Chapitre 11, partie 3
Pour une ville en guerre, Wake'li était pour le moins animée. Les rues où Lina avait fait atterrir le petit groupe était bondées et pleines de vie, des sourires se voyaient sur tous les visages et les enfants demandaient avec empressement de la barbe à papa ou une virée dans un fast-food quelconque. La cité principale du royaume de Wattpadia, ignorant le danger qui pesait sur elle, était joyeuse comme au premier jour, avant qu'Orthographe ne soit assassiné, et que la guerre ne se précipite. Tout semblait bien dans cette portion d'univers. Et Lina était bien placée pour savoir que tout ne l'était pas.
« – Où nous as-tu envoyés ? Demanda Corbeau en examinant les alentours, une expression indéchiffrable sur ses traits fins.
– Place Roman pour Adolescents. On pourra dire tout ce qu'on veut sur elle, c'est ici qu'il y a les meilleurs restaurants et les serveurs les plus à l'écoute. Venez les gars, on va se faire à bouffer. Barbeuc, ça vous va? »
L'assentiment des deux autres marqua le début de la recherche d'un bon restaurant de viande rouge, qui, au plus grand plaisir de Lina, ne tarda pas à être fructueuse. La délicieuse odeur du bœuf grillé au charbon envahit ses narines, la faisant saliver et arrachant un sourire aux deux autres, connaissant ses penchants carnivores très prononcés. Le groupe se dirigea vers la source de l'alléchant fumet, une vitrine décorée de rouge devant laquelle se pressaient des enfants et des adolescents d'apparence affamés, tirés tant bien que mal en arrière par leurs parents au visage lassé.
La jeune femme ne se fit pas prier pour ouvrir les portes de bois, projetant une nouvelle vague d'odeur de grillé dans la rue, accompagné du brouhaha propre aux restaurants de ce style. Les deux autres la suivirent sans broncher. Après tout, en matière de viande, Lina faisait autorité.
Apercevant les nouveaux clients, les quelques serveurs en tablier de cuir déposèrent leurs commandes sur les tables en bois rêche autour desquelles se réunissaient les quelques clients des restaurants, et, le temps que Lina puisse admirer les tentures rouges brodées étendues sur des murs immaculés, un des employés se dirigea vers eux, et écarquilla les yeux à la vue de Corbeau qui se curait les ongles avec ennui derrière.
« – Chevalier Corbeau, quel honneur de vous recevoir dans notre modeste établissement... Je ne m'attendais pas à voir un chef de confrérie de votre importance dans nos murs ! Venez, venez, vous et vos amies... »
L'intéressé soupira, s'attirant un regard de Lina. C'était décidément beaucoup de ronds de jambe pour le jeune homme, même chef de confrérie, et la jeune femme savait de quoi elle parlait, vu que la sienne avait étendu sa renommée sur une bonne partie du continent. Remarquant l'œil tourné vers lui, le jeune homme se tourna vers la métamorphe, et chuchota avec le plus de discrétion possible alors qu'on les emmenait vers leur table :
« – Lors de la dernière crise du tueur blanc, il y a un peu plus de deux ans, les nôtres étaient chargés de secourir cette zone. Il faut croire que cet homme ne l'a pas oublié. »
Lina fit la grimace. Le surnom ne lui était pas inconnu. Un goût amer lui envahit la bouche lorsqu'elle se souvint de la crise en question. Elle avait été en premier lieu pour voir le fléau détruire une bonne partie de Wake'li. Avec heureusement un minimum de victimes, grâce à la présence d'esprit des confréries sur place.
La table qui leur avait été attribuée était bien plus luxueuse et confortable que celles des autres clients, située à l'écart de la zone la plus active, avec des banquettes moelleuses et une nappe très fine, un luxe auquel Lina ne s'attendait pas en franchissant les portes. Erin, ravie, s'assit directement sur les coussins du siège, avec un petit soupir d'aise lorsque son dos reposa sur le dossier molletonné du banc, avant de fixer Corbeau avec curiosité. Lina fit de même, un peu plus sèchement, repensant à ce que lui avait dit Corbeau. Ce n'est que lorsque celui-ci se fut assis que l'elfe laissa libre cours aux questions qui l'agitaient.
« – Pour qu'on soit aussi bien traités juste à cause de toi, il faudrait vraiment que ce type dont tu aies empêché le massacre soit quelqu'un de terrible... Tu me racontes ?
– Tu veux savoir qui est le tueur blanc ? »
L'elfe hocha la tête, remettant en place une mèche rebelle. Son interlocuteur soupira, l'air prêt à raconter une belle histoire. Une histoire qui à n'en pas douter relaterait les crimes du meurtrier le plus cruel de l'histoire de Wattpadia, avec force détails inventés pour enjoliver la chose, comme à chaque fois qu'elle avait entendu l'histoire de la bouche d'un étranger.
Hors de question.
« – Eh bien, le tueur blanc, c'est...
– Rien de plus qu'une victime qui en a trop vu. »
Abasourdis, les deux autres se tournèrent vers une Lina qui avait serré les poings, écarquillant les yeux devant son ton sec, et surtout devant ses paroles. Corbeau plissa le nez, l'air de se contenir de répliquer, fixant Lina avec un calme apparent.
« – Et comment tu peux dire ça avec autant de certitude ?
– Écoute mec. S'il y a bien un truc dont j'ai horreur, c'est qu'on raconte sous mon nez une histoire à laquelle j'étais présente de bout en bout en changeant des détails. Je suis la mieux placée pour parler de lui et pour cause. Il est dans la confrérie à laquelle j'appartenais. Alors tu la fermes et tu me laisses expliquer parce que je suis sûre que j'ai des trucs à t'apprendre. »
Mouché, Corbeau se tut net, et se contenta de fixer Lina avec son habituel regard calme, l'air de la mettre au défi de dire quelque chose qu'il ne savait pas. Erin, complètement perdue entre les deux, toussa doucement, écartant l'attention de Lina d'une colère de plus en plus grandissante envers son ami pour la ramener à l'histoire dont elle rassemblait tous les détails dans son esprit. Se calant confortablement dans son siège, Lina se racla la gorge, avant de lancer d'un ton clair :
« – Il y a un point ou tu as raison, le tueur blanc a fait des milliers de victimes innocentes, je ne peux pas le nier, je l'ai vu. Par contre, il n'y en a pas beaucoup qui savent que le pauvre gars avait deux personnalités, dont une bien plus meurtrière que l'autre... »
Voyant Corbeau écarquiller les yeux, Lina sut qu'elle avait fait mouche. Alors elle raconta. Elle raconta comment elle avait rencontré le jeune garçon aux cheveux plus blancs que neige, cheveux qui lui avaient valus son surnom, au corps tiraillé entre deux âmes depuis sa naissance pour des raisons qu'elle n'avait pas pu expliquer alors. Elle raconta la solution qui était envisagée pour le tirer d'affaire lorsqu'elle l'avait vu, au cœur du bâtiment qui deviendrait plus tard son foyer, solution que personne ne souhaitait appliquer, trop effrayés qu'ils étaient par la personnalité en question. Elle raconta la terreur sur le visage du garçon, tout juste âgé de treize ans, alors qu'elle, qui s'approchait des seize, avait annoncé qu'elle se dévouerait. Une terreur qui n'était pas pour son sort, mais celui de sa sauveuse.
L'histoire fut longue, Lina, emportée par sa colère et un instinct de protection qu'elle avait quasiment oublié, ne tarissait pas de détails. Détails sur le combat qu'elle avait livré, sur les yeux bleus du petit qu'elle avait vus virer au noir, sur le changement de ton de sa voix enfantine. Plusieurs fois, ils furent interrompus pour prendre leur commande, recevoir leurs boissons, arrachés au passé de la jeune femme par la désuétude du présent. Et ce n'est que lorsque Lina eut la bouche pleine du carpaccio de bœuf qui lui servait d'accompagnement qu'elle acheva, la bouche pleine, mais sans qu'aucun des deux, pendus à ses lèvres, ne s'en préoccupe.
« – Depuis l'incident, le gamin a des sautes d'humeur à cause des traces résiduelles de cette saloperie. Ce qui provoque chez lui des crises, mais la seule qui fut vraiment meurtrière, ça a été celle d'il y a deux ans. Je venais de lui annoncer mon départ, autant dire que je m'en suis longtemps voulu... »
Elle soupira, avant de tâtonner son col à la recherche d'une chaîne. Qu'elle sortit de son T-shirt, révélant, non pas le pendentif créationniste, mais un autre objet, une petite fiole d'un métal gris terne, très épais, mais étonnamment lisse.
« Si vous voulez une preuve de ce que j'avance, elle est là-dedans. C'est l'âme du tueur blanc, du vrai. Je la garde en guise de précaution, car au vu des crises précédant son extraction, ce type serait un vrai fléau si on le faisait sortir... »
Corbeau hocha la tête, l'air convaincu, tandis qu'Erin sifflait, admirative.
« – Eh ben, Lina, quelle histoire !
– Tu l'as dit, sourit le chevalier. Je m'apprêtais à sortir la version de l'enfant meurtrier, mais tu avais effectivement plus de détails que moi. »
Lina soupira et se renfonça dans son siège encore davantage, avalant son morceau de viande avec délice avant de s'essuyer la bouche, son attention désormais tournée vers le repas. Ils mangèrent relativement en silence avant que Corbeau ne repose sa fourchette dans une assiette à présent terminée, et ne cède à l'ennui qui l'envahissait en observant les filles achever leur portion. Il se racla doucement la gorge en se tournant vers la métamorphe, qui, distraite du dernier morceau de carpaccio qui refusait avec obstination de se laisser piquer sur sa fourchette, se tourna vers lui, l'air lassé.
« – Qu'est-ce que tu veux, mec ?
– Simple curiosité. Tu connais sûrement le nom du tueur blanc ? Histoire de ne pas faire de gaffe lorsque je croiserais ta confrérie...
– Hmm. Ouais. Il s'appelle Baku Claro, c'est un petit gars aux cheveux blancs et aux yeux bleus, environ dix-huit ans actuellement, facile à reconnaître, et probablement le gars qui a le plus d'anecdotes sur moi. On était très proches avant mon départ. »
Le chevalier fronça les sourcils, l'air surpris.
« – C'est un Claro ? Pauvre famille, elle se tape décidément les pires...
– Pourquoi donc ? » Fit une Erin curieuse.
Lina soupira.
« – Les Claro n'ont pas franchement la réputation d'être une famille modèle de ce que je sais. Le père est le meilleur médecin du continent mais pas franchement le meilleur des papas si j'en crois Baku, sa première femme est morte et la deuxième, toujours d'après Baku, est une véritable plaie...
– Leur fils aîné est le maître de la magie de ce cycle, renchérit Corbeau. Une entité surpuissante et également le genre de gars qui résout ses problèmes par le sang. Auteur de trois génocides à l'heure actuelle, de dizaines de milliers de meurtres, le plus instable de ses congénères d'après l'histoire. D'après les légendes il y en a un par ère et chacun est source de changements dans le monde, mais là je crois que notre temps a hérité du pire... Pourquoi tu te crispes comme ça, Lina ? Tu le connais aussi ? Logique dans un sens, si son cadet était à ta confrérie. »
La jeune femme secoua la tête, tentant de lutter contre un soudain accès d'angoisse. Ses vieilles craintes sur l'entité surpuissante qu'elle avait senti lors de la mission de sauvetage ratée lui revenaient en pleine figure, ajoutées aux souvenirs du frère aîné de l'homme qui fut son meilleur ami. Des souvenirs pas forcément agréables. Même pas du tout agréables. Elle ouvrit la bouche, prête à les exposer comme elle l'avait fait de l'histoire du tueur blanc, mais les mots se coincèrent dans sa gorge, tandis que l'odeur si attirante de la viande se mettait à lui faire tourner la tête, remplacée par son esprit figé par celle, métallique, du sang, le sang rouge sur le blanc du vêtement, menant au sourire extatique, aux yeux brillants de convoitise...
Elle finit par laisser échapper, d'une toute petite voix qui témoignait de son stress :
« – J'aimerais bien qu'on évite de parler de lui devant moi, s'il vous plaît. Parce que pour le coup, les rumeurs sont vraies. Et je n'ai pas peur de grand-chose, sauf que lui est particulièrement flippant... »
Erin haussa un sourcil, alors que le visage de Corbeau se teintait de compréhension. La métamorphe soupira. Il fallait croire que le passé n'était pas si facile à exposer que ça, tout compte fait.
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