Chapitre 13 : Présage de fin*
« Les Hommes-lézards sont des créatures souvent perfides, répugnantes, déloyales et abominables. Dotés de pouvoirs hypnotiques, ils les utilisent pour enlever nos femmes et nos enfants, et leur faire subir des sévices sexuels et coprophages abominables ! Leurs écailles sont plus dures que de l'acier, et comme si cela ne suffisait pas, ces horreurs de la Nature sont dotées de capacités de régénération innées. Enfin, lorsqu'on essaye de les exposer à leur châtiment bien mérité, ils se réfugient dans une gangue de glace afin de survivre. Ces créatures abominables doivent être purifiées ! »
Pamphlet incitant à la haine contre les hommes lézards, Brandon Kévinson, interdit en 3121 suite à l'adoption de la loi antispécisme
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L'hiver n'avait pas épargné les plaines de Wattpadia. La végétation putréfiée des bords de clairière et les premières traces de givre suintaient la mort et l'abandon. Et ce n'était pas parce que ce lieu avait été choisi pour la plus grande bataille de l'histoire de cette guerre, non.
Toute l'armée attendait dans la forêt depuis bien une vingtaine de jours. Il leur en avait fallu une petite dizaine pour réunir à l'endroit prévu l'entière force de frappe que Sky avait jugée nécessaire à l'accomplissement de sa stratégie de bataille, mais les quatre généraux, eux, étaient arrivés à peine deux jours après leur adoubement, montant le camp et guettant au Nord comme si leur vie en dépendait. Ce qui était bien le cas. C'était là guerre, après tout.
Lina n'avait pas osé retirer ses étoiles tout juste reçues de sa veste, même lorsqu'il avait fallu transférer la plaque de cuir sur ses vêtements de tous les jours. Comme elle refusait de porter une armure, c'était bien le seul compromis qu'elle avait pour qu'on la reconnaisse sous son nouveau statut. Et visiblement, ça avait fonctionné : les regards incrédules, admiratifs et anxieux des soldats la suivaient partout depuis son arrivée, elle, Corbeau et Erin.
De toute façon, se disait-elle avec une certaine amertume, trop de choses pouvaient provoquer leur angoisse. La paix qui régnait sur les plaines était illusoire. Des éclaireurs leur avaient rapporté hier que l'armée clichée venait d'atteindre l'autre bout de la plaine. Pas d'estimation de leur puissance, mais une de leur nombre : Il y avait là, si Lina ne se trompait pas, la moitié de la force de frappe de Kikoolol, avec probablement des tas de civils embrigadés. Sky avait reçu la nouvelle avec un calme que sa collègue enviait, mais elle savait très bien que la plus ancienne des générales était, elle aussi, dévorée par le stress. Ils étaient au moins trois cent mille, c'était deux fois plus que leur propre régiment.
Erin, à ses côtés, avait les mains crispées sur son épée. Cela se comprenait. Pour elle comme pour Lina, un peu de distraction s'imposait, alors elle s'approcha de sa camarade, avant de lui tapoter sur l'épaule.
« —Eh, décrispe-toi, le but n'est pas que tu lâches ton épée au pire moment.
—Facile à dire, grommela Erin. On parle de la pire mêlée de toute cette fichue guerre, et en tant que généraux on est censés être devant. Y'a eu des précédents à notre cas au moins ? »
C'était une bonne question. Pour autant, Lina connaissait bon nombre de héros de guerre qui avaient accompli bien pire. Ce n'était peut-être pas le moment pour narrer les légendes wattpadiennes, mais si cela pouvait rassurer Erin, autant lui faire un petit résumé.
« —Oh, je crois pas qu'on ait eu le pire lot. Un guerrier du Troisième Cycle, Charlerin le Conquérant, est allé affronter tout seul le Roi de la Montagne et ses troupes dans un terrain hostile. Et puis, évidemment, il y a Khalil Behrooz, la Légende qui a retenu une horde de mages en dehors de son village à lui tout seul alors qu'il n'était qu'un simple guerrier.
—Je dois préciser que Charlerin a perdu, intervint Corbeau qui s'était rapproché, et que Khalil y a laissé sa jambe et une partie de son torse avant de disparaître quelques années plus tard. Juste au cas où. »
Ah mais quel rabat-joie celui-ci ! La lueur de détente qui s'était allumée dans les yeux d'Erin venait de disparaître. Et il se croyait malin en plus, à critiquer non seulement les efforts de Lina pour calmer le jeu mais aussi les héros wattpadiens. Quoi qu'elle ait eu des doutes pour Charlerin, troisième maître de la magie, il restait tout de même Khalil à côté qui avait construit la plus belle des légendes... Elle le fusilla du regard, le fixant hausser les épaules en réponse. Décidément, elle n'aimait pas son côté pragmatique.
Elle n'avait pas réussi à rassurer Erin mais cette dernière ne sembla guère s'en formaliser, vu qu'après un rapide regard à l'horizon, elle tourna son regard vers Lina.
« —Ils se sont peut-être faits avoir mais j'avoue que ça me détendrait d'écouter leurs hauts faits. »
Ouh, là. Lina devait bien avouer ne pas connaître l'histoire complète de Charlerin le Conquérant, ne s'y étant pas intéressée pour des raisons assez évidentes. Elle avait trop peur de faire un impair. Par contre, celle de Khalil était racontée dans à peu près toutes les écoles, et plus encore aujourd'hui, elle devrait pouvoir gérer...
« —Bon, celle de Khalil alors. Je saurais pas t'expliquer en détail par contre, mais on raconte dans à peu près toutes les écoles qu'il y a plus de cent ans, lors d'un soulèvement de magiciens, un village orc dans lequel habitait Khalil se trouvait sur le chemin, et l'ennemi leur fonçait droit dessus... »
Elle sourit. Même si parmi les orcs, Khalil était une exception grâce à sa nature de voyageur, il restait un homme dénué de magie de sortilèges. Cette histoire était le meilleur moyen d'inspirer les guerriers dénués de magie. Elle était la preuve qu'il ne suffisait pas d'avoir de grands pouvoirs pour être quelqu'un d'extraordinaire. Elle-même, malgré son métamorphisme, l'aimait énormément surtout pour le courage qu'avait affiché la Légende ce jour-là. Alors, sous les yeux d'Erin et à grands renforts de gestes de bras, elle raconta cette histoire qui lui faisait tant de bien.
« ...Alors Khalil est sorti du village, s'est posté devant la porte, et s'est mis à taillader tous les mages qui s'approchaient de trop près ! On dit qu'il y en avait des milliers et des milliers et qu'il n'a pas cédé, qu'il se tenait debout sur sa seule jambe valide et qu'il n'est tombé qu'à la fin du combat !
—Je trouve ça hautement improbable, personnellement, soupira Corbeau. Mais on a de vrais témoignages de cette époque qui m'ont incliné à revoir ma position. De plus, on a la preuve que Khalil est une vraie personne qui a existé et non une légende, grâce à la loi Behrooz. Cette loi a permis une complète protection des personnes aimant le même genre et a permis une nette progression de leurs droits après cette période. Jusqu'alors, seuls les créationnistes en proposaient une, et de nombreuses ethnies ont déclenché des guerres civiles à cause de ça... »
Ah tiens, Lina ne se souvenait pas de ce point de détail. C'était quand même vachement ironique, vu qu'elle était bisexuelle... Mais bon, si elle avait besoin d'une raison supplémentaire d'admirer le personnage, c'en était une arrivée sur un plateau. Les prêtres créationnistes étaient certes très tolérants envers les orientations sexuelles et les identités de genre, mais elle en avait vu assez pour comprendre que jusqu'à une date récente, ce n'était pas le cas partout. Elle se souvenait très bien d'une branche de l'Eglise de la Haine, une religion minoritaire à Wattpadia, mais qui disait minorité ne disait pas que ses proches ne pouvaient y croire. Tout ça pour dire qu'elle avait vu des gens rejeter leurs propres enfants pour aimer le même genre, voire tenter de les tuer.
Elle avait toujours admiré sa religion pour suggérer l'existence d'autres options que cisgenre et hétérosexuel dans ses propres textes saints, une des raisons pour laquelle elle y avait cherché protection. Mais ils mettaient un point d'honneur à expliquer que jusqu'à la loi Behrooz, ils étaient les seuls capables d'une telle tolérance. Enfin. Ce n'était pas quelque chose que Lina allait dire à voix haute, car cela lancerait un autre débat qu'elle n'avait pas la force ni le temps d'entretenir.
D'ailleurs, Erin n'eut pas le temps de répondre à Corbeau. Un cri d'alarme venait de retentir dans les cimes des arbres, et Lina eut juste le temps de voir un nuage de poussière à l'horizon avant que Sky ne leur ordonne de se mettre tous en position. Les clichés arrivaient.
Corbeau tendit la main devant lui, et une longue-vue de glace se cristallisa devant ses yeux, lui permettant de regarder au loin. Une très légère crispation de sa lèvre renseigna Lina sur la gravité de la situation, mais elle se permit néanmoins de lui demander ce que ça donnait. Il siffla de mécontentement.
« —De loin, on voit qu'ils ont préparé un gros bataillon de Mary et Gary-Sue. C'est le gros des troupes, mais ils ne sont pas en avant : En avant, il y a un amas de gens qui ne sont pas en uniforme, mêlés à quelques « bad boys » et « Barbie girl », quatrième cercle maximum. Je suis presque sûr qu'ils comptent nous les servir en chair à canon pour nous épuiser.
—Bizarre, cette tactique ne ressemble pas à Kikoolol, objecta Erin. Dans mes souvenirs, ce type fait les choses vite et bien.
—Kikoolol ne semble pas être sur les lieux. »
Lina grogna. Donc, c'était bien Sretaz qui commandait cette offensive. La tactique choisie était de toute façon évocatrice du personnage. Pauvres gens en avant, qu'ils ne pourraient sans doute pas sauver sans se perdre. Elle allait devoir éviter au maximum de se battre contre eux, ça ne serait qu'un massacre à sens unique. Joie. Le pire moment pour faire attention à ses adversaires.
Sky eut un petit sourire, avant de lever la main.
« —Si c'est ça leur tactique, ils vont avoir une drôle de surprise ! Corbeau, dis aux unités volantes de se préparer. Tu les emmèneras survoler le champ de bataille et abattre le bataillon de derrière. La débandade risque de drôlement surprendre notre ami l'Affreux. Tu le vois ? »
Corbeau, après avoir accusé réception de l'ordre et ordonné à deux ou trois colonels de préparer les unités volantes, retourna à sa longue-vue.
« —Oui. Il est tout à l'arrière, sur un cheval qui a l'air drôlement fatigué de le porter. Il a l'air de porter quelque chose de peu adapté au combat, mais on l'identifie clairement comme le chef. Dois-je dire aux unités volantes de me focaliser sur son entourage, ma générale ?
—Roh, laisse tomber le titre, bon sang de bois ! Non, inutile. Je déplore avoir à dire ça mais ce n'est pas le chef qui doit tomber en priorité. Il nous faut réduire la force de frappe de Kikoolol pour pouvoir être en mesure de lancer un assaut sur le Nord avec le minimum de pertes. »
Corbeau hocha la tête, avant de se cristalliser des ailes et de rejoindre les unités volantes. Ne restait plus devant l'armée que Lina et Erin. Sky leur sourit.
« — ça, c'est une mission pour vous, n'est-ce pas les filles ? Lorsque l'assaut aérien sera terminé, vous mènerez les troupes au sol par la droite et la gauche pour essayer d'encercler ce beau monde. Si Sretaz est à l'arrière, vous pourriez bien lui tomber dessus et le capturer, voire mettre fin à ses jours ! »
Lina eut un fin sourire. Depuis le temps qu'elle rêvait de plonger son katana dans la gueule pleine de dents de cette face de lézard.
Sky se redressa.
« Vous devriez vous mettre en position, toutes les deux. Corbeau n'a pas à lutter seul. Dès que vous le voyez s'envoler, faites progresser vos troupes pour les prendre en tenaille.
—Inutile de nous le dire deux fois, sourit Erin. De toute façon, j'ai deux mots à dire à ce gros tas d'écailles moisies. »
Ce fut sur ces mots que les trois générales se séparèrent, chacune rejoignant le régiment qu'elle devrait mener. Lina, à la tête d'un régiment. Elle n'y aurait jamais cru, pourtant aujourd'hui c'était elle qui se trouvait devant une horde de soldats, katana au poing, prête à donner le signal de la future débandade clichée. Un sourire se dessina sur ses lèvres, encore plus large que le précédent. Ah ça, Sretaz allait regretter d'avoir voulu les attaquer.
La troupe clichée fit encore quelques pas dans la plaine, jusqu'à arriver à portée de l'œil de Lina. Puis, elle se stoppa net.
Pourquoi, Lina ne savait pas. Mais elle savait, par contre, que Corbeau ne laisserait pas passer cette occasion de donner le signal.
Un bruit de battements d'aile et un immense cri de guerre marqua le début du chaos guerrier.
Lina ne put bientôt plus distinguer que le mouvement des ennemis et les reflets des armes. Elle frappait, tailladait, encore et encore, à la tête de son régiment qu'elle avait réussi à mener tout autour du côté droit de l'armée. Il lui faudrait un peu de temps avant de pouvoir pleinement les encercler ; mais l'avantage de cette tactique était que les boucliers humains avaient tenté de s'enfuir en voyant l'attaque venir du mauvais côté, et causé une débandade monstrueuse parmi les clichés. Ce n'était que l'affaire d'une demi-seconde, le temps qu'ils ne se fassent rattraper, mettre à terre, achever ; mais une demi-seconde d'avance pour Lina, c'était largement suffisant.
Corbeau bombardait le bataillon de Mary-Sue de jets de glace et de sortilèges cryogénisés, laissant des dizaines et des dizaines d'ouvertures ou Lina pouvait frapper. Elle devait, elle aussi, éviter les sorts ; mais cela lui était facile grâce à sa vitesse, et même si un pic de glace l'avait touchée au flanc, elle se sentait capable de continuer à se battre correctement. Elle taillait, tranchait, laissait derrière elle une traînée de cadavres et de sang.
Un hurlement de rage lui apprit que Sky avait lancé à l'attaque le gros de ses troupes. L'armée clichée n'avait donc plus aucune possibilité de passage, du moins en espérant que Sretaz n'avait pas été suffisamment intelligent pour attaquer sur plusieurs fronts à la fois. L'idée lui donna des frissons, mais l'attitude terrifiée des Mary-Sue la rassura ; si les clichés lui avaient vraiment préparé un mauvais coup, ces créatures auraient sûrement été plus triomphantes. Là, Lina ne lisait dans leurs yeux que l'horreur d'avoir été pris au dépourvu. Tant mieux. De toute façon, les confréries et les moines guerriers avaient été prévenus, et veillaient sur Wake'li.
Le sang volait dans tous les sens au milieu du champ de bataille. Il n'y avait plus dans le champ de perception de Lina que mort et dégoût. Tandis que la cavalerie encerclait la zone de guerre, elle avait choisi de se laisser guider par son instinct et ses perceptions des clichés, et avait bondi en plein milieu du carnage pour y semer sa part de désolation. Ses questionnements n'avaient plus place sur un champ de bataille. Les regards terrifiés des ennemis la touchaient à peine. Elle ne faisait qu'accomplir sa mission, la seule possibilité pour la sauvegarde de Wake'li. Incarner mort et destruction.
Les clichés lui sautaient dessus, un a un, dix à dix, parfois en groupes entiers. Et toujours, elle tranchait dans le tas, écopant de quelques blessures, tout juste ralentie par les plus sérieuses. Elle n'avait même pas le temps de soupirer ou de réfléchir à des moyens d'améliorer son style de combat qu'une autre horde lui tombait dessus, arme au poing et bave aux lèvres, et que de nouveau elle laissait son instinct de destruction la posséder.
Bad boys et Barbie girls fuyaient devant elles, mais elle n'entendait plus leurs supplications désespérées. Elle s'était coupée du monde au premier coup de katana asséné, se bâtissant un mur d'inconscience pour se garder de la guerre, de l'horreur, de la souffrance. Pareille protection était le quotidien de chaque soldat, elle le savait. La guerre avait cet aspect de résignation auquel chacun devait se laisser aller. C'était tuer ou être tué. Mais elle se faisait parfois une bien étrange réflexion ; elle s'était tout de même attendue à ressentir plus de plaisir à trancher dans du cliché.
De temps en temps, une explosion de glace ou une pluie de flèches la distrayait de sa tâche. Un carreau se planta dans son mollet, et l'arracher attira l'attention du seul infirmier de l'équipe médicale qu'elle ne verrait jamais sur ce champ de bataille. Ce fut tout juste si elle eut le temps de discerner son visage alors qu'il lui enlevait la pointe de flèche de sa jambe et désinfectait le tout avant de disparaître, la rendant à son carnage. Et elle reprit sa danse mortelle, un pas de côté par ci, un entrechat par là. Esquivant avec grâce, tranchant avec précision. Laissant derrière elle des flots de sang dans des motifs d'une harmonie étonnante. Rien ne pouvait briser son enchaînement mortel, pas même les attaques de clichés qui interrompaient sa progression. Un pas, puis un autre, puis encore un autre. Les blessures n'étaient que part de la représentation.
Perdue dans sa danse macabre, la dernière trace de conscience qu'il lui restait cherchait désespérément une trace de Sretaz sur le champ de bataille. Trouver la face de lézard, se disait-elle. Mettre fin à son règne, puis attaquer Kikoolol. Franchir une étape. Avancer dans la guerre de la même manière qu'elle avançait au milieu des cadavres, le noir de ses vêtements teinté de rouge et l'hémoglobine se reflétant dans ses étoiles de générale. Mais Sretaz était introuvable. La seule tête connue qu'elle repéra fut celle d'Erin, qui s'était laissée submergée par les clichés, épée à la main, une expression paniquée sur le visage.
Un grognement fut la seule manifestation d'émotions qu'elle s'autorisa. Elle bondit, et son katana se retrouva dans le torse d'un cliché. Son dos rencontra celui d'une Erin fatiguée, et les deux femmes se mirent à tournoyer l'une avec l'autre, se soutenant chacune dans leur danse macabre. Ballet solitaire qui devenait duo, spectacle qui doublait de vivacité. Mais Lina se sentit traîner la patte, et la transpiration, tant la sienne que celle d'Erin, trempait sa veste de cuir. Ils étaient encore submergés de clichés, retraite n'était pas considérable. C'était, sans doute, une situation désespérée.
Lina se permit d'entrouvrir la bouche, et le murmure d'une prière au Créateur se mêla aux tintements du métal mortel et aux hurlements de douleurs. Chaque demande de paix était ponctuée d'un cri d'agonie, d'un nouvel effluve de sang, d'un pas fait dans l'hémoglobine. La seule ancre de Lina hors d'un carnage qui l'engloutissait toute entière.
Les coups qu'elle recevaient se faisaient plus violents. Ou bien était-ce elle qui les supportait moins bien ? En tout cas, si elle ne voulait pas mourir bêtement sur ce champ de bataille, Lina allait devoir se sortir de là. De préférence avec Erin, qui était affligée d'une énorme blessure au flanc droit. Hors de question que l'armée soit décapitée à peine après leur intronisation, et elle allait mal le prendre si elle se retrouvait dans l'Autre Lieu maintenant.
Un soudain regain d'énergie lui éclaircit un peu le cerveau, et elle hurla à Erin de bondir sur son dos avant de se pencher. Si l'elfe n'avait pas compris de prime abord, cela se fit en voyant à la place de Lina un lion de pierre secouer son pelage anthracite, prêt à tracer sa voie vers le contingent de médecins ; elle sauta sur son dos et la laissa traverser les rangs des clichés telle une boule dans un jeu de quilles. Lina sentit sa prise se raffermir : Visiblement, elle aussi bénéficiait de ce nouveau regain d'énergie.
Corbeau se posa juste à côté d'elle dans une pluie de plumes de glace, et il aida Erin à descendre, permettant à Lina de se retransformer. Cette dernière lui demanda immédiatement de ses nouvelles.
« —ça va, grogna-t-il, bandant la plaie d'Erin comme il le pouvait. On a un certain nombre de blessés et quelques renforts, du coup Sky a activé son don de partage d'énergie. Mais ça va pas durer, et il faut qu'on emmène Erin aux médecins avant que ça casse. »
La concernée fit une grimace, avant de porter sa main à sa plaie.
« —Ah les chiens, ils m'ont pas loupée... Où sont les médecins que je puisse cesser d'avoir mal à chacun de mes mouvements ?
—Plus loin. On y va. Lina, tu m'ouvres le passage ? Sky puise dans mes réserves pour entretenir les vôtres. »
Il ne fallait pas en dire plus pour que Lina redevienne le lion de pierre. Un rugissement signala aux clichés que le désastre arrivait, mais trop tard cependant pour qu'ils puissent s'écarter du chemin ; tous ceux se mettant en travers de la route de Lina regrettèrent amèrement ce dernier coup d'éclat. Le lion avait foncé, prenant la route la plus rapide et la plus sûre pour Erin et Corbeau, les emmenant à l'orée de la forêt en une dernière charge.
Avant que les derniers corps de clichés n'aient le temps de retomber au sol, Lina était déjà près des arbres, Corbeau la suivant de près. En se tournant vers lui, la générale put s'apercevoir qu'il ne restait plus de ses ailes que des appendices de glace fissurés de toute part. De toute évidence, il n'avait plus l'énergie de les reformer.
Un homme portant la robe des Inquisiteurs de la Flamme jaillit de la forêt, bâton en main, avant de se détendre en voyant le trio de généraux. La flamme qui parait sa torche vacilla, et il hurla en direction des médecins avant de décharger Corbeau, avec délicatesse, de son fardeau.
« —Je l'emmène à l'infirmerie, ne vous en faites pas ! Vous, reposez-vous. Le don de sa générale va bientôt cesser de faire effet.
—Combien de temps a-t-elle dit le garder en activité ?
—Par tranche de cinq minutes sur cinq minutes, répondit l'Inquisiteur à Corbeau. Juste de quoi vous empêcher de tous tomber de fatigue au bord du front. »
Il hocha la tête, et fixa l'Inquisiteur repartir avec Erin sur l'épaule. Lina choisit ce moment pour se retransformer, ignorant la douleur sourde dans ses muscles. Un peu de sang séché tomba de ses vêtements au moment où ils réapparurent sur son dos, mais le don de Sky semblait avoir grandement augmenté ses facultés de récupération : Ses plus grosses blessures se refermaient presque à vue d'œil.
« —Besoin d'aller aux infirmiers ? souffla Corbeau en voyant son état.
—Inutile, grommela Lina. Si je guéris à cette vitesse, cinq minutes de repos me suffiront. De toute façon, je dois m'entraîner à encaisser la douleur, c'est mieux pour ma magie. »
Il hocha la tête, tout en recouvrant ses propres plaies de glace. Lina, profitant de ce petit répit, décida de se faire un examen complet. Même avec les dons de Sky, elle avait encaissé un certain nombre de grosses blessures. Son flanc était déchiré, elle en garderait sans doute une cicatrice ; une épée avait trouvé son chemin dans sa cuisse et elle avait des plaies moins graves sur à peu près tout le corps. Ses capacités de récupération et les dons de sa générale ne suffiraient pas à la remettre entièrement sur pied dès la fin de la bataille, elle devrait probablement aller voir un soigneur. Mais ça n'avait rien d'urgent. Surtout maintenant qu'elle était éloignée du front.
Evidemment, c'était toujours lorsqu'on se disait ça que le destin s'amusait à nous prouver le contraire. En tout cas, le sifflement qu'elle venait d'entendre derrière elle ne pouvait pas appartenir à un mage médecin trop éloigné de son campement, surtout chargé d'une telle pestilence clichée. Son état de faiblesse ajoutée à l'affreuse aura manqua de lui faire régurgiter le contenu de son estomac, mais par chance, elle put garder assez de contenance pour se retourner, et lever son katana en direction de Sretaz. Ce dernier, immobile à une ou deux dizaines de pas de sa position, dardait sa langue vers elle avec une lueur de pure convoitise dans ses yeux de serpent. De toute évidence, il avait fait le tour du combat, sans se faire repérer : Pas une seule blessure ne recouvrait ses écailles pourries, et même ses vêtements n'avaient pas la moindre déchirure. Une pure attitude de général lâche, mais Lina ne s'en étonnait plus, tout comme elle ne s'étonnait plus de l'entendre bavasser.
« —Tenez, tenez, tenez ! On cherche la célébrissime générale Frosilæn et le terrifiant général Corbeau à l'avant des troupes pour au final les retrouver derrière les lignes ennemies dans une pure preuve de lâcheté ! Je serais vous, je ne serais pas fier... »
Décidément, ce sale lézard puant était un grand fan de fines provocations. Lina émit un grondement, prête à se jeter sur lui, alors que Corbeau levait doucement sa main devant lui ; mais attaquer maintenant serait du suicide, même à deux contre un, et elle le savait très bien. Elle devrait attendre que ses plaies se soient un minimum refermées. Voire qu'Erin arrive, si elle avait pu recevoir le concours d'un bon mage médecin.
Elle le voyait bien, le poison qui suintait des cimeterres de son ennemi. Blessée et à bout de forces, elle n'aurait jamais la vitesse nécessaire pour empêcher le produit de pénétrer sa chair par la plus petite égratignure possible, et rares étaient les mages qui pouvaient soigner ce genre de blessures. Elle échangea un rapide regard avec Corbeau. Son hochement de tête lui apprit qu'il était d'accord avec elle.
Il fallait faire parler la face de lézard. Lui faire cracher un maximum d'informations et de provocations le temps qu'ils puissent récupérer. Ah, c'était bien le moment de tomber sur lui, grommela t'elle en se tendant au maximum. Plus qu'à espérer qu'il remplisse son rôle de cliché. Quelle ironie de se dire ça dans pareille situation, tout de même.
Toute à sa fierté et son imprudence, le cliché sifflait, répandant sa pestilence dans l'air à un point tel que Lina se vit obligée de reculer d'un pas. Ce que, bien évidemment, il interpréta à sa manière.
« Ah, quel plaisir de vous revoir en de tels lieux... Voyez-vous, je dois bien trouver un bouc émissaire pour la destruction de ma chère forteresse... Et pas de chance, c'est tombé sur vous ! »
Quelle chance, il parlait beaucoup trop. Evidemment que Lina allait revendiquer la destruction de la forteresse, du point de vue de Wake'li, cela restait une de ses plus grandes victoires. Mais elle s'abstint de répondre, se laissant récupérer au fur et à mesure des paroles du cliché. Au moins, sourit-elle, c'en était un. Si elle s'était retrouvée à la place de Sretaz, elle n'aurait pas perdu son temps pour achever l'ennemi.
« —Ah, si vous aviez vu le message plein d'énervement que j'ai reçu de mon patron lorsqu'il a appris que ma forteresse avait été réduite en poussière. De quoi me le faire détester encore davantage... »
Bla, bla, bla. Cette face de gecko commençait à devenir vraiment agaçante, mais il avait eu la bêtise de laisser Lina récupérer. Le don de partage de Sky avait dû prendre fin maintenant, mais elle avait quand même pu accumuler suffisamment de ressources pour pouvoir espérer se jeter sur le lézard. Corbeau, à côté d'elle, se mit doucement en position, prêt à la couvrir.
Malheureusement, le crissement de douleur au moment où elle leva son katana n'échappa pas au lézard, qui se tut, avant de siffler d'amusement. Un sourire plein de dents pointues se creusa sur son faciès et sa langue sortit d'entre ses crocs, alors que lui aussi se ramassait sur lui-même.
« —Vous êtes bien pressée, Cardinale. Vous tenez tant que ça à mourir ? »
Lina se tendit, oubliant la douleur. Elle était prête à bondir. Mais visiblement le lézard n'en avait pas fini avec la vaine discussion. Bien au contraire. Et la voix qui sortit d'entre ses mâchoires n'avait plus rien de reptilien.
« Tu es trop pressée pour ton propre bien, Lina... Apprends à faire durer le moment, tu veux ? »
Cette intonation... Cette voix grave, ce ton joueur, même cette façon de parler, ce n'étaient pas celles de Sretaz, ça n'avait jamais été celles de Sretaz, et elles étaient bien trop connues aux oreilles de Lina pour que celle-ci puisse passer outre. Bloquée dans son mouvement, elle se stoppa net au moment où elle allait bondir, un frisson courant sur sa colonne vertébrale. Comment avait-il pu ? Comment avait-il eu l'occasion de copier aussi bien l'original sans avoir été en contact étroit avec lui ? Ce n'était même pas une question de voix. Il parlait exactement comme lui, au tutoiement près.
Cela ne pouvait pas être une coïncidence.
Elle devait lui tirer les vers du nez à tout prix.
Si seulement il se laissait prendre vivant.
Elle devrait tenter d'en apprendre un maximum dans le combat.
Le sourire écailleux du lézard s'élargit, et son sifflement revint à la normale.
« – Oui, Lina Frosilæn, je le connais bien mieux que tu ne le penses. Tout comme je te connais toi. Cette petite attaque sur ta confrérie ce jour-là... Tu te souviens ? Ah, comme j'étais ravi de voir la tête du patron lorsque je lui ai dit qu'il n'aurait pas dû trop bavarder sur toi ! Bon, j'espérais te ramener à lui, ç'aurait été drôle. Mais le passé, c'est le passé, pas vrai, miss Frosilæn ? »
C'était lui le responsable ? Visiblement, elle en apprenait plus durant ce combat qu'elle ne l'aurait souhaité. Mais elle aurait tout le temps de décortiquer les paroles du lézard après l'avoir capturé et forcé à expliquer comment il avait entendu cette voix.
Corbeau, à ses côtés, se pencha vers elle, l'air un peu tendu aussi. Un soupir s'échappa de ses lèvres alors qu'il murmurait à son oreille :
« —Calme-toi. Les hommes-lézards ont parfois un don d'hypnose et d'assimilation mémorielle, il peut très bien avoir imité une voix que tu connais sans savoir à qui elle appartient. Il veut te perturber. Contente-toi de l'achever. »
Les arguments étaient bons, mais Lina avait néanmoins une envie très diminuée de plonger son katana dans la chair de l'ennemi. Même avec la pestilence qui régnait sur le champ de bataille, lui agressant les sens au point de rendre ses pensées brumeuses, sa terreur provoquée par la voix restait plus forte. Mais si elle prenait Sretaz vivant, il trouverait un moyen de s'enfuir. Si l'hypnose était une caractéristique corporelle et non magique, rien ne l'empêcherait de s'échapper une fois pris.
Elle secoua la tête, tentant de se débarrasser de son trouble, avant de se remettre en position. Tant pis pour ses renseignements. Elle ne pouvait pas se laisser perturber. Sretaz allait mourir aujourd'hui, et s'il crachait quelques autres informations sur son lit de mort, ce ne serait que tout bénéfice. Elle en avait déjà suffisamment appris, même en considérant qu'elle pouvait prendre pour acquis chaque mot du lézard, ce qui lui paraissait hautement improbable.
Elle ferma les yeux. Il n'y avait plus qu'une seule chose à faire : Décoller la tête des épaules du reptile.
Ce dernier n'eut pas le temps de réagir, ni même de se mettre en défense correctement. Lina avait déjà bondi. Et la lame du katana heurta la garde du cimeterre, entamant un duel qu'elle ne menait que par la force de son odorat.
Son attaque s'était faite à l'aveugle, enfin, en considérant que son ouïe, son instinct et son odorat n'étaient pas suffisants pour se faire une idée générale de la zone de combat. En temps normal, combattre les yeux fermés était une terrible erreur, car le moindre instant de retard pouvait s'avérer fatal, surtout face à un utilisateur de poison ; mais derrière elle se trouvait Corbeau, et elle comptait sur lui pour prendre le relais en cas de gros danger.
De toute façon, lutter contre Sretaz les yeux ouverts était un danger bien plus grand. Elle n'oubliait pas la manière dont le reptilien avait pris le contrôle de ses nerfs à peine leurs regards croisés. Perdre contrôle dans un combat était le pire scénario possible, et même avec Corbeau libre de ses mouvements, pouvait signer sa fin dans la seconde suivante.
Le son d'un jet de glace lui signala que Corbeau avait bien compris l'idée. Elle sentit le froid effleurer son bras, et un sifflement de Sretaz lui apprit que le sort avait bien touché sa cible. Parfait. Son katana fusa derrière la vague de gel. Il fallait en profiter. La moindre ouverture pouvait être fatale, à elle comme à Sretaz.
Le lézard, étrangement, résistait plutôt bien. Les attaques de Lina ne lui laissaient pas le temps de réagir et, de temps en temps, un pic de glace lui arrachait un cri de douleur. Mais il tenait bon, campé sur ses positions, croisant le fer avec Lina de près et Corbeau à distance. Chaque coup lui enlevait un peu de sa belle résistance, et alors que Lina mettait toutes ses forces dans l'affrontement, ignorant sa jambe blessée et toutes ses égratignures, il perdait petit à petit le dessus. Mais aucun des deux généraux ne parvenait à lui porter le coup fatal.
Un coup fit exploser une rangée d'écailles dans un bruit net. Sretaz siffla de douleur, mais sa contre-attaque porta ; Lina dut reculer avant que son flanc ne subisse le même sort que sa veste déchirée. Elle fatiguait, et ça se percevait dans le nombre d'attaques qu'elle sentait arriver. Il lui fallait imaginer un plan avant qu'elle ne soit contrainte de reculer pour de bon ou d'ouvrir les yeux, ce qui signerait immédiatement sa défaite. Mais elle si près, Corbeau ne pourrait jeter de sorts puissants sans la prendre dedans. L'impasse se rapprochait de plus en plus, menaçant de leur enlever à tous deux la victoire. Et après eux, leur armée. Leur mort maintenant démoraliserait grandement les troupes.
C'était une chance qu'un combattant à distance ait plus de chances de réfléchir à un plan tenant la route qu'un adepte de la mêlée. Une brusque hausse de la concentration de magie dans l'air lui apprit que Corbeau préparait un sort, et si son but n'était pas suffisamment évident, le cri de « Saute, Lina ! » qu'il poussa suffisait à révéler ses intentions, même à l'ennemi.
Sretaz tenta bien de bloquer Lina, lançant sa patte en avant dans un sifflement de l'air, mais elle était bien trop rapide pour lui : Un bond lui avait suffi pour prendre deux mètres de hauteur, et elle avait choisi cette position pour se transformer en aigle royal, lâchant son katana mais prenant dix mètres de hauteur supplémentaire. Le juron qui lui parvint l'emplit de satisfaction, de même que le bruit de choc d'un arrière-train écailleux sur une surface dure ; des bruits de cristallisation suivirent cette douce constatation de victoire, autorisant Lina à ouvrir les yeux.
Cette dernière battit des ailes, fixant la scène qui s'étendait sous ses yeux. Et ne put s'empêcher de caqueter de rire.
Le chef de guerre des clichés avait un je ne sais quoi de ridicule, figé dans la glace les quatre fers en l'air, les yeux recouverts d'une fine couche de givre. Ses jurons d'une vulgarité digne de celle de Lina envahissaient l'air alors qu'elle se posait au sol, cherchant Corbeau du regard. Ce dernier se dirigea vers elle à peine sa forme humaine reprise, et lui tendit son katana avec une ombre de sourire sur le visage.
Un nouveau regard aux alentours apprit à Lina qu'il n'avait vraiment, vraiment pas fait dans la subtilité. Toute la plaine entre la forêt et les lignes ennemies était congelée. Et certains clichés trop aventureux s'étaient même changés en statues de glace, leurs airs stupéfaits figés à jamais dans le froid.
Un gros rire s'échappa des lèvres de Lina une fois certaine qu'elle pouvait s'y autoriser.
« —T'en as pas fait un peu trop là, Corbeau ?
—Jamais voyons. Ce n'était que le strict minimum. »
Son rire prit encore de l'ampleur, et elle lui envoya un léger coup de poing sur l'épaule, en tout amitié, alors que les jurons de Sretaz emplissaient encore plus l'air. Lui qui se donnait des faux airs de raffinement, c'était le comble de la vulgarité. D'ailleurs, n'était-il pas temps de mettre fin à la vulgarité ?
Elle se dirigea vers lui, arme au clair, prête à frapper. Mais avant, vu qu'elle l'avait à sa merci...
« —Maintenant parle, face de reptile, vu que c'est ce que tu sais faire de mieux. Je veux savoir ce que cache Kikoolol, et surtout d'où t'as entendu cette voix. »
Le lézard siffla de terreur, mais sans doute avait-il un petit reste d'honneur, vu qu'il lui montra les dents à travers la glace. Lina se retint de lui adresser un geste obscène. Dommage, c'aurait été une belle dernière vision avant de mourir.
« —Bien. Au moins t'as compris que ça te permettrait pas d'en réchapper. »
Les sifflements s'intensifièrent, et Sretaz se mit à hurler des paroles pleines de miel, des louanges, des demandes de pitié, tout ce qui passait par son esprit dérangé. Mais c'était bien la peine d'espérer, lesdites paroles arrivaient à peine aux oreilles de sa bourreau. Il n'y avait pas de pitié possible envers un ennemi. Pas avec Lina Frosilæn.
Un sourire se dessina sur ses lèvres. Renseignements ou pas, elle avait attendu ce moment pendant deux très longs mois.
« —Mon bonjour à l'Autre Lieu, connard ! »
Le katana éclata les écailles et perfora les chairs, faisant jaillir un geyser de sang de la blessure. Sretaz se mit à gargouiller et tousser, étouffé par son propre sang, et bientôt ses battements de cœur furent recouverts par le bruit du sang qui pulsait hors de la plaie. La jeune femme sourit encore plus. Elle n'était pas médecin, mais elle savait au sang qui jaillissait qu'elle avait percé le cœur.
Elle ne se donna même pas la peine de l'achever, se contentant de le regarder s'étouffer dans ses propres fluides, les yeux brillant de satisfaction. Le sang jaunâtre du reptilien ne tarda pas à tâcher la plaine gelée, et, alors que les combats au loin semblaient s'achever en leur faveur, elle entendit distinctement Sretaz rendre son dernier soupir.
Corbeau se dirigea vers elle, un sourire un poil plus large sur ses épaules.
« —En temps normal, je l'aurais achevé, mais je pense que lui entre tous méritait cette agonie. Beau travail, Lina. Un peu dramatique, mais je ne vais pas m'en plaindre.
—Dit celui qui a congelé tout une plaine. C'était un joli sort, au fait ! »
Corbeau inclina la tête, une lueur d'amusement au fond de ses yeux de glace.
« —Merci. »
Ce simple mot fut la conclusion de cette bataille aussi décisive. Lina se mit à rire, fixa les derniers clichés survivants partir en courant, privés de chef. Puis, d'un commun accord, ils se dirigèrent vers la forêt de leur campement, allant retrouver Sky et Erin. Ils en avaient bel et bien terminé.
Le soleil était à peine au zénith sur la plaine ensanglantée.
**
Le temps continuait de s'écouler sur le lieu de la plus grande victoire de l'armée wattpadienne. Ne restait plus sur la plaine que des cadavres que les gens n'avaient pas pris le temps de récupérer, la majorité étant clichés, et un petit vent frais, marque de l'hiver, soufflait sur les restes de combat. Les charognards viendraient prendre leur part plus tard, à n'en pas douter. Mais pour l'instant, il n'y avait plus la moindre vie sur place.
Du moins, jusqu'à ce que le soleil descende, et que des pas fassent craquer le givre de Corbeau sous leurs pieds. Les quelques vautours qui avaient commencé à repérer les meilleures sources de festin s'étaient envolés sous les crépitements soudains de l'air, et, s'ils avaient pu faire un tour d'horizon, ils devraient s'y replier en voyant les cadavres repoussés par une force mystérieuse.
La source de cette puissance marchait droit, droit vers son objectif. Un bloc de glace dont s'extirpait, à grands renforts de grognements, la seule créature restée vivante de tout ce chaos, les écailles recouvertes d'une fine couche de givre et les blessures se refermant doucement. Un vivant que tous croyaient corps, qui avait calculé jusqu'à son dernier soupir comme une stratégie sur un échiquier, et qui se sentait prêt à profiter d'un état de mort annoncée tout frais.
Si seulement il avait été seul. Si seulement personne n'avait eu la prudence de vérifier ses taux de magie. Si seulement personne n'avait eu de comptes à rendre avec lui. Si seulement personne, même parmi ses propres rangs, ne souhaitait ardemment sa mort.
Un sourire se dessina sur les lèvres du deuxième présent. Si seulement.
« —Tiens, tiens, mais que vois-je ? Sretaz l'Affreux a déjà fini son hibernation ? »
Le reptilien sursauta. Ce ton joueur, ces intonations profondes, cette voix grave... Il s'en était servi pour terrifier Lina Frosilæn, espérant gagner un répit sur le champ de bataille ; et voilà qu'ils revenaient le tourmenter. Sa présence ici ne laissait aucun doute sur le sort qui l'attendait. Mais il ne pouvait pas croire à ce qu'il avait devant les yeux.
« —... Toi ?!? Mais que... Comment... Que fous-tu ici bon sang ?!? »
Devant lui, l'être réajusta sa blouse tachée et croisa les bras, affichant une expression de satisfaction absolue.
« —Juste une petite visite de courtoisie, lézardinette. Kikoolol peut bien dire ce qu'il veut, il y a longtemps que je voulais te découper en morceaux. Et je n'allais pas enlever à Lina la pure satisfaction de t'avoir éliminé de la surface du globe... Pas alors que tu comptais revenir... »
Le ton était caressant, la voix pleine d'un profond amusement. Sretaz ne pouvait que noter la déférence avec laquelle l'entité avait prononcé le nom de Lina. Mais l'information qui le frappa le plus, c'était celle concernant sa mort proche. Il allait mourir, mourir des mains de son propre allié, alors qu'il venait à peine de récupérer ses facultés physiques.
La colère l'envahit. Pas de ça, pas comme ça.
La magie se concentra dans ses yeux, alors qu'il tentait de prendre le contrôle de son ennemi. Mais alors même qu'il croisait ses iris turquoise, il n'eut comme réponse qu'un rire froid et une soudaine recrudescence de la force magique ambiante.
« Tu pensais sérieusement que tes petits tours allaient marcher sur moi, le gecko ? Ah c'est drôle, tiens. »
Sretaz se figea. S'il ne pouvait contrôler son ennemi, alors il était perdu. Ses jambes se mirent à trembler, et son cimeterre tomba au sol, suivi par ses genoux. Ses dents claquaient, ses yeux suintaient de givre fondu et de sang, il essayait de paraître le plus pathétique possible. Afin de, peut-être, échapper à la mort. Mais il le savait. Sa régénération, son hibernation, tous ses « petits tours » ne le sauveraient pas cette fois. Et il n'était même plus capable de s'enfuir tant la peur le paralysait.
Il avait longtemps haï son rival, le considérant comme encore moins que son égal et un homme dont il ne comprenait pas la fascination de Kikoolol pour lui. Mais aujourd'hui, alors que toutes ses capacités d'hypnose, toute sa puissance régénérative et son ultime botte secrète, l'hibernation programmée, trouvaient leur maître, il comprenait mieux qui se tenait devant lui.
Et, quelque part, il était rassuré que cet être ne se trouvât pas dans le camp des wattpadiens.
« —Pitié, trouva t'il la force de glisser entre ses dents. Pitié. »
Le sourire de l'entité s'élargit encore, et ses cheveux du même turquoise que ses yeux se mirent à flotter dans les airs, sous le coup d'un intense concentration de magie.
« —Pitié ? C'est quoi, ça se mange ? »
Il tendit sa main droite devant lui, celle qui était entièrement faite de cette magie bleu-vert. Un bâton de la même consistance, crépitant dans l'air déjà bien chargé d'énergie, se détacha de ses doigts, réchauffant l'atmosphère d'un coup et faisant fondre toute la glace aux alentours. Sretaz se sentit immobilisé, le contrôle de ses membres rendu à une force plus élevée que la sienne. La peur, ou son ennemi, il ne savait pas, et n'aurait pas l'occasion de savoir. L'autre était déjà en face de lui, levant son arme bien au-dessus de sa tête.
« —Mon bonjour à l'Autre Lieu, pauvre minable. »
Sretaz n'eut même pas l'occasion de crier. Le bâton lui avait déjà transpercé les chairs, brûlant au-delà du réparable tous ses organes internes. Sa régénération ne pourrait bel et bien plus rien pour le sauver. Il était fini, achevé dans la plaine qui était censée marquer sa plus grande victoire. Et la seule trace de l'implication de son véritable meurtrier serait la magie ambiante et l'état pitoyable de son corps.
Le reptilien retomba au sol, les yeux vitreux. Laissant l'entité vérifier qu'aucune magie ne l'habitait avant de tourner les talons, laissant le champ de bataille derrière lui. Il n'avait aucun intérêt à attaquer l'armée ennemie maintenant. Lina se trouvait sans doute parmi eux, et il ne voulait pas la blesser. De plus, si Kikoolol apprenait qu'il était sorti aussi loin, il ne cesserait d'en entendre parler, et la proximité de la défaite le rendait suffisamment tendu pour qu'il évite de s'attirer encore davantage d'ennuis.
Sa blouse flottait derrière lui, emportée par le vent d'hiver, effleurant parfois quelques monceaux de cadavres laissés sur les lieux. Le futur festin des vautours, si ces derniers aimaient les clichés. Mais les vautours faisaient rarement de discrimination, surtout avec un tel banquet sur place. Un banquet correspondant à la moitié de l'armée clichée. Kikoolol allait paniquer. Il considèrerait que ce serait le moment de sortir leur botte secrète. Et cette fois, l'entité était bien d'accord. Il était plus que temps d'agir.
Sa Lina ne comprendrait même pas ce qui lui tomberait dessus.
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Je crois qu'on tient là mon chapitre favori dans ceux que j'ai réécrit, sérieusement. X)
Il me reste encore le quatorze dans les fourneaux avant que le destin de mon rythme de publication ne devienne incertain, mais je pense que ça suffira bien. A dire vrai, le quatorze clôt le premier acte de ce tome un, donc ça fait un bon endroit pour s'arrêter.
En attendant qu'avez-vous pensé de ce présage de fin?
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