Chapitre 7 : Délicieuses pommes

Une fois dehors, Anna retrouva une atmosphère bien différente : tout le monde s'agitait de si bonne heure dans la rue. On poussait une charrette de poissons, transportait du charbon, et distribuait les journaux en criant le titre du jour. Le matin, les chaussées étaient consacrées au trafic utilitaire. Pour une fois, elle n'allait pas se joindre à la foule. Elle ne travaillerait plus dans ces rues qui avaient tant forgé sa jeunesse.

Assise dans la calèche en direction de sa ferme bien aimée, Anna repensait à sa nuit. Des flots d'images voluptueuses enivraient son esprit. Lui, son odeur, son corps contre le sien.. Elle passa une main dans ses cheveux, se gratta sauvagement le cuir chevelu comme pour les extirper de son cerveau. « Rhââ » jura-t-elle.

Elle observa la montre dans sa main. Elle était en or massif, lourde et imposante. Au fond du cadran, une fine gravure dessinait un « M » en lettre capitale, entouré d'un ruban. Cet inconnu provenait certainement d'une bonne famille. Est-ce qu'il allait la rechercher ? Il ne connaissait que son prénom et rien d'elle. Elle n'avait pas à s'inquiéter. Pourtant, cette mauvaise action lui remuait les boyaux. Anna n'avait jamais volé quoi que ce soit sous prétexte qu'elle était pauvre. Dès son plus jeune âge, Madame Carousselle l'avait averti qu'une âme ne s'élevait pas en profitant des autres. Envier leurs biens et les dérober apportaient le chagrin et anéantissaient le caractère noble propre à tout être humain. « Même pour une bonne cause ? » demanda-t-elle à sa conscience. Elle souffla en s'entendant répondre « Les pauvres trouveront toujours une bonne cause ». Est ce qu'elle deviendrait comme Gregory, le jeune vicelard qui avait volé Basile l'autre jour ? Elle s'était réduite à faire comme lui quelque part. Ses yeux s'embuèrent en resserrant sa main sur la montre.

Au même moment, quelqu'un s'engouffra dans son compartiment, transpirant et à bout de souffle. C'était Basile.

- Anna ! Petite coquine ! Tu as failli partir sans me dire au revoir ! J'ai dû courir comme un bœuf pour te rattraper !

Anna ravala son chagrin et essuya rapidement d'un revers de manche ses quelques larmes.

- Tu pleures ?

- Non, pas du tout.

- Si tu pleures ! Attends, laisse-moi voir, il y a quelques larmes près de tes yeux !

Il lui saisit le visage à deux mains pour mieux l'examiner, car il n'avait jamais vu Anna pleurer. Au lieu de lui demander ce qui n'allait pas, il s'esclaffa et lui frotta la joue comme s'il dorlotait un enfant.

- Tu me surprendras toujours ! Dis, Sophie m'a tout raconté. Premièrement, tu vas devenir la nouvelle madame de Monseuil en couchant avec..

- Je ne vais pas devenir une Monseuil. Arrêtez avec cette idée ! Sophie aime rêver et s'imaginer des histoires !

- D'accord, j'avais oublié que tu restais très terre à terre comme un caillou qui résiste à la tempête. C'est quand même extraordinaire ce qui t'arrive Anna. Déjà, il n'y a que toi qui aurais pu accepter une proposition aussi malsaine ou une personne encore plus pauvre que nous, et en plus..

- Je le fais parce que ce Nicolas de Monseuil a promis en échange de sauver l'orphelinat ! la coupa net.

- Oui, pardon. Bien sûr, sans le savoir, ils ont trouvé le meilleur moyen de t'avoir ! Tu vas approcher la famille de Monseuil, Anna ! Toi ! Je n'arrive pas à y croire !

Il y avait tant d'admiration dans les yeux de Basile rien qu'en prononçant le nom de « Monseuil » qu'Anna se sentit mal à l'aise et tourna le regard. Son ami vouait presque un culte aux familles riches et célèbres.

- Pourquoi t'ont-ils choisi ?

- Parce que j'ai les cheveux roux comme madame de Monseuil. Si elle souhaite faire passer mon enfant pour le sien, il fallait qu'elle trouve quelqu'un qui lui ressemble. Quand on a les cheveux roux, c'est une particularité rare, tu sais.

Basile ria de sa dernière remarque.

- En effet. Qui aurait cru que ton pelage de rouquine t'amènerait à la Grande Demeure ? Même moi je n'aurais jamais parié !

Il se rapprocha d'elle avec un grand sourire et Anna devina qu'il avait envie de parler d'autre chose. Un sujet qui emballait Sophie depuis quelques jours.

- Sophie m'a dit aussi que tu devais rejoindre Jérémie hier soir pour une première nuit, alors ?

Cette Sophie ! Elle ne savait pas garder un secret. Combien de personnes étaient au courant ? Anna souffla, car elle n'avait pas envie de lui confier sa nuit. En plus, elle l'associait maintenant directement au vol de la montre.

- Alors quoi ?

Basile perdit son entrain devant l'air complètement impassible d'Anna. Il balbutia :

- Ça fait maintenant huit ans que l'on se connait Anna.. enfin je veux dire, on a toujours été proche et tu n'as jamais fait de manière.. je voulais juste savoir si ta soirée s'était bien passée.

Une nuée d'images remplies d'érotisme submergea la tête d'Anna. Pour s'en défaire, elle frappa de son poing le bras de Basile.

- Aie, ça fait mal !

Il se frotta énergiquement le bras et fit une mine triste même s'il se doutait qu'Anna n'allait pas s'attendrir pour autant.

- Comment imagines-tu ta nouvelle vie à la Grande Demeure ?

Anna prit une grande inspiration pour chercher des mots qui ne venaient pas. En réalité, elle n'avait pas pensé une seule seconde à ce qui pouvait l'attendre. Dans sa tête c'était clair : elle porterait l'enfant de monsieur de Monseuil et l'orphelinat serait sauvé, puis elle rentrerait à Sarville.

- J'espère que je serais très vite enceinte et que je rentrerais rapidement à l'orphelinat.

- Évidemment, je ne pouvais pas m'attendre à une autre réponse de ta part ! Tu sais il peut naître des sentiments entre deux personnes qui se côtoient d'une façon très intime.

- Hum.

Anna commença à revoir en tête, le visage de son inconnu et son regard sombre mêlé d'une douceur inexpliquée. Son cœur sursauta.

- Alors, laisse-moi t'expliquer ce qu'est un sentiment. Un sentiment généralement nous émeut. C'est une forte émotion qui nous rend affectifs. Tu vois de quoi je veux parler ? ricana-t-il.

Il caressa la tête d'Anna comme s'il s'agissait d'un petit animal. Elle balaya sa main d'un revers franc.

- Au moins Madame de Monseuil peut se sentir rassurée avec toi, reprit-il, tu ne lui voleras pas son mari. Vu à quel point, tu es peu sensible, tu ne pourras pas lui faire de l'ombre !

- N'importe quoi ! rugit-elle.

Elle essaya de lui flanquer un nouveau coup, mais il lui saisit les mains. Alors qu'elle gigotait pour se défaire de son emprise, ils rirent de bon cœur tous les deux.

Lorsqu'ils sortirent de la calèche, Basile étira tout son corps pour montrer à Pierre qui les attendait au loin que le voyage n'avait pas été de tout repos.

Anna prit le temps de contempler le grand corps de ferme. Une bâtisse rustique divisée en trois parties, qui datait des générations précédentes. Des fleurs et herbes sauvages poussaient parfois entre le mortier et la pierre qui fabriquaient les murs. Il y avait de la terre et de la paille sur le sol si bien que l'on avait du mal à distinguer l'intérieur de l'extérieur.

C'était le second lieu après l'orphelinat qui comptait dans son cœur. Dès que Pierre, son ami d'enfance, fut adopté par Monsieur Brouke, elle avait tissé un lien fort avec cette famille. Depuis petite, Anna était la bienvenue à la ferme non pas pour y travailler, mais pour passer du temps à se détendre et savourer le grand air de la campagne. Au moment où monsieur Brouke voulut l'adopter, Anna avait refusé pour pouvoir rester auprès des enfants à l'orphelinat auxquels elle s'était tant attachée.

Il se sentait désolé et rongé par les remords d'avoir formulé sa demande trop tard, mais cet homme ne partageait jamais ses émotions par pudeur. Anna remarquait qu'il cherchait à se faire pardonner en la couvrant d'attentions excessives dès qu'elle leur rendait visite.

Pierre les rejoignit à mi-chemin. Il était plus petit que Basile et mieux bâti, car les travaux en plein air lui donnaient un corps robuste et musclé. Ses cheveux châtains étaient tout le temps attachés en queue de cheval.

- Anna je suis très heureux de te revoir, dit- il en ignorant complètement Basile.

- Merci moi aussi, répondit Basile en l'enlaçant.

- Lâche-moi, toi ! Tu n'étais pas censé venir !

- Désolé, tu n'auras pas Anna pour toi tout seul !

Les deux se connaissaient depuis longtemps grâce à Anna. Lorsque Basile l'avait rencontré, Pierre avait quitté l'orphelinat depuis quelques années et travaillait déjà avec Monsieur Brouke. La ferme des Moulins symbolisait le foyer familial. Tous les amis d'Anna venaient et se réunissaient en étant les bienvenus. C'était un lieu de passage, accueillant et chaleureux ou l'on se sentait bien, loin de la ville et de son tohubohu.

Basile connaissait très bien le point faible de son ami : Anna.. Il aimait le taquiner, car ses réactions vives étaient prévisibles. Son béguin se voyait clairement, mais pourquoi Anna était encore la seule qui ne soupçonnait rien, même après des années ? Se montrait-il trop hésitant ou ne pouvait-elle le considérer que comme son ami d'enfance ?

Elle se joignit à l'embrassade commune et colla sa tête à ses deux compagnons.

- Moi aussi je suis très contente d'être là ! dit-elle avec une gaieté naturelle.

Pierre rougit et planta ses mains dans les poches. Il trouvait la robe d'Anna très féminine, jamais il ne l'avait vu porter une tenue si élégante. Paraissait-elle plus femme ? Avec les années, Anna venait moins souvent le voir à la ferme, car elle était occupée avec son travail à l'orphelinat. Elle lui manquait terriblement. Ses visites provoquaient la montée du soleil dans son cœur.

- Si tu étais venue une heure avant Anna, tu aurais vu la naissance d'un veau. Je l'ai appelé Carillon. J'ai une nouvelle jument aussi, Belle. Elle est toute noire avec une petite tache blanche près d'un œil !

Pierre était un passionné des chevaux et s'en occupait précieusement comme la prunelle de ses yeux. Il aimait emmener Anna les nourrir, car il savait qu'elle aimait les caresser.

- Je veux aller la voir !

- Moi aussi ! Nous irons tous les trois !

Pierre lança un regard en coin agressif à Basile qui ne manqua pas de le faire rire dans sa manche.

- Avant, tu devrais aller dire bonjour à notre Oncle Brouke. Il est rentré du moulin pour t'accueillir, tu sais comment il est. Voilà longtemps que tu n'étais pas venue.

Ils entrèrent dans la maison et en effet Monsieur Brouke attendait en faisant les cent pas près de la rustique cheminée. Il marchait en penchant d'un côté puis de l'autre. À force de travailler tous les jours sans prendre un moment de répit, son corps d'homme mûr était abimé. Il y avait sur la table de la cuisine deux tartes aux légumes, un bol de radis, une casserole de pot-au-feu, et un saut rempli de pommes.

Sur son visage rond, un sourire fit remonter son épaisse moustache. C'était l'accueil chaleureux qu'il donnait à Anna depuis des années. Il s'arrêtait en plein milieu de sa tache, parcourait de grandes enjambées à travers les champs et se rendait jusqu'à elle, toujours en restant un moment immobile, face à face. Rien que pour apprécier le moment d'être réuni. Son corps se raidit sous un trop-plein d'émotions qui ne sortaient pas. Des envies de dire : « Je suis tellement content de te voir », « Tu es comme ma fille pour moi, ici c'est chez toi, te voilà revenue à la maison ! » restaient étouffées dans sa gorge.

- Tu vas bien ?

- Oui.

- Tu ne manques de rien ?

- Non.

- C'est sûr ?

- Oui.

- Tu as mangé ?

- Non.

- Vas prendre une assiette et sers-toi, il y a tes pommes préférées.

Tandis qu'Anna s'emparait tout de suite d'une pomme juteuse, Basile prit une louche et se remplit un bol de pot au feu.

- Merci, Oncle Brouke, dit-il.

- Toi, tu travailles maintenant ?

- Oui, répondit Basile la bouche pleine. Et j'ai mieux qu'un travail, j'ai un PLAN.

Tout le monde le regarda, dubitatif.

- Un plan ? répéta Monsieur Brouke. Quelque chose de foireux comme tu en as bien l'habitude, oui ! Arrête gamin de te mettre dans des histoires en suivant les jeunes de la rue, regarde Anna, elle travaille dur et elle a un mental fort. Cette fille a du mérite.

Basile sortit un journal coincé sous sa ceinture et le déplia d'un air magistral.

- J'apprends à lire et écrire Monsieur, moi.

- Ben voyons, on aura tout entendu ! Tu ferais mieux de m'aider au champ avec Pierre et les autres, tu serais plus utile.

- Je vise la réussite !

Ces mots prononcés avec une pointe d'humour ne manquaient cependant pas d'ambition. Anna décela un feu ardent dans le fond de ces pupilles qui indiquaient qu'une véritable stratégie se mettait en place dans sa tête. Elle eut envie de lui demander ce qu'il préparait quand monsieur Brouke prit la parole, d'une voix ronchonne :

- Quel bon à rien ce gamin ! Tu dois encore te farcir la tête de stupides idées. Il te faut un travail, un vrai ! Regarde-moi ton corps, tu es maigre comme une tige de bambou. Tu manges tous les jours ? Ne me réponds pas surtout. Tu fais bien comme tu veux. Bon allez, je t'ai assez entendu.

Basile lisait une annonce, le journal tendu devant lui comme un pupitre. Il butait seulement sur quelques mots.

- Ce n'est pas si mal Basile, tu as fait des progrès ! le complimenta Anna. Je peux te donner quelques conseils si tu veux.

- Avec plaisir Anna !

Pierre se sentit gêné et arracha le journal. Comme il ne savait pas lire et pour ne pas se sentir dévaloriser, il usa de l'humour :

- Sinon on peut l'utiliser pour la cheminée l'hiver !

Tandis que les deux se chamaillaient, Monsieur Brouke observa Anna en silence. Sans dire un mot, Anna comprit qu'il était au courant de son nouveau « travail ». Peut être qu'il souhaitait en parler, mais à la place de mots, il se racla plusieurs fois la gorge. Tout était enfoui. Il passa sa main sur sa nuque.

- Alors demain tu pars, hein c'est ça ? Vl'a le Pierre qui t'emmène chez les Monseuil !

- Oui, dit timidement Anna.

Monsieur Brouke répéta plusieurs fois comme un murmure : « Les Monseuil ». Il soupira.

- Bon.

Un grand moment de silence entre eux s'étendit puis il reprit :

- Je t'ai ramené des pommes, celles que tu adores. Tu as vu ? Il y en a dans le baluchon que je t'ai préparé pour demain. J'ai aussi ajouté une bouteille d'Eau-De-Vie si jamais tu as besoin d'un remontant pour le moral. C'est de l'alcool de pommes. Je sais que tu aimes bien, hein. Voilà, les pommes..

Anna aimait les pommes depuis son enfance. C'était une véritable histoire d'amour. Le goût de ce fruit l'attachait au seul souvenir de sa vie avant l'orphelinat. Elle avait rêvé plusieurs fois qu'une main douce avec des doigts féminins élégants lui mettait à la bouche un quartier de pomme. C'était son unique souvenir. Est-ce qu'elle s'était imaginé cette scène pour se sentir reliée à son passé ? N'était-il pas réconfortant de savoir qu'elle était une petite fille aimée avant d'avoir été abandonnée ? Il y avait tellement d'affection dans cette becquée maternelle..

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