Chapitre 14, partie 1

La nouvelle année était arrivée, pleine de promesses et de renouveau, de joies et de victoires. Depuis la grande bataille à laquelle les historiens cherchaient déjà un nom, les clichés se tenaient tranquilles avec un zèle effarant, et on ne voyait même plus ne serait-ce que l'ombre d'une Mary-Sue dans un rayon de cinq cents kilomètres autour de la capitale. Et même si les généraux, blessés à divers degrés, avaient dû prendre un repos forcé durant une bonne semaine, le nettoyage de Wattpadia n'avait pas cessé.

Lina en était venue à se demander si ses pressentiments étaient justes, si tout n'allait pas bientôt s'achever au final. Les jours passaient, et avec eux l'espoir revenait. La guerre était revenue à l'état de simple perturbation, comme avant l'assassinat d'Orthographe. Et seule la paranoïa de Style empêchait Sky de rendre une partie de l'armée à ses mondes d'origine.

Janvier passa, et avec lui un nouveau lot de victoires. La générale se sentait bien pour la première fois depuis des années. Elle avait revu Azul depuis, avait mené des missions avec Phila et Chlorak, d'abord pour la guerre, puis des missions de voyageuse yürhamah. Elle prenait désormais le temps de faire la récitation rituelle du Créateur à toute l'armée, les dimanches, dans son temps libre. Et du temps libre, elle en avait.

Durant le courant du mois, elle s'était soignée, entraînée, avait discuté avec ses amis, s'était rapprochée de ses camarades, avait même tenté d'approcher Phila. Si au début les deux femmes ne savaient pas trop de quoi parler, elles découvrirent vite qu'elles avaient beaucoup plus en commun qu'elles ne le pensaient. Et assez vite, un semblant de lien se tissa. C'était peu, mais suffisant pour que Lina accepte son intégration officielle dans l'armée et regarde elle-même pour d'éventuelles promotions.

Aujourd'hui, alors que février venait juste d'arriver, la générale se sentait ôtée d'un poids qui lui pesait depuis la capture de Suzu. Il n'y avait plus trace d'une quelconque entité surpuissante, Originalité leur avait finalement présenté le Rat à tous les trois, et elle pouvait juger d'elle même des progrès faramineux de l'armée de Wattpadia. Tout avait changé, oui. Mais en bien.

Se dirigeant vers leur tente, elle repéra Sky qui en sortait. Elle semblait un peu contrariée, se dit la jeune femme en se rapprochant. C'était bizarre. En espérant qu'il ne s'agissait pas d'un problème.

« – Sky ? Vous... Tout va bien ? »

L'interpellée releva la tête et sourit à Lina, lui faisant signe de se rapprocher. Et, malgré son sourire, cette dernière s'aperçut que quelque chose s'était brisé dans son regard. Il y avait bel et bien un problème. Et un problème dont Sky ne comptait pas parler.

« – Ah, Lina ! Si, si, tout va bien. Corbeau est en train d'organiser la prochaine offensive sur le Nord. Il n'a même pas voulu que je l'aide, le coquinou ! »

Lina sourit, en partie à cause du surnom, et en partie à cause du lointain souvenir d'un Corbeau râleur qui venait de lui revenir. À l'époque, il ne pouvait même pas espérer monter une stratégie seul. Même général, il était toujours soumis à celles de Sky. C'était il y a deux mois, pourtant cela lui semblait tellement loin... Il s'était passé tellement de choses entre temps, se dit-elle.

Mais Sky, elle, conservait cette lueur triste dans le regard. Il y avait quelque chose qui clochait. Mais avant que Lina n'ait pu lui poser la moindre, question, elle sourit.

« – Ah au fait ! Bonne nouvelle ! Vous avez du courrier. J'ai toujours pas compris comment les lettres d'Erin étaient arrivées aussi vite mais bon, elles sont là, c'est le principal ! Corbeau a lu les siennes, Erin est en train de le faire, il manque plus que toi ! »

La jeune femme sursauta.

« – Attends attends attends. J'ai du courrier aussi ?!?

– Eh oui ma grande ! Tu sais les générales, ça passe pas inaperçu. Allez, va lire, on en discute après ! »

Ne pouvant en croire ses oreilles, elle obtempéra, se dirigeant vers la tente avec son air ahuri sur le visage. À l'intérieur, il y avait Corbeau, en train de jouer aux petits soldats avec une expression pensive sur le visage, et Erin, un morceau de papier en main et le sourire au lèvres. Et sur son lit à elle, une petite pile d'enveloppes, qui d'ici dégageait divers parfums, de la rose à l'amande en passant par le musc. Des parfums qui lui étaient familiers. À n'en pas douter, ces lettres ne dataient que de quelques jours auparavant.

Elle s'assit sur son lit et s'empara de la première lettre, avant de la décacheter avec délicatesse et de la lire. Un sourire se dessina lentement sur ses lèvres. Les mots avaient du pouvoir, dit-on dans les contrées. Sans doute le pouvoir de rendre heureux en était il un.

Elle avait beaucoup repensé aux mots de Sretaz alors qu'elle récupérait de ses blessures, aux arrêts pour convalescence. Si elle en croyait sa formulation, son choix de mots, et même ce qu'il avait dit, l'attaque sur sa confrérie, en plus d'avoir été ordonnée par lui, avait été faite sans l'accord de Kikoolol. Pour une raison qu'elle ignorait, ce dernier n'avait pas été ravi d'apprendre ça, d'après le lézard. Cela voulait sûrement dire que personne ne prendrait plus sa confrérie pour cible à cause d'elle. Oh, bien sûr, le doute était toujours présent. Il existait forcément un risque, la sécurité parfaite était impossible. Mais, alors qu'elle déchiffrait les lettres de ses amis, plissant parfois les yeux pour lire un mot mal écrit, souriant alors qu'ils décrivaient leurs anecdotes, tout ce qu'elle avait loupé, et les nouvelles de chez elle, elle ne pouvait empêcher la nostalgie d'envahir son corps. Une larme incongrue coula le long de sa joue alors qu'elle ressentait toute la fierté, toute l'affection, tout l'amour qu'exsudait ces mots. Un sourire se dessina sur ses lèvres alors qu'elle repensait à leurs visages, désormais plus entachés d'une seule once de culpabilité. Et elle soupira au moment où elle lut les derniers mots, si anodins mais pourtant si lourds de sens, qu'elle avait entendu des dizaines de fois sans pouvoir les retourner à l'expéditeur, le petit « je t'aime » au bas de la lettre de son meilleur ami.

Peut-être qu'elle pourrait les revoir, maintenant.

« – Tout va bien, Lina ? »

L'interpellée releva la tête. Corbeau avait délaissé ses cartes pour se tourner vers elle, et Sky était arrivée dans la tente, son faux sourire toujours sur le visage. C'était eux qui l'avaient appelée, dans une synchronisation étonnante, et à présent se regardaient avec une expression teintée d'amusement. La jeune femme sourit, posant ses lettres.

« – Oui, oui, tout va bien. Ça fait juste bizarre.

– Je suis d'accord, renchérit Corbeau. Je n'ai jamais reçu autant d'amour quand j'étais avec eux. C'est tellement perturbant que je me demande même si on ne les a pas manipulés. »

Sur ces mots, il pouffa, accentuant le côté bon enfant de sa remarque. Lui aussi semblait détendu, heureux presque.

« Tu ne comptes toujours pas les revoir ? »

Lina pouffa. Dans le mille.

« – Pas mal de choses ont changé depuis la dernière fois où je t'ai dit ça, à commencer par la mort de cette sale face de lézard. Alors ouais, peut-être. Chais pas. Si ça reste calme, si ça se termine vite... »

Elle s'allongea dans son lit avec une expression béate, soupirant d'aise. Les beaux jours revenaient, la guerre avançait bien, et elle avait reçu des lettres de ses anciens amis. Tout semblait parfait.

Elle était tellement détendue qu'elle ne vit pas Sky sortir de la tente.

Le soir tomba, et la générale n'était toujours pas revenue. Même à l'heure du repas, alors que Lina posait sur la table avec contentement des assiettes remplies de pâtes aux légumes, elle n'était toujours pas revenue. Et son assiette pleine, refroidie par le vent infiltré dans la tente, ne tarda pas à côtoyer les restes du repas des trois autres.

« – Elle est en retard, » grommela Corbeau.

Lina était plus inquiète qu'agacée. Sky ne loupait jamais un repas. C'était le genre de moments où elle ne perdait pas une seule occasion de parler, de répandre sa bonne humeur sur la table. Sans s'en rendre compte, elle était devenue dépendante de sa joyeuse présence, et le silence qui avait réglé à la table ce soir-là lui avait donné des frissons. Tout en elle criait que ce n'était pas normal, et le malaise finit par être trop fort.

Elle reposa son livre sur son lit et se leva.

« – Je vais voir où elle est. Qui vient ?

– Moi. »

Corbeau s'était à son tour redressé. Erin haussa les épaules.

« – Allez-y. Je reste ici au cas où elle rentrerait. Ma blessure fait encore mal, j'ai pas envie de sortir. »

Les deux autres acquiescèrent et Corbeau sortit de la tente, suivi par Lina.

Ils marchèrent longtemps dans le campement, guidés par la lumière de la lune qui commençait à se lever. Le silence régnait entre eux, mais loin du trou gêné qu'on aurait pu croire, c'était un silence apaisant, plus communicant que les mots entre ces deux-là. Lina n'était pas spécialement bavarde, le Chevalier, silencieux comme une tombe. Alors ils se taisaient, et laissaient leurs gestes s'exprimer pour eux. Un mouvement par ci, un montré du doigt par là. c'était largement suffisant pour exprimer leur inquiétude mutuelle.

Sky était introuvable. Et Lina commençait à paniquer. Les restes d'une ancienne paranoïa lui revenaient en pleine figure, et ses mouvements se faisaient plus saccadés alors que dans sa tête tournaient toutes sortes de scénarios horribles. De Kikoolol arrivé au camp à la visite surprise d'un de ses lieutenants, voire même de la résurrection de Sretaz, tout y était.

Corbeau, la voyant paniquée, se contentait de lui presser l'épaule à intervalles réguliers. Mais même la conscience de sa présence ne suffisait pas, et les scénarios prenaient de plus en plus d'ampleur, de plus en plus de terreur. Enlever Sky signifiait décapiter l'armée, mais aussi leur moral. La femme restait leur mentor, et Lina se sentait toujours à ses ordres, peu importe son poste. Pour la première fois depuis longtemps, elle ressentit la peur de perdre un chef.

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