Chapitre 14 : La Chute d'un Titan*

« Nous vénérons Mort ; car de toutes choses présentes en ce monde, elle est la seule à être sûre. »

Vivre avec la Mort, livre saint officiel du culte de la Mort, chapitre 18, verset III

« Les héros, ce ne sont pas les vieux décrépits qui ont vu passer trois rois et se morfondent sur leur terrasse en ressassant leur glorieux passé. Ce sont ceux qui savent transformer leur glorieux passé en glorieux présent, et je veux être de ceux-là. Jusqu'à ma mort, je serai le héros qu'attendent ceux que j'aime. »

Khalil Behrooz

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Jamais nouvelle année en période de guerre n'avait commencé sous de meilleurs présages. Ils avaient fêté l'avènement de l'année 3655 du calendrier wattpadien sous l'auréole de la victoire, et les clichés, sans doute douchés par leur débâcle de décembre, n'avaient plus montré le bout de leur nez de la forteresse du Nord. Il n'y eut à peine quelques combats isolés durant le mois de janvier, et, en fin de celui-ci, Wattpadia pouvait affirmer avoir repris tout son territoire originel, les Plateaux exceptés.

Les généraux, bien qu'ayant dû prendre un long repos suite à cette bataille, avaient eu bien des fois leur rôle à jouer durant cette phase pré-victoire. Du campement, Lina avait pu établir les programmes d'entraînement, Erin sortait régulièrement pour voir les soldats et parler aux blessés, et Corbeau lui s'était enhardi au point de suggérer de son côté plusieurs stratégies d'attaque dans le dos de Sky. Une idée audacieuse mais qui s'était avérée excellente, car la plupart des offensives qu'il programmait réussissaient au-delà de toute espérance.

De nouveau, la guerre était une simple perturbation dans les rues de Wake'li, un sujet de conversation ne dépassant pas la simple inquiétude. La seule chose empêchant Sky de rendre à leurs univers les troupes empruntées était les ordres stricts de Style, qui refusait tout relâchement avant d'avoir la certitude de leur victoire ; et, selon Lina, c'était bien avisé, car cela avait pu élargir leurs possibilités et maintenir une pression adéquate sur l'armée ennemie.

Autant dire que maintenant, elle avait un temps libre impressionnant. Qu'elle employait à diverses missions lui permettant de ménager ses blessures pas tout à fait cicatrisées ; elle s'apprêtait par exemple à aller voir les habitants d'Erdenn'aëll, à qui s'était rajoutée Phila depuis quelques mois.

Cette dernière ne se mêlait que rarement aux autres gens, et avait repris ses voyages en gardant néanmoins une maison dans la ville, sans doute en cas de gros problème. Miya, il y a quelques jours, l'avait prévenue qu'elle était de retour, et Lina aimait bien discuter avec elle. Même si elle n'était pas spécialement bavarde et que Lina avait vite appris à éviter d'aborder le sujet de la religion, elle apprenait un tas de choses sur le monde d'où elle venait.

Elle apparut au cœur d'une Erdenn'aëll animée, et tomba aussitôt sur Phila en train de faire ses courses. Tant mieux, se dit Lina, au moins elle n'aurait pas à la chercher. L'autre femme, la voyant sortir du portail spatiotemporel, lui fit un signe de tête, l'invitant à la rejoindre, et elle ne se fit pas prier. Un regard vers ses possessions lui apprit qu'une expédition se préparait.

« —Tu repars bientôt en voyage ?

—Hm, oui. Je n'ai toujours pas trouvé de trace d'Akai, et tant que c'est calme... »

Lina espérait que cela reste calme longtemps, mais elle ne s'exprima pas, se contentant d'aborder le sujet des endroits de Wattpadia que Phila n'avait pas encore pu fouiller. Akai, son amie, semblait être une personne très résistante à en juger par la description qu'en faisait Phila, mais elle n'aimait pas beaucoup l'idée d'une personne seule sur les routes en temps de guerre, surtout que d'après les quelques informations qu'elle parvenait à arracher, elle ne passait pas dans les grandes villes.

La conversation dériva sur la relation qui unissait Phila et Akai, et Lina put voir le demi-sourire sur les lèvres de Phila lorsqu'elle abordait le sujet de son amie.

« —C'est vrai, nous n'avons pas passé beaucoup de temps séparées. Elle et moi avons de très nombreux projets, et de manière générale je ne m'imagine pas vivre ma vie de mon côté.

—Sacrée belle amitié que t'entretiens là, sourit Lina. Ça fait combien de temps ?

—Je n'appellerais pas ça une amitié. C'est plus que ça, même si les sentiments romantiques... hors de question. Mais pour répondre à ta question, cela doit faire bien six ans. »

Une amitié plus qu'une amitié... Oui, ça faisait sens. Lina, aromantique de première, aimait beaucoup entretenir ce genre de relations dans un temps passé. Elle s'était faite quelques « amis » de la sorte durant ses voyages, au point de les inviter à vivre avec elle à sa confrérie. Plus que des amis, c'étaient des partenaires, sans l'idée de relation amoureuse dont elle se savait incapable. Ils avaient parlé d'enfants, d'installation ensemble, d'avenir, avaient entretenu une proximité physique qu'elle n'autoriserait même pas à Corbeau et Erin. Et puis l'une d'entre elles était morte, et tout avenir était devenu nul et non avenu.

Un frisson la parcourut à cette idée. Elle avait mis longtemps, très longtemps avant de pouvoir envisager de nouveau être proche des gens de la sorte. Et puis, une personne qui lui était très chère lui avait fait une déclaration d'amour, et... Elle n'était certes pas très correcte, mais pas au point de remuer le couteau dans la plaie comme ça.

Phila, remarquant son trouble, claqua des doigts devant ses yeux, la ramenant à la réalité.

« —Y'a un problème ?

—Mauvais souvenirs. Rien d'important. Tu cherchais autre chose ? » lança Lina, fixant du regard les étals du marché d'Erdenn'aëll.

Il s'avéra qu'il lui manquait seulement de la corde, et Lina prit congé d'elle après la fin de ses achats, un peu dans le vague. Les évènements actuels, après tout, n'avaient vraiment pas aidé à enfouir ces souvenirs désagréables.

Un petit vent typique du début de février effleura sa joue alors qu'elle revenait dans le campement, jouant avec ses cheveux. Un juron fort peu aimable aux lèvres, elle empêcha sa tignasse de faire n'importe quoi avant de se diriger vers la tente de Sky. Justement, cette dernière en sortait, une légère moue sur son visage poupin, et venait de s'adosser au piquet d'entrée. La barre de bois vibra sous le poids exercé.

Pourquoi Sky faisait la moue ? Lina se surprit à espérer qu'il n'y ait pas eu de mauvaises nouvelles, ce n'était vraiment pas le moment. Elle s'était trop habituée au confort actuel, et au sourire rassurant de sa générale lorsqu'elle devait donner des ordres. Elle haussa les épaules et se rapprocha d'elle ; la meilleure manière de savoir, c'était de demander.

« —Dites ma gén- Sky. Est-ce que tout va bien ? »

La concernée haussa un sourcil, mais ne releva pas la maladresse de Lina, se contentant de lui pincer la joue.

« —Rien dont tu doives t'inquiéter, ma puce ! Juste une succession de mésaventures pour la pauvre vieille moi. Mes cheveux refusent de coopérer aujourd'hui, je vais encore devoir passer trois heures au moins à m'en occuper... Ah, et, votre courrier est arrivé avec quelques jours de retard, ma hache s'est rouillée et je suis en quelque sorte mise à pied puisque Corbeau prépare la première grande offensive dans les Plateaux ! Rien de bien grave, comme tu vois ! »

Lina haussa les sourcils. Elle ne trouvait rien de vraiment différent dans la tignasse brune de Sky... Quoique, elle semblait plus indisciplinée que d'habitude, certes, mais pas au point de la gêner. Enfin, elle n'allait pas parler coquetterie, une chevelure aussi bouclée n'était absolument pas dans son ressort de compétences. Ce qui l'intéressait, c'était l'arrivée de son courrier. Qui avait bien pu lui écrire ? Elle n'avait pas reçu la moindre lettre depuis près d'un an !

« —Du courrier ?

—Mais oui mais oui. Je crois qu'il a eu un peu de retard car il a fallu aller le chercher dans le Temple interdimensionnel de la Place Fantasy, en tout cas pour Erin. Mais il est bien là. Allez, file le lire, moi j'ai des boucles à arranger un tant soit peu ! »

C'était évident qu'elle était congédiée. Et comme elle se doutait que personne n'avait pris la peine de mettre ses propres lettres dans sa tente, elle salua Sky avant de se diriger dans la sienne. La générale lui ébouriffa les cheveux au passage, mais son geste manquait de vigueur ; d'ailleurs, Lina était presque sûre que son regard avait moins d'éclat que d'habitude. Etrange... Elle lui poserait des questions après le courrier. Difficile de penser, tout de même, qu'une série de petits désagréments de ce genre suffisaient à attrister autant sa volubile générale.

Elle avait eu le bon instinct, car la pile de courrier fermé sur la table ne pouvait appartenir à Corbeau ou Erin. Pas à Erin, car cette dernière lisait déjà ses lettres sur un des fauteuils, un large sourire aux lèvres ; et pas à Corbeau, car un petit tas d'enveloppes ouvertes côtoyaient sur la table le set de stratégie qu'il utilisait.

Erin la salua gaiement, mais Corbeau ne prit que la peine de hocher la tête, bougeant un des soldats de plomb sur le plateau représentant les montagnes du Nord. Il la gratifia également d'un grognement de salutation. Lina eut un petit sourire.

« —Occupé à notre planification de victoire, général Corbeau ?

—Hmm. Une ébauche. J'ai insisté pour faire une stratégie par moi-même mais pour une bataille de cette importance, je pense que je vais tout de même demander l'approbation de Sky. Elle est bien plus expérimentée que moi. »

Ce n'était déjà pas mal, se dit Lina en le voyant placer un pion volant sur le plateau. Jusqu'à il y a une date récente, c'était Sky qui avait le monopole de la stratégie. Une situation rassurante pour elle mais sans doute frustrante pour Corbeau, qui n'avait pas eu l'occasion de vraiment s'entraîner.

Mais bon ! Son courrier l'attendait, et elle n'avait aucune envie de regarder des pions bouger alors qu'elle n'y comprenait rien. Elle rafla son paquet de lettres et se laissa tomber sur une des chaises, son petit couteau en main. La lame ne tarda pas à glisser sur le papier des enveloppes, libérant les lettres l'une après l'autre.

Les mots avaient du pouvoir. Ils avaient la capacité de rendre aussi bien heureux que triste, terrifié que rassuré, et d'abattre avec peu d'effort les barrières les plus hautes. Aujourd'hui, Lina appréciait le bonheur qui en charriait, le pouvoir de la rassurer et de l'entourer de cette douce chaleur tant attribuée à l'affection.

Sretaz avait été le seul instigateur de l'attaque de sa confrérie, selon ses propres mots. Même Kikoolol ne semblait pas s'abaisser aussi loin. Cela avait pulvérisé l'hypothèse disant que les clichés avaient eu un grief particulier à l'égard des siens, et elle ne pouvait cacher avoir eu le secret espoir que plus personne ne les prendrait pour cible, maintenant. Oh bien sûr, elle était générale, jusqu'à la fin de cette guerre elle devrait se montrer particulièrement prudente quant à la surveillance de ses relations ; mais après ? Lorsque la paix règnerait de nouveau, elle serait plus tranquille, devoirs ou non... Elle aurait sûrement l'occasion de tous les revoir sans les mettre davantage en danger.

Elle parcourut les mots, assemblages de lettres si banaux qui pourtant exprimaient les plus drôles anecdotes, les meilleures nouvelles et les mots d'affection les plus tendres. Son sourire collé au visage, elle les lisait expliquer à quel point ils étaient fiers d'elle, à quel point elle leur manquait, à quel point ils l'aimaient. Elle pouvait s'imaginer leurs voix prononcer les mots écrits, leurs sourires alors qu'ils lui expliquaient tout ce qu'elle avait pu manquer. Et elle ne put s'empêcher de laisser échapper un rire en voyant son meilleur ami expliquer avec force détails le dernier piège qu'il avait mis au point pour ses collègues.

« ... Et ils se sont tous pris le seau d'eau sur la tête, disait la lettre, d'une écriture brouillonne mais encore bien lisible. J'avoue que j'ai bien rigolé, mais moins lorsque je me suis retrouvé obligé à nettoyer le sol. Les punitions sont dures... j'aurais aimé que tu sois là pour qu'on en rie ensemble. Et pas seulement pour que j'aie moins de sol à nettoyer, hein ! »

La précision n'était pas nécessaire. Lina avait très bien compris. Et elle avait aussi compris qu'ils lui manquaient énormément.

« —Oh ! Allo Lina Frosilæn, ici le Temple de la Lune ! Tout va bien ? »

L'interpellée sursauta, remarquant seulement maintenant que ses yeux étaient humides et qu'elle souriait tellement qu'elle en aurait mal aux joues pendant des semaines. C'était Erin qui venait de l'appeler, reposant ses propres lettres : Son interpellation, bien que rude, avait été prononcée sur un ton joueur et son propre sourire indiquait qu'elle devait très bien comprendre ce que Lina ressentait. Elle posa à son tour son courrier, sourire toujours aux lèvres.

« —Petite attaque de la nostalgie, rien de plus ! Ça file un sacré bourdon ces machins.

—Je peux comprendre, soupira Corbeau sans relever la tête de son plateau de stratégie. Je crois bien n'avoir jamais reçu tant d'amour alors que je me trouvais encore officiellement à leur commandement. C'en est au point où je me demande si on ne me leur a pas jeté un sort de contrôle mental. »

Lina se demandait s'il plaisantait. Parfois, avec cet animal-là, c'était dur à dire. Mais elle choisit de prendre sa remarque à la rigolade et laissa échapper un accès d'hilarité, avant de reposer son couteau.

« —Bon ! Je vais déposer tout ça dans ma tente et réfléchir à des réponses, et puis j'irai voir ce que fout Sky. Elle a eu du courrier ?

—Oui, mais elle l'a dévoré en moins de cinq minutes avant de se mettre à récriminer contre ses cheveux et sortir, pouffa Erin. Entre nous, je la comprends. J'ai vu de nombreuses personnes avec des cheveux crépus dans mes voyages, c'est une horreur à entretenir quand il faut s'y mettre. Tu risques surtout de la déranger pendant un de ses lavages.

—Bah ! J'ai besoin d'un bain, de toute façon. Période rouge, je pisse le sang. Je ferais mieux d'y aller maintenant, d'ailleurs ! »

Erin émit un rire à la mention de ladite période, alors que Corbeau haussait les épaules. Ce fut sur ces mots que Lina sortit de la tente, après avoir salué les deux autres. Une fois les précieuses lettres bien en sécurité dans son coffre, elle se dirigea vers la tente où elle savait que les femmes prenaient leur douche, dans l'espoir d'y trouver Sky. Son air triste l'inquiétait vraiment, et elle ne repartirait pas avant d'avoir trouvé une explication.

C'est entourée d'une serviette et en face d'un baquet qu'elle trouva Sky, en train de masser ses cheveux avec le contenu d'un flacon d'huile spéciale. Lina ne put empêcher son regard de dévier. Elle avait vraiment beaucoup de cicatrices... Et l'énorme qui recouvrait ce qui était autrefois son sein gauche prenait tant d'ampleur qu'elle dépassait de la serviette, recouvrant jusqu'à sa clavicule. Tant de marques de guerre...

Elle secoua la tête. Elle n'était pas là pour ça, que diable ! Il fallait qu'elle parle à Sky, et puis après elle prendrait une douche. Elle avait l'impression d'avoir accumulé une telle quantité de crasse qu'elle s'était transformée en golem.

La générale redressa sa tête en l'entendant arriver, reposant sa bouteille d'huile de massage. Un sourire se dessina sur ses lèvres.

« —Un problème, ma puce ?

—Nah, je voulais juste prendre une douche. Mais puisque je suis là, on en parle de votre air triste ? »

Elle poussa un profond soupir, avant de réajuster la serviette sur son torse et se redresser.

« —Tout va bien, enfin. Je vais profiter de ma période de tranquillité pour aller sur la tombe de mon prédécesseur, c'est peut-être juste ça qui me chiffonne.

—Partez pas trop loin, hein. Corbeau veut votre approbation pour sa stratégie quand il l'aura terminée. »

Cette fois, elle en était sûre. La lueur dans les yeux de Sky venait de se rallumer.

« —Ah ? Eh bien, j'irai voir après le dîner, s'il l'a finie... Enfin bon. Et je t'ai déjà dit de laisser tomber le vouvoiement ma puce ! »

Elle fit un large geste de la main, manquant de faire tomber sa bouteille d'huile. Son sourire était de retour sur ses lèvres.

« —En attendant, je ne te retiens pas plus longtemps, Lina ! Va donc te doucher, moi je dois encore m'occuper de ma crinière. Allons, file ! »

Lina était très clairement congédiée. Des interrogations plein la tête, elle se dirigea vers un autre baquet, ressassant tout ce qu'elle avait appris de son ancienne supérieure. En tout cas, elle avait soulevé bien plus de questions que de réponses.

Le soir tomba sans que Corbeau n'ait vu trace de Sky. Malgré sa promesse de se montrer à l'heure du repas, il n'y avait pas la moindre nouvelle d'elle lorsque Lina reposa son assiette vidée de son contenu, et encore moins lorsque le vent commença à rafraîchir les restes de nourriture alloués à la générale.

« – Elle est en retard, » grommela Corbeau.

Malgré l'incroyable évidence de sa remarque il avait raison. Sky n'avait jamais été en retard jusqu'alors. S'il y avait un repas de prévu entre les quatre généraux, elle ne le manquait jamais. En plus de ça, ils étaient dans sa tente, le set de stratégie avec l'assemblage et les notes prises par Corbeau trônant sur une autre table : il était impossible qu'elle ne se soit pas montrée pour des raisons aussi triviales qu'une maladie ou un refus de les voir. Et même alors, pourquoi refuserait-elle de les voir ? Elle avait manifesté tant d'affection à leur égard...

Non, ce n'était clairement pas normal, et Lina sentait son estomac agité par une vague d'inquiétude. Où était-elle passée ?

Le malaise finit par devenir trop fort, et elle repoussa sa chaise.

« – Je vais voir où elle est. Qui vient ?

– Moi. »

Visiblement, Corbeau partageait ses pensées. Erin, de son côté, se contenta de hausser les épaules.

« —Moi, je vais l'attendre. Pas que je m'inquiète mais il faut que quelqu'un soit là si jamais elle était simplement en retard, et ma blessure me fait encore mal. Pas spécialement envie de marcher. »

On ne pouvait le lui reprocher. Lina hocha la tête et sortit de la tente, suivie par Corbeau.

La lune commençait à se lever sur le campement, marque d'une nuit tombant toujours aussi tôt même avec la fin de l'hiver approchant. Le silence régnait sur le campement, puisque personne ne sortait après manger sauf cas exceptionnel ou tours de garde, mais aussi entre eux ; Corbeau n'avait jamais été un gros parleur, et aujourd'hui encore moins. Il se contentait de pointer à Lina une direction après l'autre, alors que celle-ci, n'ayant pas spécialement envie d'entretenir une conversation stérile, laissait le calme régner entre eux. C'était bien aussi, parfois, le silence. Même s'il était propice aux pires pensées, dans la situation présente.

Mais Sky resta introuvable un long moment, faisant grimper la panique de Lina à un très haut niveau. Dans sa tête, toutes sortes de scénarios plus désagréables les uns que les autres se jouaient, stimulés par le silence. Kikoolol arrivé au camp. Un de ses lieutenants en visite surprise. Sretaz ressuscité. Pire. Tout y passait.

Corbeau voyait bien son niveau de panique. Il s'autorisait parfois à lui poser la main sur l'épaule, la guidant, l'arrachant parfois à ses horribles hypothèses. Mais cela ne servait pas à grand-chose, à vrai dire, vu que Lina prenait la pleine mesure de ce que perdre Sky Senerum signifiait. L'armée décapitée, le moral des troupes à zéro, et eux, pauvres gens inexpérimentés, propulsés du rôle d'icônes au rôle de chef des armées officiels et officieux sans personne pour les conseiller. Maintenant, alors que la guerre était presque terminée, ce serait le pire moment pour eux, et une opportunité unique pour les clichés.

Ce ne fut qu'après une longue demi-heure de recherches qu'ils la trouvèrent, sortant de la tente où étaient stockées les armes. Elle avait sa hache dans le dos, parfaitement nettoyée : Lina se souvint qu'elle devait la polir et en enlever la rouille, sans doute était-ce la cause de son retard... Mais on ne polissait pas une hache avec des papiers annotés de partout, et elle en avait plein dans les mains et dans les poches de son armure.

Il ne lui fallut pas longtemps pour les voir, et son sursaut de surprise indiqua à Lina qu'elle ne s'y attendait pas. Son visage était parfaitement souriant, comme d'habitude : mais c'était trop tard pour qu'elle puisse faire illusion, cette fois. Lina avait largement eu le temps de discerner les larmes coincées dans ses cils.

Elle grommela contre ses supérieurs décidément trop secrets, avant de hausser le ton.

« – Ma générale ? Tout va bien ? »

Sky se rapprocha d'eux, agitant une main gantée. Mais il n'y avait rien à faire, tout semblait faux dans son attitude. Lina commençait sérieusement à se demander ce qui avait bien pu abattre pareille montagne de joie, alors que son aînée présentait une façade si inébranlable. Corbeau, à ses côtés, haussa les épaules.

« —Vous êtes là... Je voulais parler de la stratégie d'attaque avec vous pendant le repas, mais on a déjà fini.

—Vraiment ? Sourit Sky. Désolée mon poussin, je n'ai pas vu le temps passer... Je crois qu'on va devoir remettre ça à demain. Allez donc dormir en attendant !

—Pas avant de nous expliquer ce qui ne va pas, » grogna Lina, les bras croisés sur sa poitrine.

Un profond soupir s'échappa d'entre les lèvres de Sky, avant qu'elle ne lève son visage vers le ciel. Quelques étoiles y apparaissaient déjà. Une quinzaine, estimait Lina.

« —Tout va bien, je te dis. Vous êtes capables de vous débrouiller sans moi, tout de même ! Allez, je dois y aller. Bonne nuit, les enfants. »

Elle ne leur laissa même pas le temps de répondre, ni même de lui faire noter à quel point sa voix était emprunte d'un étrange regret. Elle était déjà partie, d'un pas droit, se dirigeant droit vers sa tente en jouant avec le manche de sa hache. Derrière, Lina et Corbeau, laissés pour compte, ne purent que la suivre du regard alors qu'elle disparaissait entre deux tentes. Ce fut le moment que Corbeau choisit pour se tourner vers Lina.

« —Je ne devrais pas m'alarmer pour ça. Mais lorsque tu l'as appelée par son titre, elle n'a même pas réagi. »

La phrase tournait encore dans la tête de Lina, plusieurs jours après. Alors que Sky était introuvable.

Le camp semblait n'avoir rien remarqué, la vie quotidienne des soldats ne déviait pas d'un pouce. Des offensives, des changements de garde, des protections de bastions, mais aucune expédition de recherche. Lina avait même l'impression qu'ils savaient où elle était partie.

Devant pareille assurance elle se devait de donner le change. Que se passerait-il s'il s'avérait que Sky était simplement partie en mission, prévenant tous ses soldats, sauf eux ? Les risques politiques étaient considérables, ne serait-ce que pour le coup porté à la confiance de leurs soldats. Pire encore, au peuple. Un général, qui plus est le plus ancien, qui laisse les trois autres à l'écart, cela ne démonterait que de la méfiance, ou du mépris, ou toute autre émotion qui ferait perdre leur emprise sur l'armée aux trois camarades. Et ils avaient, plus que n'importe quel général, terriblement besoin de cette emprise.

Alors Lina se contentait de prier, chaque soir, au pied de l'autel de fortune qu'elle avait bâti et béni, pour que sa générale lui revienne saine et sauve, qu'elle soit simplement partie en mission, et qu'elle lui explique enfin son trouble. Pour qu'ils gagnent la guerre à ses côtés, que tout redevienne comme avant, et qu'elle puisse présenter à ses nouveaux amis les anciens. Simplement prier pour la paix.

Une prière perdue dans le vent avec les murmures des fidèles et le brouhaha du campement, qui parfois rejoignait l'oreille de Corbeau agenouillé à ses côtés, silencieux comme au premier jour. Une simple prière égarée au milieu de tant d'autres. Mais Créateur comme cette prière comptait pour Lina.

Aujourd'hui, ils étaient seuls devant l'autel, elle, Corbeau et Erin qui étaient venus l'accompagner dans sa prière. Cela faisait déjà six jours que Sky avait disparu, et elle craignait le pire sans pouvoir le montrer. Les deux autres étaient les seuls dans la confidence, en grande partie à cause de l'hypothèse que Sky soit juste en mission ; en grande partie parce que sa disparition paniquerait les troupes. Et sans indices, impossible d'aller la chercher.

Elle priait depuis l'aube, et sa seule indication du temps qui passait était la course du soleil. Elle estimait que cela faisait une heure qu'elle était agenouillée devant son autel, à genoux et les mains sur le cœur ; mais, à voir ses cernes et son visage bien plus pâle que d'habitude, on croirait la voir ressortir de plusieurs jours de silence pieux. L'inquiétude lui avait ravagé le sommeil, et elle pouvait à peine en parler.

Ce n'est que lorsqu'elle finit sa longue suite de prières qu'elle se redressa, avant de se tourner vers ses deux compagnons immobiles, qui n'avaient pas pipé mot par respect. Corbeau semblait, lui aussi, un peu endormi, mais Erin restait parfaitement alerte, et il arrivait à ses regards de dévier vers le ciel ou la forêt comme si elle s'attendait à ce que Sky en surgisse.

Mais en fait de Sky, ce fut une immense forme ailée qui fondit du ciel et atterrit en plein sur Corbeau, laissant une traînée de plumes sur son passage. Déstabilisé, le cryomancien ne put garder son équilibre, et il tomba au sol avec ce que Lina avait identifié pour un aigle royal. Aigle royal qui prit rapidement la forme couverte de blessure et hébétée d'un Seiji aux grands yeux écarquillés, presque vitreux.

Lina se figea. Seiji était parti un jour après Sky, sans laisser de nouvelles, mais elle ne s'imaginait pas le revoir dans un état pareil. Ses plaies se refermaient déjà, certes, grâce à sa capacité monstrueuse de soin ; mais ce qui ne s'effaçait pas, c'était le visage marqué par une peur absolue. Quoi qu'il soit allé faire, il en était revenu traumatisé.

Elle se précipita vers lui et le pauvre Corbeau étalé au sol trois mètres plus loin, entraînant Erin à sa suite, et releva son ami avec rudesse. Ce dernier cligna des yeux, éclaircissant ses prunelles bleues affectées par ce qui semblait être une profonde fatigue, et se tourna vers Lina en toussant.

« —Li... Lina, Erin, Corbeau... Enfin je... Vous trouve...

— Qu'est-ce qu'il t'est arrivé, sacré nom du Créateur ? Pourquoi t'es dans un état pareil ? »

Le ton d'urgence de sa voix sembla donner un coup de fouet au blessé, qui secoua la tête. Plus loin, Corbeau se redressa, un léger grondement s'échappant de ses lèvres, preuve que son agacement avait dépassé ses limites habituelles.

« —Je vais bien, Lina, merci... Qu'est-ce que ce boulet de canon à plumes fabrique ic– »

Il se tut net, ayant sans doute remarqué l'état dans lequel était Seiji. Tant mieux, Lina n'avait pas le temps de faire un esclandre. Elle redressa Seiji sur son arrière-train, observant l'état de ses blessures, avant de soupirer de soulagement : La plupart étaient propres, les autres nécessiteraient juste un peu de nettoyage et du temps à l'infirmerie. Il n'était pas en danger de mort.

Elle tenta de le redresser, mais il lui prit le bras.

« —Attends avant l'infirmerie, s'il te... S'il te plaît. C'est important. Les nouvelles... Ne sont vraiment pas bonnes... »

Sa fatigue ni sa terreur ne l'empêchèrent pas de récupérer un semblant de lucidité. Il se cala contre Lina qui le soutenait toujours, trop paniquée pour s'en préoccuper, et se mit à raconter les fameuses nouvelles qui ne pouvaient attendre d'être dans un lit.

Sky avait visiblement choisi d'emmener un régiment d'environ dix mille soldats pour tenter leur toute première offensive directement sur le territoire de l'ennemi. Respectant son propre plan stratégique, elle voulait instaurer une ou deux bases à l'orée des Plateaux pour, selon ses dires, « faciliter l'offensive préparée par le général Corbeau ». C'était Seiji qui l'avait entendue dire ça, car il l'avait suivie : sa fâcheuse tendance à se fourrer dans les missions des autres, tenta-t-il de plaisanter, mais la boutade tomba à plat devant l'air horrifié de Lina.

Rien ne pouvait aller mal, répétait Sky pendant toute la mission, au point que même Seiji en était convaincu. Mais Lina savait très bien qu'au contraire, tout pouvait aller mal. Pourquoi n'avait-elle pris que dix mille soldats pour traverser les plateaux ? Ne craignait-elle pas de tomber sur les meilleures troupes de Kikoolol ? Ses lieutenants ? Kikoolol lui-même ?

Elle aurait fait remarquer l'erreur à Sky si celle-ci l'avait proposée en réunion stratégique. Même elle ne pouvait que constater le gros souci de l'envoi de seulement dix mille hommes en plein territoire ennemi, sur leur terrain, alors qu'on n'avait vu que la piétaille et Sretaz à l'œuvre. Et là, il suffisait de regarder la mine sombre de Seiji, d'écouter sa voix teintée de tristesse et de l'observer baisser la tête pour comprendre que l'erreur avait été de conséquences incroyables. Irréversibles.

« – Du coup, après en avoir laissé environ les quatre cinquièmes derrière nous pour établir un camp, nous étions dans les Plateaux, quelque part dans un défilé. On s'attendait pas à croiser un ennemi, mais cet homme était là, lui. Et croyez-moi, vous ne voulez pas croiser sa route... »

Lina se crispa. Un des lieutenants, voire Kikoolol lui-même, était donc sorti de l'ombre. De nouveau, les scénarios envahissaient son esprit bien malmené par l'inquiétude, imaginant tout et pire que tout, un visage souriant se dessinant bien trop de fois dans ses hypothèses. Elle entendit à peine Erin reprendre le flux des questions, toute figée par l'horreur qu'elle était.

« – Pourquoi ce type a l'air de te faire aussi peur ? »

Seiji soupira. Avant de lâcher une bombe d'une voix atone, figeant net les trois personnes présentes.

« – Il a anéanti les deux mille soldats presque d'un claquement de doigts. Comme ça. Je suis, à ma connaissance, le seul survivant de l'équipée. »

Les mots avaient du pouvoir. Certains réparaient, d'autres blessaient. Et d'autres encore, comme les quelques mots laissés échappés par Seiji, pouvaient détruire toutes les illusions d'une femme tout juste sortie de ses doutes et de ses peurs. Il avait suffi de quelques mots pour que Lina comprenne l'horrible vérité.

Il n'y avait qu'une seule personne capable de faire ça avec autant de facilité. Une seule, à sa connaissance. Et ça faisait trop d'indices. Trop de recoupements.

C'était forcément lui.

« —Seiji.

—Oui, Li... Eh, ça va ?

—Je pose les questions, » grogna t'elle, le visage n'étant plus qu'un masque d'horreur et de rage. Contre lui, contre elle-même pour n'avoir su ignorer les signes, contre tous ceux qui avaient pu se douter de son implication dans cette fichue guerre pour n'avoir pas réagi de la bonne manière. Elle continua de parler, prenant sur elle à grand-peine pour que sa rage ne transparaisse pas dans ses paroles. Ni sa rage, ni sa terreur.

« Tu vas me raconter immédiatement avec le plus de détails possibles ce qu'il s'est passé. Sans rien omettre.

—Lina, commença Erin, il est blessé et tu es vachement brutale...

—Sans. Rien. Omettre. C'est grave, là. Bien plus grave que ce que t'imagines. Si c'est lui... Si c'est lui, on est foutus. End of the line. Seiji, vite. »

Corbeau se crispa. Lui aussi avait dû comprendre, il avait saisi à qui Lina pensait. A son tour, il se pencha vers le métamorphe, qui devant un ton aussi pressant et autant d'insistance à ce qu'il explique la situation, ne put que prendre une profonde inspiration pour ne pas s'étrangler, avant de raconter la suite du mieux qu'il pouvait, d'un ton sans saveur :

« – On était dans le défilé donc, et les soldats commençaient à être tendus. Sky avait emmené des prêtres, tu sais, et ils sentaient le cliché partout. Donc tout le monde crevait de peur. On commençait à se disputer lorsqu'on a vu ce gars. »

Il soupira.

« Il devait faire un bon mètre 80, bien droit dans ses sandales, les mains dans les poches de sa blouse. J'crois qu'il s'attendait pas à nous trouver là, mais il était là quand même en tout cas. Après il a commencé à... A nous menacer, je crois. Tout est tellement flou... »

Avisant les poings serrés de Lina, il secoua un peu la tête, l'air stressé ; et il y avait sûrement de quoi, vu le regard qu'affichait la générale. Un regard de haine et de peur, perdu dans des souvenirs anciens, des réminiscences terrifiantes. La description, quoique sommaire, de Seiji concordait trop bien avec ces visions du passé, et le rire dans sa tête prit encore plus d'ampleur. L'espoir de pouvoir un jour gagner cette guerre partait en fumée à chaque mot que prononçait le messager.

« Je crois bien que Sky était très stressée aussi. Et puis certains des gars... Ils l'ont reconnu ou je ne sais trop quoi, parce qu'ils ont commencé à l'insulter et se sont jetés sur lui ! Et puis... Et... »

Il ravala ses larmes, ignorant tout ce qui se passait autour de lui. Ignorant Corbeau, Erin et Lina, pendus à ses lèvres, plus silencieux que jamais. Ignorant les poings serrés de la cardinale dans l'herbe, ou son expression d'horreur absolue. Centré sur son récit, et sur un point au loin qui semblait être sa dernière attache au monde.

« Ça s'est passé tellement vite... Il... Il a fermé le poing, et les soldats ont explosé sous nos yeux ! Il y avait du sang et des restes partout, et lui... Lui, il souriait ! »

Un sanglot s'étrangla dans sa gorge, et les larmes si longtemps retenues finirent par couler le long de ses joues, accompagnées par un bruit de reniflement qui brisait à peine le silence de plomb installé dans la plaine. Le même silence qui emplissait la tête de Lina. Tout juste brisé par une seule phrase. Qui se répétait en boucle dans son crâne, à intervalles réguliers.

Ce n'est pas possible.

Ce n'est pas possible.

Ce n'est pas possible.

Ce n'est pas possible.

Pas lui.

Pas elle.

Erin lui serrait l'épaule, sans doute. Elle percevait à peine son contact, perdue dans ses visions alors que Seiji continuait de raconter. Mais le reste de l'histoire, elle n'en avait plus rien à faire. Elle n'en avait plus rien à faire, de savoir que Sky avait hurlé aux soldats de s'enfuir, que Seiji était le seul à avoir obéi, paralysé par la peur. Elle n'en avait plus rien à faire, qu'il ait entendu d'horribles hurlements avant de recevoir une onde de choc en plein dans le dos, ce qui l'avait fait chuter dans les arbres. Elle n'en avait plus rien à faire, du nombre de plumes qu'il avait perdues en se dirigeant vers le campement, entouré par un silence de plomb, le sang des autres soldats gouttant de ses vêtements.

Elle voulait juste confirmer ses doutes. Ou peut-être pas. Juste savoir à quel point ils étaient fichus.

« —Seiji.

—Oui ? »

La voix de la générale était dénuée de ton, son regard, entièrement vide. Elle ne se rattachait qu'à ce secret espoir que l'homme soit Kikoolol. Kikoolol était bien moins à craindre pour elle que... L'autre option.

« —L'homme. À quoi il ressemblait ?

—Eh bien, il avait les cheveux bleu turquoise. Et les yeux aussi, je crois. Ils brillaient fort. Et puis il avait une marque, une espèce de sceau sur le visage, et son bras droit était entièrement constitué d'une sorte d'énergie... »

Il n'en fallut pas plus pour briser la dernière once d'espoir de Lina. Quatre phrases. Quatre phrases qui confirmaient ses pires craintes.

« — C'est pas vrai... »

Erin redressa la tête.

« —Lina, eh, ça va ? »

Celle-ci l'ignora.

« – C'était il y a combien de temps ? Et où exactement ?

– Deux... Trois jours peut-être, je ne saurais pas dire. Quelque part dans les défilés de ce que vous appelez les Plateaux des Clichés. Pourq... »

La jeune femme s'était déjà relevée, le coupant dans son élan. Sur son visage, rien de plus que le vide. Dans son cœur, rien d'autre qu'un froid.

« – On y va. Je veux constater moi-même l'étendue du désastre. »

Sans doute eut-elle de meilleurs réflexes que Corbeau, cette fois, puisque le portail s'ouvrit quelques secondes à peine après qu'elle eut mis sa main sur sa montre. Elle permit tout juste à Erin d'amener Seiji au bord du campement pour la prise en charge médicale avant de passer le portail. D'autres pourraient s'occuper de son cas. Elle, elle avait une horrible perspective à vérifier.

Il ne leur fallut qu'à peine deux heures pour sentir l'odeur de cadavre en décomposition, omniprésente dans l'air, bien pire que l'odeur de clichés. Sans doute ces derniers avaient tous fui avec la puanteur, car ils n'en avaient pas croisé un seul sur le chemin. Lina se pinça le nez, les larmes aux yeux et une irrésistible envie de vomir lui agitant les tripes. Mais il y avait plus important. Trouver la zone de combat.

La magie s'imposa à ses sens avant qu'elle ne remarque le sang. Mais cette fois, elle ne s'en préoccupa pas. Il s'agissait tout juste d'un indice de plus à ajouter à une conviction désormais inébranlable.

Cependant, toutes les scènes de combat, Erdenn'aëll, l'explosion de la forteresse de Sretaz, la bataille de la plaine, toutes les horreurs dont elle avait été témoin durant la guerre, rien de tout cela ne l'avait préparée au spectacle qu'elle avait devant les yeux. Rien, pas même le cri des vautours et des dragons nains l'avertissant d'un charnier proche, pas même l'odeur pestilentielle de chair en putréfaction, ne put l'empêcher de se figer devant la scène.

La vallée était entièrement recouverte de sang séché, et quelques animaux plus ou moins charognards tentaient d'en détacher les tripes, incrustées dans le sol. L'endroit, qui devait être si vert et pur en période de paix, avait été entièrement repeint de rouge foncé, les montagnes recouvertes d'hémoglobine séchée. Et Lina pouvait voir, à ses pieds, des débris de membres, des restes d'armure, des morceaux tout juste reconnaissables de soldats, d'humains, d'elfes, d'orcs, de voyageurs yürhamah, elle n'en savait rien. Après tout, ils étaient tous pareils dans la mort, c'était le même sang qui recouvrait les lieux, les mêmes cris d'agonie qu'ils avaient dû pousser.

Elle s'empressa de se signer, avant d'agripper son pendentif, sa seule source de réconfort dans pareil carnage. Corbeau et Erin, derrière elle avaient sans doute réagi, eux aussi, mais elle ne savait pas comment et s'en fichait. Elle n'était plus raccrochée au monde extérieur que par le contact rassurant du métal dans sa main, et la chaleur diffuse de la magie sainte du Créateur. Son esprit, stimulé par tant de macabre, ne pouvait s'empêcher d'attribuer chaque débris à sa supérieure, d'imaginer le sourire de la femme disparaître au milieu de ce massacre.

Non sans difficulté, elle progressa au milieu des restes, chassant quelques vautours à coup de pied, marchant parfois sur un morceau de ce qui avait été un soldat. Jusqu'à tomber sur le devant, là où les cadavres étaient à peu près intacts. Et à l'y voir.

Elle était allongée sur le sol, un énorme trou au niveau du cœur, son armure éclatée en mille morceaux de métal. Ses cheveux autrefois si rebelles étaient plaqués sur le sol, teintés par le rouge sombre du sang séché. Elle avait tout le corps relâché et sa hache, sur laquelle elle avait d'habitude tant de prise, était posée au sol, tout juste effleurée par le bout de ses doigts nécrosés.

Même dans la mort, le visage de Sky restait apaisé. Même alors que sa peau avait nécrosé, blanchi, verdi, pris toutes les nuances d'un cadavre de dix jours, même alors que son corps en pleine putréfaction dégageait une insupportable odeur de viande avariée, elle restait belle. Même recroquevillée au sol, là où elle perdait toute sa dignité, soldat au milieu des soldats, victime au milieu des victimes, Lina lui trouvait encore une stature rassurante et une aura de réconfort. Mais la vie avait quitté son corps, et son âme avait rejoint l'Autre Lieu en ne laissant derrière elle qu'une enveloppe à jamais vide, atteinte d'un état qu'on ne pouvait confondre avec aucun autre.

Est-ce qu'elle pleurait ? Sans doute qu'elle pleurait. Il y avait de l'humidité sur ses joues, cela ne pouvait être dû au sang. Mais elle n'avait pas la force de vérifier. Ses yeux étaient fixés sur le cadavre de Sky, immobile, comme si toute vie l'avait quittée en même temps que son ancienne supérieure. Sa mentor, sans doute. Son amie ? Peut-être. Elle ne le saurait jamais, désormais.

Leur chef, pilier inébranlable, s'était effondrée aujourd'hui, laissant derrière le deuil et la plus horrible nouvelle que Lina avait pu entendre durant cette guerre. Ils avaient perdu leur guide en même temps que Lina avait perdu tout espoir de gagner. Il était à l'ennemi. Il était à l'ennemi, et il l'avait tuée. Ses certitudes de victoire paraissaient bien illusoires, désormais.

Corbeau s'était approché d'elle, sans qu'elle l'entende. Et elle ne remarqua sa présence que lorsqu'elle sentit son bras autour de ses épaules, présence rassurante mais ô combien insignifiante devant l'horreur qui l'envahissait. Elle se laissa aller contre lui, sans rien dire, sentant à proximité la chaleur de la peau d'Erin.

Il n'y avait plus qu'eux trois, désormais. Un quatuor de légende devenu trio.

Il fallut longtemps, très longtemps à Lina pour reprendre ses esprits. Pour secouer la tête, et se dégager du bras de Corbeau avant de filer une petite claque à Erin. Les deux intéressés la fixèrent du regard, et haussèrent un sourcil devant la soudaine lueur froide qu'elle y insufflait.

« – Écoutez-moi bien, vous deux. Je ne me répéterai pas. »

Ils restèrent silencieux, sans doute toujours sous le choc. Lina pouvait les comprendre. Mais elle n'avait pas envie de les comprendre. Pas maintenant.

« Le type auquel on a affaire là maintenant, et qui a buté Sky, c'est Mairù Claro. Septième maître de la magie de ce monde. Surpuissant, instable, obsessif. Le genre de gars parfaitement capable d'anéantir notre armée à lui tout seul, au point que je suis surprise de ne l'avoir perçu qu'une fois durant tout ce monumental merdier. »

Les yeux de Corbeau n'étaient plus que deux fentes. Sans doute avait-il les mêmes pensées qu'elle. Mais elle ne le laissa pas s'exprimer.

« S'il s'en mêle vraiment, ça signifie que la guerre est perdue. Le fait qu'il n'ait agi que deux fois est plutôt bon pour nous, mais avec le tournant que ça prend, va falloir s'attendre à le revoir. Alors à partir de maintenant, fini les petites offensives. On va rassembler l'armée, on va se préparer comme des bêtes et on va aller anéantir ce petit fils de résidu de golem de Kikoolol dans son fucking trou nous-mêmes. Got it ? »

Elle ne se rendait pas compte qu'elle crachait des mots dans son anglais natal, toute furieuse qu'elle était. Elle qui en général préférait parler le wattpadien, voilà qu'elle en revenait aux langues terriennes... Quelle étrange ironie. Mais elle ne pouvait que s'emporter. C'était la colère, ou la défaite.

Erin plissa les yeux devant les mots inconnus, mais ni Corbeau ni Lina ne prirent la peine de lui traduire. Lui, parce qu'il écoutait avec toute l'attention qu'il avait en réserve ; elle, parce qu'elle ne pouvait cesser de parler.

« —La cible, c'est Kikoolol. Donc si vous voyez l'autre, vous dégagez. Je ne rigole pas. Regardez ce qu'il a fait au régiment. Il est parfaitement capable de vous faire subir le même sort. »

Elle évita de rajouter ce qui lui brûlait la langue. Que pour le meilleur ou pour le pire, elle, il ne pourrait la tuer. Elle savait parfaitement qu'il éprouvait envers elle une obsession qui n'avait d'amour que le nom. Et ce qu'il était prêt à faire, ou pas, pour elle.

C'était encore trop dur à admettre.

Corbeau ne la questionna pas davantage. Au contraire, il se contenta d'acquiescer, le visage fermé. Quant à Erin, après avoir essuyé une trace de larmes sur sa joue, elle arborait désormais la même expression que Lina, froide et déterminée. Il n'y avait plus dans leurs trois cœurs que le même but. Gagner. À n'importe quel prix. Venger Sky.

Lina serra les poings en laissant son regard se porter sur le corps de sa générale, de sa supérieure, avec une telle force que ses ongles se plantèrent dans ses paumes. Le sang se mit à goutter. Mais peu lui importait.

Mairù allait le payer.

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Coucou c'est moi !

Désolée pour le retard d'une semaine de ce chapitre, j'avais la non négligeable excuse d'être en vacances sans un réel accès à mon ordi.

Du coup ce chapitre est le dernier dont je dispose dans la réécriture, donc la publication régulière prend fin ici ! Je pense que c'est une bonne conclusion, sans trop de cliffhanger ni de manque d'implications.

J'espère pouvoir reprendre la réécriture sous peu, mais il se trouve qu'après mon échec en PACES je n'ai pas du tout retenu la leçon et suis partie en prépa d'ingé. J'ignore le temps que mes cours vont me prendre, même si je pense disposer de davantage de loisir, donc je ne vais pas me consacrer au moindre gros projet, que ce soit Lysara ou les Chroniques sur mon compte personnel, avant d'avoir une idée précise de ma charge de travail pour cette année.

Du coup j'espère que c chapitre vous suffira le temps que je puisse de nouveau m'y consacrer !

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