- Monsieur, dit Geoffrey, je suis vraiment navré, mais mon maitre est rentré d'Angleterre tout juste hier, tard dans la nuit. Il se repose encore. Pouvez-vous revenir dans la journée ? Je lui informerai de votre visite. Avec tous mes respects, je vous raccompagne jusqu'à votre voiture.
Thomas serra son chapeau entre ses doigts. Il hésita. Devait-il partir ? Fort bien éduqué comme un aristocrate de premiers degrés, il avait toujours été de nature obéissante et courtoise. Depuis longtemps, la renommée et le charisme de Georges l'impressionnaient. Il ne se souvenait pas d'avoir échangé avec lui un seul mot dur ou impoli. Il n'aurait jamais osé.
Il s'éloigna d'un pas, mais son cœur à demi plaintif le pria de s'arrêter.
La semaine avait été longue et préoccupante, l'image d'Anna à genoux remontait encore à la surface de son esprit.
- Je souhaite m'entretenir avec votre maitre rapidement, assena Thomas. C'est une affaire importante et je passerai aussi bien la matinée ici s'il le faut à dormir, car je suis moi-même très fatigué.
Geoffrey écarquilla les yeux, surpris par le ton vif qu'il avait employé. Il grimpa rapidement les marches et affola quelques domestiques. « Allez tout de suite réveiller le maitre, et informez-le que monsieur Vermeil souhaite lui faire part d'une nouvelle de la plus haute importance ! »
Thomas toussota. Il attendit quelques instants seul sur le perron, le soleil montait dans le ciel d'hiver et les premiers rayons semblaient jeter ses bras à son cou. Il venait de semer un désordre à Monchâteau. Il souffla pour essayer de se détendre. À vrai dire, il ne se sentait plus très sûr de lui. « Une nouvelle de la plus haute importance », répéta-t-il à voix basse avec la boule au ventre.
- Mon Dieu, dit Geoffrey en revenant vers lui, personne ne vous a fait entrer ? Pardonnez notre manque de civilité. Venez, entrez vite, il fait tellement froid dehors. Monsieur de Monseuil est en train de s'apprêter, je vais vous faire attendre dans le salon des Chevaux blancs. C'est la plus belle pièce de ce manoir, vous verrez. Et aussi, la plus chaude. Nous venons de mettre encore du bois dans la cheminée, vous y serrez bien. Nous l'espérons tous.
- Ne vous dérangez pas pour moi, dit-il pour calmer l'agitation du majordome qui se sentait affreusement fautif.
- Garance, fit Geoffrey en interceptant une domestique tandis qu'ils montaient l'immense escalier tapissé du manoir. Apportez du thé et des gâteaux à Monsieur, je vous prie.
En effet, il faisait très chaud dans le salon des Chevaux blancs. Thomas ne savait pas s'il devait enlever son pull et se présenter en chemise ou supporter les vapeurs bouillonnantes qui lui montaient à la tête.
Assis sur une large banquette à oreilles en velours vert-émeraude, il regarda les grands tableaux entre les moulures décoratives des murs. Ils flattaient différentes montures rares en mettant à l'honneur des chevaux blancs de race arabe. Jadis, monsieur Jean-Henri de Monseuil aimait les défilés et les courses, lui avait-on dit. Il avait certainement transmis sa passion à son fils. Mais Thomas avait beau se donner beaucoup de mal à apprécier ce style ancien, il trouvait difficile d'habiter dans un lieu chargé de bibelots et de tableaux mornes. Les années qui passaient et le changement d'époque n'opéraient aucune différence, rien ne semblait affecter le moindre objet, si docilement soumis à la dernière place où il fut rangé.
Il y avait malheureusement une part de vérité, lorsque l'on disait que Montchâteau était aussi austère que son maitre. Il est vrai que l'on ne trouvait pas de fantaisie dans la vie de Georges. Il parlait souvent sur un ton grave dépourvu d'affection et se comportait constamment comme un parfait aristocrate des temps anciens. Mais pouvait-on entrer à Montchâteau sans découvrir sa fidélité envers la mémoire de sa famille ? Comment y rester insensible ?
Peut-être qu'il n'avait aucune intention d'oublier le passé. Peut-être qu'il continuait à donner son respect à son père et à sa mère, fidèle à ses attachements lorsqu'il était enfant.
Thomas regarda son thé sans y toucher, l'air préoccupé.
« Qu'est ce que j'ai fait ? pensa-t-il. Je viens de réveiller Monsieur de Monseuil pour une affaire concernant une domestique et un saltimbanque. Il ne me comprendra sûrement pas. Il faudrait qu'il se soit cruellement trompé pour qu'il puisse se remettre en question. Hélas ! Ce n'est pas le cas, Basile n'était vraiment pas innocent ! »
Pourtant, il obéissait à sa conscience. Il devait s'imposer face à Georges. Il portait la marque de la souffrance qu'Anna avait enduré ses derniers jours. « Elle ne mérite pas d'être malheureuse. Je prendrais sur moi autant que nécessaire son blâme si elle doit se faire renvoyer », pensa-t-il en se remémorant son dernier diner en famille.
« Ne t'avise pas de créer un différend avec Georges pour une si petite histoire ! » avait déclaré son père alors que tout le monde était en train de manger à table.
« Moi, je trouve ta conduite exemplaire ! avait dit aussitôt Louise pour le défendre. Si j'étais un homme, je donnerais à ce monsieur de Monseuil, un coup de botte dans le derrière ! »
« Louise ! avait repris fermement son père, Philippe. Ce ne sont pas tes affaires ! D'ailleurs, je te rappelle, Thomas, que les histoires de cette domestique ne te concernent pas non plus !
Thomas avait reposé sa fourchette brusquement.
« Je lui ai promis que je l'aiderais et je ne suis pas un lâche ! J'ai tenu ma promesse. Tu m'as toujours enseigné d'être fidèle à moi même ! Et cette femme a traversé comme moi, l'injustice et l'abandon. Elle a passé son temps comme une misérable dans un orphelinat et maintenant si vous la voyez, c'est une femme d'une grande gaieté, qui a un caractère affirmé et... »
« Elle doit être simplement indisciplinée, avait corrigé son père en bougonnant. On ne peut rien y faire, Thomas. Le passé c'est le passé, aussi triste qu'il soit, tu ne peux pas revenir en arrière. Tu ne te guériras pas à travers cette fille. »
Thomas avait serré la mâchoire et s'était contenu.
« C'est une plaie qui ne veut pas cicatriser », avait-il fini par lâcher.
La petite querelle avait imprégné l'atmosphère de reproches et de souvenirs inexorables. Madame Vermeil qui avait facilement les larmes aux yeux lorsqu'il était question de ce sujet délicat s'était forcée à intervenir sur un ton plus gai.
« Qui est cette fille ? De qui parle-t-on ? Vous semblez bien la connaitre tous les deux, je suis la dernière informée ! »
Louise s'était levée de table sous le regard furieux de son père qui savait qu'il ne pouvait pas la forcer à lui obéir, et avait passé ses bras autour de sa mère.
« Elle s'appelle Anna. Elle est employée à la grande Demeure. C'est la fille la plus forte et la plus courageuse que je n'ai jamais rencontrée. »
Tout à coup, la porte du salon des Chevaux blancs s'ouvrit. Thomas se leva aussitôt du sofa et vit Georges se précipiter vers lui en ajustant encore la longueur des manches de sa chemise.
Il serra sa main et proposa de s'assoir, mais Thomas préféra rester debout alors il n'insista pas.
- De quoi s'agit-il ? demanda Georges, le visage résolument solennel.
Ses pupilles sombres s'enfoncèrent dans les siennes. Thomas s'arma de courage pour l'affronter.
- La semaine dernière, pendant que vous étiez encore en Angleterre, vous avez procédé à l'arrestation d'un jeune homme qui se faisait passer pour un aristocrate du nom de monsieur René de Fontaine. Est-ce exact ?
- C'est exact, répondit fermement Georges. Il convoitait ma sœur, comme s'ils étaient destinés l'un à l'autre. À l'entendre, il possédait deux petits domaines dans la campagne voisine qu'il voulait restaurer, car après avoir passé le plus clair de son temps en Angleterre pour affaires, il voulait s'installer de nouveau en France. Foutaises. Il n'a jamais eu de fortune, de titre, et encore moins mis un pied à l'étranger. Il avait une trop vive personnalité pour être un aristocrate. Son excès de bonheur pendant les parties de jeux de société me faisait pitié. Même un aveugle l'aurait démasqué.
Thomas ouvrit la bouche, mais resta sans voix un instant. Devant le regard étonné de Georges qui croyait qu'ils s'entendaient sur le mécréant, il dit :
- Comment pouvez-vous être si impitoyable ?
Georges se sentit déstabilisé.
- Je vous demande pardon ?
- Je ne vous comprends pas. Vous avez passé du temps avec ce jeune homme. Comment avez-vous pu envoyer cinq policiers pour le faire arrêter ? Un seul n'aurait il pas suffi ? Fallait il que vous l'arrêter comme s'il s'agissait d'un meurtrier en cavale ?
- Je ne suis pas de la police, monsieur, répliqua Georges sur un ton acerbe. Le déroulement de son arrestation ne me concerne pas. Et en quoi cela a-t-il à voir avec vous ?
Thomas se rappela : « Ne t'avise pas de créer un différend avec Georges pour une si petite histoire », mais il serra les poings.
- Il se trouve que je suis touché. Très touché même par cette histoire.
Georges fronça les sourcils. Il installa une distance froide et implacable entre eux.
- Je vais vous expliquer, ajouta Thomas. Il y a quelques mois, j'ai rencontré une domestique que j'affectionne particulièrement. Elle travaille à la grande Demeure.
Il devint rouge-écarlate et toussa dans sa main, très gêné de poursuivre, car Georges l'inspectait sévèrement du regard. Il ne voulait surtout pas sous-entendre qu'il avait une liaison avec une de leur employée !
- Très bien, poursuivez, dit Georges poliment, mais sans aucune sensibilité.
- Donc je disais... hum. Ah oui... j'ai rencontré une domestique, qui est très gentille, jeune encore, mais qui doit avoir le même âge que moi, si ce n'est un peu plus. Elle a perdu ses parents, il y a longtemps, et son enfance n'a certainement pas été des plus simple, car elle a grandi dans un orphelinat très pauvre apparemment. Elle parle avec la plus grande liberté...
- Quel est son nom ? demanda aussitôt Georges qui sentit son cœur rater un battement.
- Inutile de vous le donner. Cette domestique donc...
- S'il vous plait, je vous interromps encore. De qui s'agit-il ? Anna ? Parlez-vous d'Anna ?
Thomas garda le secret, mais découvrit un Georges qui paraissait tout à coup bouleversé.
- Dites-le-moi, bon sang ! Je ne vais pas lui faire de mal, explosa-t-il.
- Oui, c'est elle !
- Lui est-il arrivé quelque chose ? demanda Georges, visiblement très inquiet.
Thomas qui n'était plus sûr de bien le reconnaitre se sentit perdu quelques instants.
- Non. Mais l'homme que vous avez envoyé en prison s'appelle Basile et il est son ami d'enfance.
Georges parut sous le choc.
- C'était son ami ? répéta-t-il pour lui même.
- Et il a été grièvement blessé par un coup d'épée venant d'un policier.
Georges se frappa doucement le cœur qui tambourinait dans sa poitrine et expira par la bouche en posant la main sur le rebord d'une commode pour se soutenir. Il avait la tête qui tournait. Anna ne lui pardonnerait jamais. Alors qu'il craignait de connaitre la suite, il demanda quand même :
- Est-il mort ?
- Non. Anna est venue me trouver, très rapidement après son arrestation. Par la grâce de Dieu, je n'étais pas loin ! Mais si vous l'aviez vue pleurer toutes les larmes de son corps et m'implorer en perdant toute sa dignité, vous n'auriez pas pu... enfin, peut-être que vous aussi vous auriez cherché à sauver son ami de ce terrible destin.
Georges porta la main à sa bouche, il avait le haut-le-cœur. Il n'écoutait plus très bien. « J'ai été le tyran d'Anna, se dit-il. J'ai failli tuer son ami. Je ne mérite plus son affection. Plus rien. Tout est fini. »
- Où est Basile ? demanda-t-il en se ressaisissant sur un espoir.
- Je l'ai envoyé à l'hôpital de Beaulieu.
- Avaient ils besoin de sortir les épées ! s'emporta Georges.
- Apparemment, Basile a riposté et essayé de blesser un policier.
- Quand bien même ! Ils étaient beaucoup plus nombreux que lui, ils auraient pu le ligoter. Cinq contre un ! Je vais lui envoyer un docteur, un chirurgien et des infirmières, dit-il en cherchant désespérément une lettre et un encrier.
Thomas ne l'avait jamais vu dans cet état et il ne rêvait pas. Il découvrait un nouvel aspect de Georges derrière son masque froid et imperturbable. Sa colère mêlée à la panique ne semblait pas se dissiper, il avait l'air si perturbé, si sensible...
- Ce n'est pas la peine, Monsieur, dit posément Thomas, en proie à de nombreux questionnements intérieurs. J'ai déjà payé ses frais d'hospitalisation et le meilleur chirurgien de la région. On m'a assuré que sa vie n'était plus en danger, mais qu'il devait encore beaucoup se reposer.
- Peut-on assouplir sa peine de prison ?
- Voudriez-vous revenir sur votre plainte ?
- Bien sûr, si je le peux, je le ferais. Je vais prendre rendez-vous avec le chef de police qui s'occupe de l'affaire.
Il ouvrit une armoire vitrée.
- Anna a été brutalisée par un de vos policiers, ajouta Thomas dans son dos tandis qu'il cherchait une lettre vierge.
Georges arrêta net sa fouille.
- Comment ? Brutalisée ? répéta-t-il lentement.
Il eut besoin de s'assoir. Il se laissa tomber lourdement sur le divan. « Ce n'est pas possible, c'est un cauchemar », se dit-il, l'air abattu. Il passa une main derrière sa nuque, puis ferma les yeux et se pinça l'arête du nez. C'était fini. Il n'aurait plus jamais une chance d'être aimé, et il s'en voulait terriblement de ne pas avoir été à ses côtés. Il l'avait laissée seule.
- Je suis désolé, dit-il en gardant les yeux fermés.
Thomas comprit que Georges ressentait bien plus que de l'empathie pour cette domestique.
- Je suis ravi de découvrir votre cœur généreux et rempli de compassion, dit-il. Je suis certain qu'Anna sera contente d'apprendre que vous avez pardonné la faute de son ami et que vous vous souciez à présent de son sort.
- Surtout, ne lui dites rien.
- La connaissez-vous bien ? demanda Thomas d'une voix précipitée. Êtes-vous proche d'elle ?
- Non, mentit-il. Je la trouve très gentille, comme vous avez dit.
- Bien sûr, bien sûr.
Thomas n'en croyait pas un mot et Georges savait qu'il avait deviné son inclinaison. Mais plus rien n'avait d'importance. Ses espoirs d'être un jour aimé s'envolaient et il se sentit en colère contre lui même. Il avait du mal à se supporter.
Depuis petit, il s'était accommodé à ne recevoir aucune attention, aucune affection, mais peut être qu'il s'était imaginé que les circonstances auraient été différentes avec Anna. À tort. Il eut envie d'être seul, mais Thomas sembla vouloir le réconforter.
- Nous avons des vies bien tranquilles, et nous sommes bien faibles face à ceux qui ont connu la pauvreté et qui ont été maltraités. Comment alors parler le même langage ? Un sourire, un mot gentil seront toujours agréables. Monsieur, si vous allez la voir, elle sera certainement touchée. Il ne suffit pas d'être sensible à l'intérieur de soi, il faut être capable de le montrer. Certaines personnes ont besoin de le voir pour croire en l'autre.
Georges eut trop de fierté pour répondre. Il resta les yeux fermés en respirant calmement, et après un court silence, il se leva. Il le remercia gentiment et s'excusa de l'avoir préoccupé avec cette histoire.
★
Ce matin-là, il faisait froid, mais c'était son cœur qu'il sentait geler dans sa poitrine. Aux premières brumes d'automne, les herbes des champs retournaient à la terre, mais qu'en était-il des battements promis à l'amour qui n'avait pas été moissonné ? Suivaient-ils la loi naturelle, et retournaient-ils à l'âme sur laquelle la passion avait pris racine ?
Georges marchait en faisant le moins de bruit possible. Anna était occupée à détendre le linge dans la cour arrière de la grande Demeure. Il s'arrêta pour la regarder de dos. Il suivait chacun de ses gestes qui jetaient le linge dans une grande corbeille au sol, parfois elle s'appuyait sur la pointe des pieds pour attraper un torchon suspendu sur un fil.
Ne savait-il pas que tout les opposait ? Pourtant l'amour l'avait obligé à faire le voyage des quelques lieues qui les séparaient. Le cœur était un muscle, disait-on. Il se contractait et fléchissait en échappant à l'influence de la volonté. Ainsi, il ne pouvait pas s'imposer quelqu'un d'autre : c'était elle qu'il voulait.
Elle méritait qu'il s'attache à elle, comme un diamant que l'on trouvait sur son chemin. Mais voudrait-elle un jour de lui ? Était-il incapable de lui produire un effet ? Peut-être qu'elle ne comprenait pas son cœur, car il manquait d'amour dans ses yeux et il ne lui laissait que l'impression d'un homme aux allures froides.
En venant la retrouver, il ne suivait aucun plan. Il avait juste besoin de la voir. Il avait remarqué qu'il perdait des forces loin d'elle, et se sentait mieux rien qu'en la regardant. Mais aujourd'hui, c'était encore autre chose. En réalité, il se consumait d'inquiétude et de chagrin à Montchâteau. Il avait failli tuer son ami ! Il n'en avait jamais eu l'intention, mais le résultat était le même.
Il avait terriblement peur d'elle, de sa réaction vive, qu'elle le repousse, mais il consentait à affronter ses regards furieux et dégradants. Anna était sa principale faiblesse.
Elle se retourna et le regarda un instant comme s'il n'était qu'un étranger. Il sentit son pauvre cœur se briser. Désormais, lui inspirait-il de la répugnance ? De toute façon, il ne s'attendait pas à ce que sa visite soit agréable.
- Bonjour, Anna, dit-il sobrement en s'approchant.
Elle haussa les épaules et s'occupa de plier un linge volontairement sans le regarder.
Il soupira.
- Je ne savais pas qu'il était ton ami. Je regrette. Je regrette profondément.
Il attendit qu'elle réponde dans un petit silence embarrassant, mais elle continuait de l'ignorer.
- Étant donné que je suis responsable de son arrestation, je te présente mes excuses.
En gardant le silence, elle lui faisait comprendre d'une façon ou d'une autre qu'il lui avait fait du tort et qu'il pouvait à présent partir. Il n'était pas loin d'être totalement désespéré qu'elle lui pardonne.
- Pourquoi ne m'as tu rien dit ? demanda-t-il sur un ton plus vif en lui saisissant le bras pour qu'elle se retourne. As-tu manigancé avec lui ?
Il la connaissait suffisamment pour connaitre sa réponse. Il avait honte de créer une dispute pour la faire vaciller. « Mon cœur a pris l'engagement de ne jamais renoncer à toi », pensa-t-il.
- Je vous trouve cruel, Monsieur, dit-elle en dégageant sa main, le visage sévère.
Georges garda le silence le plus absolu. « Monsieur ? », « vous ? » reprit-il dans sa tête en sentant son cœur s'écraser douloureusement dans sa poitrine.
Il eut un sourire presque tragique.
Il avait l'habitude que son nom soit apparenté à des mots durs, mais... « pas toi », se dit il en sentant le feu du chagrin bruler ses poumons. Il avait mal. Elle l'avait remis à sa place, loin d'elle, loin de son monde... Peu importe, elle pouvait le maudire et le maltraiter, il préférait être là bas plutôt que de n'être nulle part, sans elle.
Anna vit qu'il n'avait pas assez d'énergie ni pour parler ni pour s'éloigner. Sa soudaine froideur retomba. À mesure qu'elle le regardait, elle se sentit incapable de l'abandonner.
- Pourquoi n'as tu pas discuté avec lui pour connaitre les raisons qui l'ont poussé à se faire passer pour un aristocrate ? demanda-t-elle sur le ton du reproche. Fallait-il que tu le jettes tout de suite à la police ? Basile a six sœurs qui dépendent de lui ! Il n'a pas d'argent et depuis petit, il rêvait de devenir l'un des vôtres pour se sortir de sa condition. Il n'a jamais cessé de t'admirer ! Un seul mot de ta part l'aurait mis aux anges. Tu ne peux pas comprendre l'admiration que certaines personnes ont pour les gens comme toi !
Georges ne répondit pas. Elle devina qu'il avait un autre avis sur la situation, mais qu'il préférait garder le silence pour ne pas créer de dispute.
- Tu es en train de penser qu'une vie réussie ne se base pas sur le mensonge, n'est-ce pas ? s'insurgea-t-elle.
- Je n'oserais pas.
- Pff. Je te connais maintenant. Même ton silence émet des petits sons contradictoires. Si tu avais su que Basile était un de mes amis, l'aurais-tu dénoncé ?
- Je n'aurais jamais touché à lui.
- Vraiment ? demanda-t-elle, le ton adouci.
- Assurément.
- Et si son arrestation était inévitable, l'aurais-tu défendu ?
- Je l'aurais protégé avec mon propre corps contre la police et je suis plutôt bon en escrime.
Anna sourit et croisa les bras contre sa poitrine, l'air amusé. Ils n'étaient peut-être jamais destinés à se haïr.
- Mais il n'était pas tout seul, dit-elle. Nous étions deux contre une troupe de policiers !
- Je vous aurais défendu tous les deux, répliqua-t-il avec sérieux.
- Et si tu devais choisir, tu m'aurais défendu plus que lui ?
- Évidemment.
- C'est quoi ces mots gentils tout à coup ?
Il sourit.
- Ce ne sont pas des mots gentils.
- Alors, dis-moi des mots gentils, le défia-t-elle.
- Tu m'as manqué.
Anna le regarda, surprise.
- Beaucoup manqué, ajouta-t-il.
Au milieu des décombres de cette histoire, Anna sentit qu'il venait de satisfaire son envie d'être consolée. Mieux même, il touchait un fil sensible de son cœur qui lui donnait envie de le serrer dans ses bras. Elle savait que Basile se remettait de mieux en mieux chaque jour à l'hôpital de Beaulieu. C'était trop difficile de le détester.
- Auparavant, je ne m'en rendais pas assez compte, ajouta-t-il. Nous n'arrivions pas à nous voir tous les jours, mais je savais que tu étais proche de moi. En Angleterre, tout m'a semblé vide sans toi.
Anna échappa un petit rire pour faire redescendre la pression qui faisait tambouriner son cœur.
- Je ne t'ai pas demandé de me dire ça !
- Est-ce que je t'ai manqué ? demanda-t-il, la voix hésitante.
Il serait si heureux d'entendre un « oui », mais il sentit son attitude pas correcte. Il ne voulait pas attirer l'attention par lâcheté, pour camoufler la responsabilité de son affliction. Et dans le fond, il avait peur de connaitre sa réponse.
Alors qu'elle s'apprêtait à parler, en étant tout à coup moins sûr d'elle, il combla immédiatement le silence :
- Je ne sais pas encore quel arrangement je peux trouver avec monsieur André Fonssart, le chef de police de Lizac. Le jugement de Basile sera peut-être inévitable, mais je ferais tout pour qu'il n'aille pas en prison. Je te le promets.
- Cela me rendrait heureuse, dit-elle sur un ton assez timide, bien différent de celui qu'elle avait eu auparavant.
- J'ai appris que l'on t'avait fait du mal. Qu'est ce que l'on t'a fait ? A-t-on levé la main sur toi ?
Anna porta immédiatement sa main sur sa joue en se rappelant la douloureuse gifle, puis elle se sentit embarrassée par l'air protecteur de Georges. Il ne la quittait pas des yeux.
- Ce n'est rien. Ça m'est égal.
- Si c'est grave, dit-il en prenant sa main dans la sienne, inspectant son visage. Montre-moi.
- Je n'ai rien, je te dis ! rit elle en reculant.
Elle s'empara d'un large tissu en coton posé en vrac dans la corbeille.
- Je devine que je peux tout te demander aujourd'hui et que demain sera déjà un jour différent, alors aide-moi plutôt à plier les draps.
- J'ai des affaires qui m'attendent à Montchâteau, et je dois me rendre à Lizac, je ne peux pas m'éterniser, Anna.
- Ce n'est pas bien compliqué, tu tiens les deux bouts de ce côté-ci et je prends les autres.
Anna se mit à sourire en le voyant obtempérer sans discuter davantage.
Ils se contemplèrent, à une distance l'un de l'autre aussi grande que la longueur du drap, et pourtant ils étaient si proches. Elle ressentit un crépitement dans le creux de sa poitrine. « Qu'il est beau, mon Georges » se dit-elle.
- Comptes-tu rendre visite à Basile à l'hôpital de Beaulieu ? demanda-t-elle en secouant le linge.
- J'en ferais ma priorité, dit-il sur un ton grave alors qu'il était en train de rattraper un pan du tissu qui lui échappait des doigts.
Anna ramena le drap contre sa poitrine qu'elle plia en plusieurs fois et vint jusqu'à lui pour prendre le dernier pli.
- Si j'avais une maison à moi, je ne t'emploierais pas comme domestique, dit-elle avec humour, le visage proche du sien.
- Si tu avais une maison à toi, j'espère bien que je ne serai pas ton domestique.
Il venait de l'arrêter. Pendant quelques instants, Anna parut troublée. Était-ce son imagination ou prononçait-il réellement un sous-entendu ? Inutile de se faire de fausses idées, il devait tout simplement se montrer le plus aimable possible ! Elle cacha sa gêne et regagna le panier à linge.
- Il n'en reste plus que dix à plier ! Allez, un peu de courage !
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