d'atteindre le poste de cardinale en moins de sept ans, plus dévouée au dieu que certains fidèles dans les ordres depuis leur prime enfance, qui renonce à son poste ? C'était du jamais vu. Mais Lina savait, elle, que c'était la seule façon d'honorer sa foi. Peu importait les regards des autres. Désormais, seul comptait celui de son dieu.
Un mouvement attira son attention au bord du cimetière, alors qu'elle s'apprêtait à en sortir. Surprise dans sa réflexion, elle se tourna, et grogna à la vue du corps longiligne et de l'uniforme si particulier du Rat, qui passait ses mains dans ses longs cheveux noirs et gras avec distraction. Les mèches s'arrachaient par poignées, lui restant entre les doigts à chaque mouvement, mais il n'en avait cure. Il se contentait de fixer Lina.
Méfiante, cette dernière s'approcha, prête à invoquer son arme attitrée ou à sortir un couteau de sa veste. Mais le Rat leva une main, dans un geste universel de demande de paix, avant de faire quelques pas en avant pour se placer directement devant Lina, son air inexpressif toujours sur le visage.
« – Lina Blackheart, je vous attendais...
– En quel honneur ? »
Il soupira, avant de secouer sa main pour se débarrasser des mèches. Ses yeux d'un noir profond, des pupilles à la sclérotique, étaient fixés sur le visage de la générale wattpadienne.
« – Kikoolol m'a démasqué auprès de ses soldats avant de sortir ses dernières cartes. Et je ne parle pas de Mairù Claro ou de quantité négligeable telle Sretaz. C'est bien plus complexe que cela. »
A la mention de Mairù, Lina se crispa net. Il était suffisamment compliqué de se dire que son vieil ennemi se battait contre elle, risquant de tuer tout ce en quoi elle tenait, ne laissant plus que lui comme chose à quoi se raccrocher. Elle avait déjà le sentiment que cette guerre était perdue. Et entendre qu'il y avait bien pire qu'un homme capable de détruire d'un claquement de doigts certains des meilleurs soldats du continent voire du multivers lui donnait des frissons. Elle eut donc la seule réaction qui s'imposait.
« – Suivez-moi. Je crois que les généraux Corbeau et Erin voudront entendre ce que vous avez à dire. »
Le Rat hocha la tête, et suivit Lina dans un portail menant tout droit devant la tente des deux concernés. La jeune femme y rentra sans même se donner la peine d'annoncer son visiteur, trop stressée et de mauvaise humeur pour penser aux conventions sociales. Cependant, les deux occupants de la tente ne s'en formalisèrent pas. Ils se contentèrent de faire signe au Rat d'entrer, en silence, assis sur leurs chaises. L'ambiance était sombre, bien loin des rires d'il y a quelques jours. L'humeur était encore au deuil dans l'armée wattpadienne, jusque chez leurs chefs.
Le Rat s'avança jusqu'au centre de la tente, ne tenant pas compte des expressions vides de Corbeau et d'Erin. Avant d'annoncer à la cantonade, à peine Lina installée sur son lit :
« – Kikoolol a décidé d'envoyer ses lieutenants les plus fiables sur le terrain. »
Corbeau redressa la tête, les nouvelles informations le sortant de sa torpeur. Une lueur nouvelle brillait dans son regard, infime mais bien discernable. Ils allaient bouger. Enfin.
« – Et qui sont-ils ? Demanda Erin, suspicieuse. L'assassin de Sky ?
– Non, pas lui, il n'est que trop instable. C'est beaucoup plus complexe et ardu que cela. Dites-moi, mademoiselle Erin, que savez-vous du prince Orthographe ? »
Surprise, Lina redressa la tête. Qu'est-ce que venait faire le prince mort là-dedans ?
« – Pas grand-chose, fit Erin en haussant les épaules. Qu'il fût l'héritier du trône, que sa mort a décidé Style à mobiliser un maximum de monde, nous y compris. Pourquoi ? »
Le Rat eut un fin sourire, et croisa ses doigts entre eux avant de fixer, tour à tour, les trois chefs de guerre.
« – Son Altesse Orthographe est revenu sous la forme d'un fantôme vengeur. Et Kikoolol en a pris parti à peine l'a-t-il vu. Après avoir perpétré un rituel interdit sur sa personne, il a extrait de son âme trois êtres, pervertis et clichés au possible. Ce qu'on pourrait appeler des clichés ultimes. »
Les trois généraux étaient silencieux. Plus un bruit n'émanait d'eux, pas même dû à un quelconque mouvement. Plus rien. Ils étaient des statues. Et Lina était une statue horrifiée.
La complexité du rituel pour arracher l'âme d'un fantôme vengeur et la changer en son antinomie l'effarait, en plus de la dégoûter. Oser faire ça à ce qu'il restait de l'héritier du trône, pervertir sa nature même pour servir ses idéaux ? C'était sans conteste une des pires actions de Kikoolol jusque alors. Briser à ce point les lois littéraires, la morale du monde, et l'âme d'un innocent, tout ça pour la victoire ? Elle en avait envie de vomir. Et les dernières onces de respect qu'elle pouvait éprouver pour celui qui était autrefois son plus ancien ami venaient de disparaître avec l'écho des derniers mots du Rat dans l'air.
Ce dernier avait continué de parler sans se préoccuper du trouble de ses interlocuteurs, sa voix atone étant la seule source sonore de la tente. Et chaque mot faisait se crisper un peu davantage Lina.
« Ces choses se font appeler les Grans Ortografeurs. Ce sont des espèces de spectres, antinomies d'allégories littéraires, qui risquent de ne pas vous faire du bien, cardinale.
– Je risque d'être limogée dans peu de temps.
– De ce que je sais de votre Église, la marque rituelle qui vous couvre le dos restera, elle. »
Lina plissa les yeux. Il avait raison. Cette marque restait là pour rappeler à chacun la foi qu'il abandonnait. Et même si les pouvoirs créationnistes plus puissants que la moyenne ne servaient pas à grand-chose pour un homme seul, la sensibilité aux clichés ne s'embarrassait pas du nombre de prêtres sur place. Elle soupira, laissant la dernière phrase du Rat sans réponse. C'est Corbeau qui reprit la parole.
« – Et maintenant ?
– Maintenant ? Dit le Rat. Maintenant, les trois Grans Ortografeurs sont en route vers des cibles bien précises et je crois que Kikoolol lui-même a décidé de passer à l'action. Quant à Mairù... J'ignore ce qu'ils comptent faire de ses talents, mais il n'a pas eu l'air de sortir des Plateaux depuis l'attaque sur votre collègue. »
Lina soupira.
« – C'est bien notre veine...
– A vous de voir, générale Blackheart, ou cardinale, ou ce que vous voudrez. Je ne suis que celui qui transmettait les informations.
– Transmettait ? Pourquoi transmettait ? » tiqua Erin. Le Rat haussa les épaules.
« – Vous êtes douée pour décrypter les phrases des gens, vous. Kikoolol m'a découvert et exposé comme étant votre espion, et j'ai dû fuir avant que ses clichés ne m'achèvent. »
Les trois généraux grognèrent de concert. Il ne manquait plus que ça.
« – Bon. Où sont les Grans Ortografeurs maintenant ?
– Allez savoir. Je pense que vous saurez les dénicher. Ils se font bien remarquer. »
Lina se leva, furieuse, persuadée qu'il en savait plus qu'il en disait. Mais, au moment où elle chercha à se rapprocher du Rat, ce dernier disparut. Sans effets particuliers, sans sorties dramatiques. Il était juste parti, avec une soudaineté qui fit grincer des dents à la jeune femme.
Cette dernière se redressa sur elle-même, et fixa ses deux collègues.
« – Je suppose qu'on mobilise l'armée ?
– Ouais, soupira Erin. Et vite. Je vais leur faire reprendre l'entraînement et les répartir dans les bastions qu'on possède déjà. Et on va chercher nous-même ces fameux clichés ultimes. Okay ? »
Lina sourit, avant de se relever pour de bon et de hocher la tête. Et c'est sur un silence déterminé qu'elle sortit, pour se diriger droit vers la tente contenant les armes d'entraînement. Elle devait encore travailler son esquive. Il fallait qu'elle arrive au niveau que sa générale lui avait fixé.
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