Chapitre 12 : Serments de vie*

« L'armée grammaticale se divise en plusieurs factions, chacun avec une fonction bien particulière. Nous avons tout d'abord les soldats grammaticaux de base, qui servent des postes de faible importance : Garde de Wake'li et du palais royal, surveillance et corps de l'armée. Mais dans les unités plus spécifiques, on retrouve les Chevaliers Larrouxe, nos cavaliers, les fantassins dictoriels, les unités à pied, réputés pour leur discrétion et très utilisés pour les infiltrations, la garde Beschrel, qui garde les points stratégiques et les zones à risque, l'unité Modération, notre unité de guerre réservée aux combats stratégiques, qui viennent compléter l'armée en cas de besoin. Enfin, l'unité d'élite Professorale est celle en charge des missions de très haute importance. Elle comprend espions, gardes, stratèges et guerriers parmi les meilleurs des autres unités et est sous le contrôle direct des généraux. Chaque autre unité est placée sous la garde des colonels et réparties en grades selon les besoins de leurs missions. »

Introduction du manuel de perfectionnement guerrier du lycée Goras, spécialisé dans l'apprentissage du métier de soldat, édition 3650

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Le temps passait vite quand on l'employait à se détendre. Et aucun des trois généraux ne vit le soleil descendre avant que l'air ne se rafraichisse, et que le manque de luminosité ne rappelle très justement à Lina la proximité effarante de leurs obligations. Elle poussa un juron sonore, qui attira l'attention de Corbeau et d'Erin occupés à discuter architecture wakélienne, et cette dernière grimaça en constatant l'avancée du soleil.

« —Il va falloir se rendre au palais royal rapidement si on veut pouvoir être là à temps...

—J'ai encore de l'énergie dans ma montre, ça ne devrait pas être un problème, soupira Lina en levant son poignet.

—Par contre, on en a un autre, de problème. »

Surprises, les deux femmes se tournèrent vers Corbeau, qui toujours avec son air inexpressif, fit un large geste du bras en direction de leurs vêtements.

« —Cet adoubement est sans conteste un évènement de la plus haute importance. Nous ne pouvons pas nous y rendre dans nos tenues de tous les jours, cela ne me semble pas sérieux. Or, je ne sais pas vous, mais je n'ai reçu aucune consigne concernant l'uniforme à adopter. Et vous ? »

Lina se figea. C'était vrai, elle n'avait aucune indication sur comment s'habiller... Et elle ne pouvait pas se présenter devant le peuple avec sa tenue habituelle pour une promotion, cela risquerait de ruiner les efforts de sa reine ! A côté d'elle, Erin grimaça, sans doute en proie aux mêmes doutes. Ne restait plus d'un tant soit peu détendu que Corbeau qui, voyant que les deux femmes n'avaient pas plus de précisions que lui, haussa les épaules.

« Très bien, mesdemoiselles. Puisqu'on a aucune indication, je vais prendre les choses en main. Je connais non loin d'ici un excellent tailleur qui travaille à la Création et a déjà confectionné plusieurs tenues d'apparat. Je vais vous y emmener, ce sera l'occasion de lui faire un nom. »

La dernière phrase de Corbeau fit plisser les yeux à Lina. Faire un nom à un tailleur ? A l'entendre, ils étaient déjà suffisamment connus pour se transformer en publicité sur pattes. Ce n'était... Pas très rassurant, à vrai dire ; mais dans le cas présent, la solution que Corbeau venait de leur présenter sur un plateau d'argent était la meilleure qu'ils puissent trouver en moins de cinq minutes.

Elle eut à peine le temps de marmonner son approbation que Corbeau tourna les talons, et elle dut presser le pas pour pouvoir s'adapter à son rythme de marche. Maudits fussent les gens de grande taille et leurs jambes allongées comme des échasses, grogna-t-elle en rattrapant son camarade. Même Erin la trahissait avec sa tête de plus qu'elle.

Enfin, ils arrivèrent devant une vitrine plutôt bien présentée, aux tables croulant sous les tissus et les ciseaux et parée de mannequins vêtus de satin et autres velours. De quoi inspirer la confiance quant à la qualité des vêtements produits, ce qui était normal, se dit Lina, si le propriétaire fonctionnait à la Création ; cependant, malgré l'aspect plutôt engageant des lieux, la boutique semblait petite, et surtout très vide.

Erin haussa un sourcil.

« —Alors je veux bien me trouver un uniforme, mais j'y connais rien, moi. On a aucune indication ?

—Pas d'inquiétude, répondit Corbeau, cet homme connaît son travail. Et au besoin, je peux te conseiller. Ce n'est pas la première fois que je me confectionne des tenues d'apparat. »

Peu convaincue, elle émit un grognement mais trop tard, Corbeau avait poussé la porte. Le tintement de clochette attira l'attention d'un homme qui s'agitait dans l'arrière-boutique, sans doute le fameux tailleur donc Corbeau parlait, qui voyant ses trois nouveaux clients, affichant un sourire affable que Lina soupçonnait être un sourire de vendeur.

« —Messieurs-dames ! Qu'est-ce que je peux faire pour vous aujourd'hui ?

—Nous aider, soupira Corbeau. Nous sommes tous les trois dans l'urgence et avons besoin de tenues de cérémonies pour ce soir.

—Vous avez frappé à la bonne porte ! Sourit l'homme. Je suis le spécialiste des commandes de dernière minute. Suivez-moi, suivez-moi... »

Il affichait un certain professionnalisme, reconnut Lina. Même dans un pays régi par la Création, ce genre de demandes restaient très soudaines. Pourtant, pas à un seul moment il ne s'était démonté. Et le fit encore moins lorsqu'il les traîna vers les cabines d'essayage au fond de la boutique, son sourire toujours aux lèvres.

« Bien ! Je vais donc vous poser quelques questions concernant le type de vêtement que vous voulez. Tout d'abord, de quel genre d'évènement il s'agit ? Il vous faut sans doute des robes de cérémonie ? »

Lina leva les yeux au ciel. Ils n'allaient tout de même pas célébrer le Créateur, peu importe le rapport du royaume à la religion ! De quoi elle aurait l'air si elle se présentait à une nomination en tant que chef des armées dans sa robe de Cardinale ?

« —Je trouve ça quand même vachement difficile d'accrocher des étoiles ou même des médailles sur une robe de cérémonie, sacré nom du Créateur. »

Corbeau leva les yeux au ciel, tandis qu'Erin pouffait devant l'incongruité de la scène et que le vendeur haussait un sourcil. Lina haussa les épaules. Ils s'attendaient à quoi de Lina Frosilæn ? A force de vivre un tant soit peu confinés ensemble, ils devaient bien la connaître, tout de même !

Finalement, la lumière se fit dans l'esprit de l'homme alors qu'il plaçait sa cliente dans une cabine, sur un tabouret de travail. Un large sourire se dessina alors sur ses lèvres.

« —Alors c'est vous, les futurs généraux dont tout le monde parle ? Seigneur Créateur, quel honneur... Vous n'imaginez pas tout ce qu'on raconte sur vous dans les rues de notre bonne Wake'li ! Entre nous je ne croyais pas à la moitié des histoires, vous allez peut-être pouvoir me les confirmer ? Ah, ce que je suis content... Ça va me faire quelque chose à raconter à ma femme, que j'ai habillé nos trois sauveurs le jour de leur adoubement ! »

Des histoires racontées sur eux, tiens donc. Lina se demandait lesquelles découlaient de la propagande royale et lesquelles des imaginations fertiles des habitants, mais elle n'osait pas trop poser la question, de peur de dire une grosse bêtise. Se sentir piégée comme ça n'avait rien d'agréable, surtout en se retrouvant face à un pur représentant du peuple qu'elle devait charmer, mais bon, elle se devait tout de même de satisfaire sa curiosité, ne serait-ce que pour éviter le trop-plein de racontars sur elle-même. Elle haussa les épaules et se tut ; ce fut Erin qui reprit, sans doute plus curieuse qu'elle.

« —Tiens donc. Et on raconte quoi sur nous, dans les rues de la capitale ? »

Le vendeur, laissant sa première cliente, se tourna vers Erin, son sourire encore élargi.

« —Oh, un tas de choses. Par exemple, que vous auriez mis à terre à vous tous seuls la forteresse de Sretaz l'Affreux, que même les lieutenants de Kikoolol fuient en vous voyant arriver, que votre puissance égale celle de notre vénérée reine... Une fois, dans une taverne, j'ai même entendu un soiffard clamer à qui voulait l'entendre qu'il avait vu la cardinale Frosilæn se changer en dragon et mettre le feu à toute une forêt ! Parole d'honneur, m'a-t-il dit, fit-il en voyant que Lina parvenait à peine à retenir ses rires. Mais je suppose que tout cela est... Un peu enjolivé ? »

Alors ça ce n'était rien de le dire. Lina, qui retenait de plus en plus mal ses rires, n'avait pas souvenir avoir pris un jour la forme d'un dragon. Les dragons étaient des créatures bien trop puissantes pour que ses faibles pouvoirs parviennent à les imiter, et c'était tout juste si elle pouvait prendre l'apparence d'une élémentaire de petite taille. Ça, il s'agissait clairement de racontars de taverne. Mais en attendant, si elle n'était pas sûre que les autres lieutenants de Kikoolol ne s'enfuient la queue entre les jambes au moindre reflet de son katana, l'aspect sur la forteresse de Sretaz avait tout de même un aspect de vérité qu'il lui faudrait creuser.

« —Bah, sourit-elle alors que Corbeau et Erin se détournaient d'eux. Je ne sais effectivement pas me transformer en dragon, et pour la puissance magique, adressez-vous à mon collègue archimage le Chevalier Corbeau. Par contre, effectivement, nous avons pris d'assaut seuls la forteresse de Sretaz.

—Content d'avoir une source fiable pour démystifier les racontars, pouffa le vendeur en refermant les rideaux. Mais maintenant, je vais devoir me détourner des légendes pour accomplir mon travail. Est-ce que je peux vous demander de vous déshabiller au maximum, Cardinale ? Vous pouvez conserver vos sous-vêtements si vous le souhaitez. »

Ah, le moment qu'elle n'aimait pas du tout. Un grognement s'échappa de ses lèvres alors que sa veste tombait au sol, évitant au maximum au vendeur de s'approcher d'elle et de la toucher. Elle avait suffisamment de mal avec le contact physique, sans y rajouter en plus la lointaine image de la salle de torture de l'affreux lézard puant... Chassant du mieux qu'elle pouvait le souvenir au loin, elle fit glisser son T-shirt par-dessus sa tête. Avec un peu de chance, l'homme serait plus professionnel que l'autre enfoiré aux écailles pourries.

Essayant de ménager ses courbatures pas encore tout à fait disparues de l'entraînement du matin, Lina se pencha vers son pantalon, décoinçant la fermeture. Mais elle n'eut pas le temps de le faire descendre sur ses jambes. Une exclamation étouffée venait de retentir dans son dos, provenant sans aucun doute du vendeur. Et elle avait une petite idée de ce qui avait pu la causer.

Il était vrai qu'elle était bien laide, sa cicatrice dans le dos, qui lui couvrait toute la colonne vertébrale de l'omoplate gauche au flanc droit. Plus qu'une seule et unique cicatrice, il s'agissait plutôt d'une série de griffures très profondes qui s'étalaient sur tout son dos, dans un motif rappelant un peu celui d'une branche d'arbre. Lina n'avait jamais complexé sur cette blessure. Mais les cris étouffés et les remarques hésitantes auxquelles elle avait droit lorsque les évènements l'amenaient à dévoiler son dos étaient on ne pouvait plus agaçants.

Son grognement attira l'attention du vendeur, qui revint devant elle en se tordant les mains, toutes traces de sourire évanouies de son visage. Elle sentait la question venir. Et effectivement, la question arriva.

« —Excusez-moi, cardinale... Mais comment vous vous êtes fait une cicatrice pareille ?

—Pas vos affaires, grommela Lina. De toute façon, c'est assez vieux comme ça. »

Le vendeur inclina la tête en signe d'excuse avant de se décaler, laissant un silence suffisant dans la cabine pour que Lina puisse entendre les voix indistinctes de Corbeau et d'Erin. Lina en profita pour faire glisser son pantalon à ses chevilles, laissant le vendeur prendre toutes les mesures nécessaires.

Le processus fut rapide. Quelques minutes plus tard à peine, Lina pouvait redescendre du tabouret et se rhabiller, tandis que le vendeur sortait pour aller s'occuper des deux autres. Lina vit que chacun avait pris sa place derrière un rideau, sans doute en train de patienter ; mais au jugé des bavardages, quelqu'un était bien plus ouvert à la discussion qu'elle. Ses mises étaient sur Erin. Le jour où elle verrait Corbeau discuter de mondanités, il pleuvrait des loups dans la salle du trône.

Lina profita de ce temps pour réfléchir. Des tenues d'apparat... De belles tenues, en soi. Le genre que son orphelinat fournissait aux enfants pour les grands jours de fêtes, les consécrations et autres baptêmes. Seulement, c'était la première fois qu'elle avait vraiment l'occasion de choisir. Ce n'était pas qu'elle n'aimait pas les robes qu'on lui fournissait pour les fêtes... C'était juste que tout le temps porter ce qu'on lui disait de porter n'avait rien d'agréable. Même au sein de la Création, ses tenues d'apparat étaient bien définies.

Elle devrait chercher par elle-même ce qui lui plairait... Et aussi, tant qu'elle y était, paraître au mieux de sa gloire devant le peuple wakélien. Beaucoup de choses à réfléchir, et si peu de temps et d'habitude...

Elle s'était presque résignée à demander conseil à Corbeau –qui après tout, paraissait connaisseur– lorsque le vendeur ressortit de derrière son rideau, bloc-notes en main, et se dirigea droit vers Lina. Erin le suivait de quelques secondes, en train de reboucler la ceinture de sa tunique.

L'homme affichait de nouveau son large sourire aux lèvres, et son morceau de graphite semblait prêt à voler sur son bloc-notes. Lina déglutit. Plus le temps de réfléchir.

« —A nous, cardinale ! Monsieur l'archimage Corbeau m'a donné beaucoup d'indications sur ses propres souhaits et madame Erin m'a confié préférer regarder dans le prêt-à-porter, mais je n'ai aucune précision de votre part, alors, je les demande maintenant ! »

Maintenant, hein... Elle soupira. Un uniforme qui lui plairait... Rien dans le prêt-à-porter ne lui disait du bien, mais elle ne savait toujours pas quoi prendre. Tant pis. Autant ne pas perdre de temps avec cette histoire.

« —Restez sur quelque chose de pratique, sans trop de froufrous partout. Du bleu de préférence.

—Très bien, très bien ! Je vous prépare ça de suite ! »

Et il se précipita dans son arrière-boutique, laissant derrière lui Erin en train d'admirer une sorte de robe-manteau d'uniforme bleu marine. Lina en resta coite. Il était sacrément rapide, celui-là...

Elle se dirigea vers Erin sans rien dire et balaya du regard le vêtement qu'elle admirait. Très militaire, carré, avec des attaches-boutons en or, il irait à merveille avec une ceinture d'armement. Et peut-être des bottes, mais ce n'était pas tellement à elle d'en décider. Erin, constatant la présence de sa camarade à ses côtés, se tourna vers elle.

« —Tu en penses quoi ? Je crois que j'aurais besoin d'un avis extérieur, pour le coup.

—Ah bah, je suis pas spécialiste, soupira Lina. Demande à Corbeau. Mais ouais, je trouve que ça t'irait bien. »

Erin haussa les épaules, avant de faire tourner entre ses doigts le tissu du vêtement. Lina, de son côté, s'assit sur le piédestal. Elle n'aurait jamais cru discuter vêtements en pleine période de guerre, surtout que ce n'était vraiment pas un sujet qu'elle abordait habituellement. Elle avait son style à elle, aimait bien choisir ses habits, mais ses priorités avaient toujours été toutes autres et elle n'avait jamais eu l'occasion d'en discuter vraiment, même avec ses amis.

Surtout que la sortie n'avait rien d'innocent. Il ne s'agissait pas de lèche-vitrine ordinaire, il lui fallait se trouver une tenue d'apparat pour son prochain poste de générale. Et ladite nomination cachait quelque chose de bien plus grand. Une offensive décisive se préparait, et même si Kikoolol n'était pas à leur tête, ça ne l'empêchait pas de se dire que la victoire ou la défaite pèserait lourd, très lourd. S'ils perdaient, Wake'li finirait entre les mains de l'ennemi à coup sûr.

Et s'ils gagnaient ? S'ils gagnaient, Lina ne pourrait simplement résilier sa promotion. Il lui faudrait progresser avec le tout nouveau titre de générale, se mettre au service absolu de sa reine, et avec ça elle devrait gérer son poste dans les ordres qu'elle avait eu tant de mal à obtenir. Et même si elle n'avait été que simple générale, elle n'oubliait pas que cette guerre comportait trop de zones d'ombres à son goût. Qui était l'espion qui révélait toutes ses informations à Sretaz, voire à Kikoolol ? A qui appartenait cette aura de magie ? Pourquoi Kikoolol n'avait pas fait le moindre mouvement lui-même alors que la situation devait être aussi risquée pour lui que pour eux ?

Elle en préférait presque le temps où la guerre restait sainte. Exterminer les clichés, pas de questionnements ni d'intrigues. Et encore. Parce qu'être confrontée, encore et encore, à ses propres actions lui faisait se demander si vraiment, elle avait toutes les clés dans cette histoire. Si son église avait toutes les clés dans cette histoire.

Tant d'inconnues alors qu'une déviation temporelle se rapprochait de plus en plus. Et Lina savait que ce ne serait pas la première. Quoi qu'elle en sache sur les évènements actuels, son instinct lui disait qu'elle n'en avait pas fini avec les combats et l'écriture de l'Histoire.

Un toussotement attira son attention. Le vendeur était de retour, carnet à la main, tissu dans l'autre ; il souriait, l'air prêt aux essayages. Lina se redressa, prête à le suivre dans la cabine ; mais avant ça, il déplia le tissu qu'il avait sur le bras, montrant la vague forme d'un manteau brodé.

« —Voici pour vous, ma Cardinale ! Ce sont les bases. Le costume viendrait normalement avec une paire de bottes, mais j'ai jugé que les vôtres conviendraient parfaitement. Je vous laisse l'essayer ? »

Ce serait mieux, en effet. Lina se saisit des vêtements avant de refermer le rideau de sa cabine derrière elle. Ses vêtements actuels ne tardèrent pas à tomber au sol, suivis par ses chaînes et ses bracelets qui tintèrent en touchant le carrelage. Enfin en sous-vêtements, elle put passer le costume.

Décidément, Corbeau avait la patte pour choisir ses vendeurs. Elle se sentait très satisfaite de ce qu'elle voyait dans le miroir, à savoir un manteau bleu azur au col profond, ouvert sur une chemise blanche et allongé derrière. Les manches étaient retenues par des manchettes lui arrivant à mi-avant-bras, fermées par des boutons dorés, et son pantalon de toile d'un bleu assorti lui permettait une grande liberté de mouvement, de même que l'accrochage de son katana à sa ceinture sans perturber la manière dont le costume retombait sur son corps. Ce ne serait pas la tenue idéale pour se battre, évidemment. Mais elle pourrait gêner les imprévus. De plus, son pendentif rituel ressortirait à merveille sur le blanc de sa chemise.

Un signe de sa part fit venir le vendeur, qui écarta légèrement le rideau et hocha la tête avec un visage concentré, les yeux plissés par le fil de sa réflexion.

« —Il vous va à merveille, cardinale. Pas d'objection ?

—Aucune. »

Elle se sentait capable de mouvements, et élégante, en plus de ça. Par pur plaisir, elle prit dans le miroir une posture de générale, mains croisées devant elles, résistant à la tentation d'invoquer son katana pour tester avec. Elle avait un port de reine, et se sentait comme telle, prête à écarter tous ceux qui se trouvaient sur son chemin. Non, décidément, elle était vraiment satisfaite. Plus qu'à conserver cette attitude dans le prochain combat.

Le vendeur hocha la tête, et la laissa sortir de la cabine sans ajouter un mot de plus. Lina, un large sourire aux lèvres, se dirigea vers Erin, qui portait désormais l'uniforme qu'elle avait repéré. Ses bottes à elle lui montaient jusqu'aux genoux et le reste de ses jambes était recouvert par un collant, mais elle se sentait aussi à l'aise que Lina. Son épée avait d'ailleurs déjà trouvé sa place à sa ceinture, et une main gantée en recouvrait la poignée.

« — Très élégant !

—Merci, lui répondit sa camarade avec un sourire. J'avoue que porter ce genre de trucs, ce n'est pas ma tasse de potion, mais on est pas trop mal, là-dedans. »

La conversation détourna vite sur un sujet plus anodin, vu que ni Lina ni Erin n'avait l'envie ou l'expérience de parler chiffons. Elle ne dura pas longtemps, par contre ; un bruit de rideau attira l'attention de Lina et elle se retourna pour voir sortir de sa cabine le Chevalier Corbeau, qui portait fièrement un manteau de cuir pâle au col ornementé, fermé uniquement sur l'extrémité haute et bordé de noir. Une ceinture croisée retenait un pantalon de soie plissée et il portait des bottes de cuir noir, ainsi que des mitaines doublées de métal. Un léger sourire aux lèvres, il lissa sa chemise, l'air très à l'aise dans son vêtement.

Erin et Lina le regardèrent un instant, en silence. Puis la première siffla, alors que la deuxième pouffait, en proie à une hilarité contenue. Leur acolyte poussa un très long soupir et posa une main sur son front.

« – Vous ne pourrez pas m'en vouloir d'avoir souhaité que vous vous présentiez avec des tenues dignes de ce nom devant nos souverains.

– Bien sûr que non, mon gars, rit Lina. C'est juste que ça te change de te voir parader.

– Je ne parade pas. »

Les deux filles rirent encore plus. Quoi qu'il en pense, voir l'inexpressif Chevalier Corbeau en train de lisser sa chemise et sourire légèrement, cela s'apparentait à voir un mannequin tournoyer autour d'une barre.

« —On verra lorsque t'auras tes étoiles, fit Erin entre deux éclats d'hilarité. Si c'est pas la seule chose qu'on voit de toute la soirée, je remettrai en cause mon jugement !

—Ne sois pas stupide. Tout fier que je puisse être en cet instant, parader est une perte de temps. Nous devrions d'ailleurs y aller, pour avoir la possibilité d'accrocher ces fameuses étoiles. »

Il n'avait pas tort. Le soleil se couchait de plus en plus, et ils allaient devoir se rendre au palais rapidement. Montre ou pas, il fallait quitter la boutique maintenant s'ils voulaient arriver un tant soit peu en avance.

Cela bien en tête, le trio se tourna vers le vendeur, qui inclina doucement la tête vers eux en sentant qu'ils étaient sur le départ et leur tendit un baluchon contenant leurs vêtements d'origine. Corbeau le prit, et laissa l'homme parler.

« —Ce fut un honneur. Je vous souhaite bonne chance et les meilleures réussites dans cette guerre. »

Corbeau n'ajouta pas un mot, mais lui rendit son hochement de tête avant de sortir, suivi par Erin. Ne restait plus sur la tête que Lina, qui, avant de leur emboîter le pas, lança au vendeur :

« —Vous saurez que la prochaine fois que vous rencontrerez des ivrognes, vous pourrez leur dire que je ne sais pas me changer en dragon. Que la bénédiction du Créateur vous ouvre votre chemin. »

Le léger rire du vendeur accompagna sa sortie, alors que Lina laissait derrière elle sa bénédiction. Même avec la Création en vigueur à Wattpadia rendant toutes choses sans valeur, il était tout de même correct de remercier ceux qui nous offraient un service comme on le pouvait. Surtout quand ledit service consiste en une offrande de temps et de talent.

Les deux autres étaient sans doute partis par montre interposée, puisque Lina, en sortant de la boutique, vit qu'elle les avait perdus de vue. Elle grogna. D'accord, ils étaient pressés, d'accord, elle avait une montre, mais tout de même, ça ne se faisait pas. Et puis, avaient-ils vraiment emprunté un portail ? Elle n'était quand même pas restée si longtemps dans la boutique, si ?

En tout cas, elle allait devoir les rattraper, surtout qu'elle-même avait la flemme monumentale d'employer sa propre montre. Le soleil effleurait à peine les toits des maisons, elle avait le temps. Autant en profiter pour regarder comment s'en sortait Wake'li durant la guerre. Et qui sait, elle croiserait peut-être le Chevalier dans un coin, en train de parler aux personnes sans-abri pour les mener à Erdenn'aëll. Ça lui ressemblerait bien, en plus de servir la mission de propagande...

Elle n'eut cependant pas le temps de trouver Corbeau. Une voix avait attiré son attention dans une ruelle adjacente, et cette vois, elle la connaissait très bien. C'était la voix d'une enfant prononçant des mots d'adultes, la voix de la princesse Originalité.

Elle avait donc le droit de sortir dans pareil climat de terreur ? Les clichés avaient pris Orthographe et Originalité, la princesse des nouveautés et une des enfants les plus importantes du royaume, était dehors dans la rue en un jour aussi spécial ? Il y avait de quoi se poser des questions. Et Lina avait bien envie d'y trouver des réponses. C'est dans cette optique qu'elle se dirigea vers la ruelle d'où provenait la voix, le plus discrètement possible.

Il s'agissait bien d'Originalité. Ses cheveux roux flamme et indisciplinés brillaient à la lumière du jour descendant, attirant le regard sur son visage décidé, et si Lina avait eu le moindre doute, son fauteuil de déplacement ouvragé portant les armoiries de Wattpadia ne pouvait que les dissiper. Elle parlait d'un ton pressant, et même en se rapprochant Lina ne pouvait discerner que quelques mots dans ses paroles, le plus souvent sans importance ; mais par contre, ce qu'elle pouvait voir clairement, c'était bien son interlocuteur. Un immense homme à la peau pâle, aux longs cheveux gris et gras dissimulés sous une sorte de chapeau rond, qui arborait un uniforme d'un bleu sombre, recouvert de décorations et de galons jusque sur le couvre-chef. Il ne disait rien, n'exprimait rien, mais ses yeux plus noirs que l'encre étaient rivés sur le visage de la princesse.

Originalité tournait le dos à Lina, se mettant dans l'impossibilité de clairement détecter sa présence derrière le mur, ou de sentir qu'elle était en train d'écouter leur conversation. Mais l'homme, lui, ne tarda pas à baisser le ton et à braquer son regard sur l'espionne improvisée, se taisant aussitôt. Ce qui fit se retourner la princesse.

Lina jura. Ou elle était mauvaise pour écouter, où l'homme était doté d'une sensibilité particulière. En tout cas quoi que ce soit, ils l'avaient repérée, et se faire passer un savon par la princesse ne serait sûrement pas un bon présage pour son adoubement. Maudissant sa curiosité, elle sortit des ombres et s'inclina devant la petite fille, qui soupira. Un soupir aux intonations bien trop soucieuses, bien trop adultes, pour son jeune âge.

« —Cardinale Frosilæn, vous êtes bien loin du palais en un jour aussi spécial.

—Petits soucis de dernière minute et camarades partis sans moi, » grommela Lina, qui refusait d'élaborer devant l'homme.

La princesse, sans doute constatant la pauvre quantité d'informations qu'elle mettait dans ses paroles, haussa les épaules, et lui fit signe de venir.

« —Au point où nous en sommes, je peux bien vous expliquer. Venez, cardinale. De toute façon, je pense que j'aurais dû vous mettre au courant tôt ou tard. »

Au courant ? De quoi ? Lina redressa la tête, avant de fixer l'homme qui la regardait d'un air toujours aussi inexpressif. Elle espérait vraiment qu'elle ne se faisait pas mener en bateau par cette espèce de chauve-souris mal fichue qui la regardait avec des yeux plus noirs que noirs, et le Créateur savait qu'elle avait un mauvais passif avec cette marque de magie noire.

« —Bon, très bien, mais faites vite.

—Je suis aussi pressée que toi, Lina, grogna la princesse en faisant la moue. Je ferai court. Je te présente le Rat. Qui est, je crois, ce fameux espion que vous redoutez en haut-lieu. »

Le Rat ?!? Donc cet homme qui avait le privilège de parler seul à seule avec la princesse la plus brillante de ce temps était le fameux espion ayant rapporté leur expédition à Sretaz ? D'un seul coup, l'homme venait de grimper plusieurs échelons dans le niveau de dangerosité. Et ce n'était pas seulement parce qu'en se rapprochant, elle pouvait sentir toute la puissance de sa magie. Et tout le ressentiment dont elle était chargée.

Sans doute que le fameux Rat avait remarqué la tension de ses muscles, et le fait qu'elle semblait prête à appeler son katana des limbes. Puisqu'il leva devant lui, paume vers le sol, ses deux mains, son air vide toujours sur le visage.

« —Inutile de vous tendre ainsi, cardinale Frosilæn. Je ne peux vous attaquer sans risquer un courroux au-delà du divin. »

Un courroux au-delà du divin ? Qu'est-ce qu'il racontait encore celui-là ? Plus ça allait et moins Lina comprenait. Et elle n'allait pas se détendre parce que ce type n'affichait aucune hostilité, ce serait mal la connaître. Elle n'avait pas survécu vingt-et-un ans dans un monde tourmenté en accorant sa confiance au premier qui afficherait des intentions non hostiles.

« —Un courroux au-delà-du divin, oui, soupira Originalité. C'est une longue histoire que je préfèrerais raconter plus tard, mais disons qu'il ne peut trahir les termes de sa parole. Pour l'instant, considérez qu'il est votre allié et qu'il est inutile de trop s'en inquiéter. »

C'était bien trop peu pour rassurer Lina. Et elle ne savait toujours pas ce qu'Originalité fichait dehors, sans gardes du corps ni membres de sa famille. Et si le Rat était un agent double, pourquoi n'avait-il pas traité directement avec Intrigue ? Trop de zones d'ombres dans cette histoire... Et une question se résolvait pour en ouvrir deux autres.

Mais elle ne pourrait visiblement pas poser ses questions aujourd'hui. Le Rat avait disparu dans un coin d'ombre, et Originalité s'était avancée vers elle, les bras reposant sur les roues de son fauteuil.

« —Allez zou on y va, Cardinale ! Je commence à m'empâter et le Rat est parti. De toute façon il peut pas trop se montrer, il est censé être l'espion de Kikoolol. La fameuse longue histoire. »

Si elle le disait. De toute façon, elle ne pourrait pas beaucoup protester. Originalité avait déjà refermé ses doigts sur son poignet, la téléportant dans la cour intérieure du palais avant même qu'elle n'ait eu le temps de réaliser.

Tout le monde était là. La seule lueur du lieu, émise par les lampadaires de métal sombre répartis autour des portes, se reflétait sur le visage d'un Style marqué par l'inquiétude. À ses côtés, sa reine, qui se tordait les mains en tentant de sourire. Et, en regardant tout autour d'elle, Lina vit que toute la fratrie littéraire était réunie dans la cour intérieure. Enfin, toute. L'absence d'Orthographe se faisait cruellement sentir, et était marquée jusque dans les yeux plissés et les joues creusées des adolescents.

À n'en pas douter, Style et Intrigue étaient très amoureux. Les allégories littéraires secondaires de cette période étaient toutes leurs enfants. Vocabulaire, le plus grand d'entre eux et tout juste nommé héritier, fixait Lina avec des yeux écarquillés tout en tenant dans ses bras malingres un énorme livre de cuir usé. En plissant les yeux, la jeune femme pouvait voir le titre de l'ouvrage, un seul mot. Orthographe. Elle soupira. Sans doute son aîné lui manquait-il beaucoup.

À côté de lui, en train de lui serrer le bras, il y avait les jumelles, Conjugaison et Grammaire, que la cardinale estimait tout juste sorties de l'enfance. Elles avaient tous les deux les cheveux auburn de leur mère, arrangés en un chignon lâche, et ce même air inquiet s'imprimait sur leur visage. Originalité plissa les yeux en les voyant si perturbées et serra la main de la jeune femme. La peur avait fait son œuvre au sein des allégories, et il n'y avait plus dans leur cœur que le deuil.

Lina vit Conjugaison lâcher le bras de Vocabulaire et aller se placer à la droite de Logique, qui fixait les trois concernés en faisant tourner entre ses doigts une longue mèche de cheveux blonds. Émotion, petite fille pourtant si volubile, alla attraper la main de sa grande sœur en reniflant un peu, tandis que Raison, la jumelle de Logique, portait sur le groupe un regard presque aussi calme que celui de sa mère. Restait à leurs côtés Respect, dont le visage poupin écumait de rage. Lui semblait exprimer le deuil de manière bien différente de ses frères et sœurs, se dit Lina. Mais cela n'avait rien d'étonnant, sachant que Respect aidait dès qu'il pouvait aux préparations de guerre contre les clichés et était très souvent rentré en contact avec le corps de l'Eglise.

Style s'avança, coupant court à la contemplation de Lina. Mais pas vers cette dernière, vers Originalité, qu'il prit dans ses bras avec délicatesse, décrochant sa petite main du bras de son accompagnatrice. Sans se préoccuper de cette dernière, il sermonna sa fille d'un ton pressant, les traits tirés et les coins des yeux tremblants. Il n'avait, en ce moment, plus rien du roi débonnaire que Lina connaissait d'avant cette guerre.

Intrigue se racla la gorge, attirant l'attention vers elle. Derrière, il y avait Corbeau et Erin, visiblement arrivés avant Lina. Erin lui fit un petit signe de la main, Corbeau hocha doucement la tête. Lina haussa les épaules. Elle leur crierait dessus plus tard pour l'avoir laissée derrière, elle avait trop d'informations à assimiler d'abord.

La reine se dirigea vers elle, l'invitant à se rapprocher. Ce qu'elle fit, remarquant la présence de Sky à côté de l'entrée. Elle l'avait sans doute loupée à cause de la téléportation d'Originalité, mais de toute façon, sa générale n'était pas l'élément principal de la scène aujourd'hui. Du moins, pas à sa connaissance.

« —Cardinale Frosilæn, vous voilà enfin. Je vis vous faire un rapide résumé du programme de la soirée, si ça ne vous dérange pas. »

Pourquoi cela l'aurait dérangée ? Lina hocha la tête, et laissa sa reine lui expliquer que d'ici quelques minutes, la cérémonie se jouerait sur la place Fantasy, devant le peuple tout entier. Elle serait retransmise à toutes les places grâce à des sphères communicatrices, ainsi tout Wake'li pourrait voir l'adoubement de trois nouveaux généraux. A défaut du reste de Wattpadia, prévenu trop tard. Mais la population de la capitale était une foule bien suffisante pour une cardinale terrifiée de ne pas être à la hauteur.

Intrigue lui mit la main sur l'épaule.

« —C'est l'aboutissement de tous vos efforts pour incarner l'espoir du peuple, cardinale. Vous n'aurez qu'à prononcer le serment rituel. Ce sera simple, mais le peuple en a besoin. Et, soupira t'elle en jetant un regard à Style, mon mari aussi a besoin de cet espoir. »

Corbeau et Erin se rapprochèrent derrière la reine, écoutant leur conversation l'air de rien. Lina les laissa faire. Cela n'avait rien de confidentiel, de toute façon.

« —Comment va Sa Majesté ?

—Mal, cardinale, soupira Intrigue. Cette guerre lui pompe chaque jour plus d'énergie, et il prend de plus en plus de mesures pour nous empêcher de sortir. Voyez avec Originalité. Pourtant, Orthographe a été tué au cœur de notre propre palais... J'ignore à quoi il pense, mais je doute que ce soit dans l'intérêt du royaume.

—Sauf votre respect, votre Majesté, pourquoi le laissez-vous faire dans ce cas ? Intervint Corbeau. Vous êtes la régnante... »

Lina s'étrangla, sidérée de son impertinence envers ses supérieurs, mais Intrigue ne parut pas se formaliser de cette interruption. Elle se contenta de hausser les épaules.

« —Parce que je suis mère en plus d'être reine, et je comprends sa peur. Cette guerre nous a pris pour cible. Et la solution la plus viable pour nous reste de vous confier tout notre avenir, aussi lâche que ce soit. Aujourd'hui, je ferai ma dernière apparition publique. Je vous transmettrai le flambeau de la confiance que j'ai porté pendant trente ans, en espérant pouvoir le reprendre aussi vite que possible. »

Le soleil descendait de plus en plus sur les toits des maisons. Le moment allait arriver. Et plus qu'un adoubement, désormais, ce serait une passation de pouvoir, d'espoirs incarnés. Lina le sentait, et elle savait qu'Intrigue n'avait pas prononcé ces mots à la légère, qu'elle ne leur confiait pas leur avenir sans y avoir mûrement réfléchi. Et elle se devait d'accepter, désormais. Elle n'avait plus le choix, tout comme sa reine ne l'avait sans doute pas vraiment eu. Était-ce donc ça, la charge de dirigeant ? Combien de temps sa reine avait dû porter un poids qui pendant plusieurs mois avait conduit Lina au bord des abysses du stress ? Elle ne savait pas, et ne voulait pas le savoir.

Sans compter la situation dans laquelle ils se trouvaient. Elle ne pouvait faire abstraction de la guerre, des morts, du deuil qu'elle avait vu. Des cadavres parmi tant d'autres. La guerre créait des nécessités tout comme elle détruisait des vies. Même la guerre sainte ne pouvait effacer le fait que des gens mouraient pour le plus grand bien. Et les gens s'évertuaient à remettre en question sa notion du plus grand bien depuis le début de cette guerre.

Elle ne pouvait ignorer la menace qui pesait sur la famille royale. Les traits tirés de Style étaient là pour lui rappeler ce qu'ils avaient perdu, ce qu'ils pourraient perdre. Le Patriarche, encore aujourd'hui, organisait des sermons pour accentuer encore et encore la responsabilité des clichés dans ce désastre. Mais écouter les sermons n'était pas la même chose que les mettre en application, et rêver d'un monde pur n'avait rien à voir avec marcher sur les cadavres. Le visage de ce « bad boy » qui leur avait indiqué les directions dans la forteresse de Sretaz lui revint. S'il n'avait pas été cliché, s'il avait été comme elle, est-ce qu'elle aurait eu à laisser son cadavre pulvérisé dans les restes de la forteresse ? Au final, avait-elle vraiment la connaissance parfaite du monde, ou est-ce que même ce en quoi elle avait cru toute sa vie à Wattpadia n'avait pas la réponse à cette question existentielle ?

Elle secoua la tête. Ce n'était vraiment pas le moment d'avoir l'air si peu sûre d'elle. Elle irait se confesser après l'adoubement, voilà tout. Aujourd'hui, elle était en guerre et aussi empreinte de doutes que soit son opinion sur les clichés, elle ne pouvait oublier qu'ils luttaient contre elle. Contre ce qu'elle cherchait à protéger.

« On affronte une armée, pas un peuple », lui avait dit un jour le Chevalier Corbeau alors qu'ils discutaient clichés. Peut-être était-ce vrai. Ou peut-être essayaient-ils de l'amadouer, de la tromper avec une façade d'être conscient. Elle ne le saurait sans doute jamais. Ses intérêts restaient de toute façon inchangés. Tout danger sur Wattpadia devait disparaître. Et les clichés, que ce soit en ce moment où sur toute leur existence, étaient un danger.

Les acclamations sur la place Fantasy leur apprirent que Sky était sortie pendant que Lina réfléchissait. Sans doute en retraversant le couloir de pièges dans la muraille, vu que personne n'était là pour la téléporter. Ce ne serait pour eux, visiblement, pas le cas, vu que Style s'était avancé vers eux avec Originalité. Ses cernes étaient encore plus prononcés de près.

« —Venez, je vous emmène une fois qu'Intrigue a transmis le signal. Tout ce que vous aurez à faire, c'est écouter le discours de Sky et jurer sur les Contes d'un Dieu. »

Lina jeta un rapide regard à Corbeau et Erin. Ça y était. D'ici quelques minutes, on les appellerait pour de bon généraux. Le bruit de déglutition émanant d'Erin indiquait qu'elle pensait sans doute aux mêmes implications ; Corbeau quant à lui, affichait toujours son air inexpressif.

Originalité tendit la main au Chevalier et fit signe à Erin et Lina de s'agripper sur son fauteuil. Les deux obtempérèrent sans piper mot, et c'est lorsque Corbeau laissa glisser ses doigts entre ceux de la petite fille que disparut la cour intérieure du palais, les faisant réapparaître sur une estrade place Fantasy. Lina jeta un rapide regard autour d'elle. Les plantes et les affiches de toutes sortes n'avaient pas bougé depuis sa dernière visite, même si trop d'entre elles l'avaient prise comme modèle désormais. Les autres princes et princesses ne tardèrent pas à suivre, et Style et Intrigue fermèrent l'afflux de téléportations en apparaissant à droite et à gauche de Sky.

Cette dernière avait déjà commencé son discours, parlant de la nécessité de s'unir en des temps aussi durs. Un peu bateau, mais elle réussissait à captiver la foule, laissant à Lina, Corbeau et Erin le temps de s'avancer sur l'estrade pour se placer derrière elle. Elle n'avait pas sa hache, et sa tenue d'apparat rouge et grise ressortait à merveille sous le soleil couchant : mais de dos, c'était tout ce que Lina pouvait discerner d'elle. Son dos, et son discours qui n'en finissait pas.

« —... Et ainsi, nous serons à même de gagner une guerre qui pose tant d'inquiétudes à chacun d'entre vous, et de rendre au peuple wattpadien la paix qu'il mérite ! »

Des acclamations accueillirent la dernière phrase de sa tirade, lui donnant l'occasion de baisser les bras. Du moins jusqu'à ce qu'on entende distinctement, au cœur de la foule, une voix empreinte de sarcasme dire : « C'est pas avec des belles paroles ou des bleus qu'on fout ces choses dehors c'est moi qui vous le dis. »

Il y eut un blanc. La personne concernée n'avait sans doute pas prévu que sa voix porte aussi loin, mais il n'empêchait pas que Sky avait interrompu son discours et fixait avec calme la foule. Lina ne voyait pas son expression, mais à en juger par le grand silence, il n'y avait plus trace de son sourire débonnaire sur ses lèvres. Style et Intrigue semblaient prêts à intervenir, mais elle les immobilisa d'un geste, avant de s'avancer encore davantage sur l'estrade.

« —Si l'un d'entre vous est insatisfait de la tournure que prend cette guerre, je l'accueillerais à bras ouverts dans les rangs de mes soldats, où il pourra lutter comme il l'entend pour « foutre ces choses dehors ». Jusque-là, il faudra s'en rendre à mon jugement concernant ces bleus car, j'en suis persuadée, ils ont bien plus lutté que vous. »

Sa voix était glaciale, bien différente de la chaleur qu'elle employait pour parler à ses soldats. Si Lina avait été vexée par l'insulte, et paniquée à l'idée que le plan de sa reine n'ait pas fonctionné comme prévu, toutes ses craintes venaient de s'évanouir à la vue de l'aura que sa générale, bientôt collègue, faisait peser sur la foule. Et aux huées enthousiastes qui venaient de répondre, après un temps de retard, à la dernière phrase de Sky. Les gens l'acclamaient de toutes parts, avec une affection tangible dans leurs cris, et un enthousiasme que Lina n'aurait même pas pu imaginer dans ses rêves les plus fous. Elle sourit. C'était à se demander ce qu'ils feraient sans elle.

Sky se recula de l'estrade, laissant Intrigue avancer sur cette dernière. La reine écarta grand les bras, coupant net les acclamations de la foule, avant de lancer d'une voix forte :

« — Mes chers sujets, nous ne pouvons nier que les temps qui s'annoncent seront des plus durs. Les clichés sont à nos portes et ne cessent de se rassembler, formant une armée dont nous n'aurions jamais pu imaginer la portée. C'est à nous de renforcer notre armée, et c'est pour cela qu'aujourd'hui, je confie à nos recrues les plus brillantes la mission de nous mener tous à la victoire. »

Un petit coup du fauteuil d'Originalité dans les mollets de Lina lui fit comprendre qu'elle devait s'avancer. Corbeau et Erin, sans doute soumis au même traitement, firent quelques pas en avant, suivis par Lina avec un petit temps de retard, alors qu'Intrigue faisait un rapide tour d'horizon de leurs hauts faits et exploits durant cette guerre. Du rassemblement de l'armée à la forteresse de Sretaz, en passant par la prise d'Erdenn'aëll. Lina se sentait presque gênée d'être ainsi vantée, mais elle devait assumer ce rôle de Légende. Son rôle de Légende.

Style s'avança, avec les Contes d'un Dieu entre les mains. Un frisson fit trembler Lina dans ses bottes. Il s'agissait là non pas d'une copie, mais bien du tout premier exemplaire des Contes, remis à la toute première des Intrigues par le Créateur lui-même. Bien sûr qu'elle se doutait que les généraux étaient intronisés sur l'original, mais de toute sa vie passée dans l'église, jamais elle n'aurait pu rêver voir devant elle un objet aussi précieux, aussi chargé de toute la divine présence du Créateur. Le voir la rassura, elle se sentait prête à lui tendre la main. Elle jurerait sous la protection d'une divinité qui ne l'avait jamais abandonnée, qui ne le ferait jamais.

« —Lina Frosilæn, Chevalier Corbeau, Erin, entonna Intrigue, jurez-vous de toujours protéger Wattpadia, de faire passer les intérêts du royaume et ceux de la vie avant les vôtres, de respecter vos directives et d'en délivrer de justes ? Jurez-vous de vous battre pour la paix et non pour la guerre, et de n'avoir pour seul objectif que d'y mettre fin ? »

Le grand moment. Mais contrairement à ce à quoi elle s'attendait, il n'y avait pas une trace de peur dans la voix de Lina alors que le trio avançait leurs mains, les posant avec le plus grand respect sur la couverture ancienne. Et le cœur de leurs voix retentit sur la place Fantasy, alors que les acclamations des wakéliens explosaient de toute part.

« —Nous le jurons. » 

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