Chapitre 26 : De l'orage dans l'air

- Elle est encore là.

- Où ?

- La fille rousse à côté de Pierre ! Tu es bête ou tu le fais exprès ?

- Elle est belle !

- C'est bien la première fois qu'une fille vient aussi souvent dans les écuries !

- Approche là, va lui dire bonjour !

- Non, toi vas-y !

Anna entendait des voix murmurer et rire dans son dos, mais continuait de caresser la crinière de Lumière, une jument de petite taille, qui mangeait son foin. Pendant ce temps, Pierre bougeait dans tous les sens à côté d'elle pour préparer leur sortie en pleine nature. Le temps orageux ne se prêtait pas à une grande balade, mais il voulut faire plaisir à Anna qui ne rêvait que de prendre l'air. Lui aussi faisait semblant de ne rien entendre. Pierre ajusta le bridon qu'il passa à la tête de la jument pour maintenir le mors en place dans la bouche. Puis, il se faufila habilement sous l'encolure et inspecta une dernière fois les sabots.

- Lumière n'est pas sortie depuis longtemps. Je devais aller la promener, mais on a eu beaucoup de travail aujourd'hui alors je n'ai pas pu la sortir. Elle t'attendait Anna !

- J'aime bien son nom, tu crois qu'elle s'appelle Lumière, car elle est très intelligente ?

Pierre leva la tête du sabot qu'il inspectait :

- Je ne sais pas. Elle appartient à Marie de Monseuil, la sœur de Georges de Monseuil, mais elle ne la monte jamais. Apparemment, elle ne va jamais la voir non plus.

- C'est une fille très gentille, répliqua Anna pour prendre sa défense. Elle ne met pas son nez dans les écuries parce qu'elle n'a surement pas envie de se salir ou parce qu'elle aurait du mal à s'amuser toute seule.

- Tu la connais un peu ?

- Je l'ai rencontrée, oui. Elle est drôle ! Je pense qu'elle rêve de prendre l'air, elle aussi, loin de la Grande Demeure, car elle doit se sentir seule..

- Toi, tu n'as pas l'air seule, piailla une voix derrière le panneau de bois qui séparait l'enclôt.

- Moi aussi, je peux te tenir compagnie, ricana quelqu'un d'autre.

La petite remarque fit rire aux éclats la bande de garnements. Anna décocha un regard assassin dans leur direction et se répéta intérieurement qu'il ferait mieux de ne pas se montrer.

Pierre secoua la tête tout en soupirant.

- Ne fais pas attention à eux, ce sont des garçons d'écurie, murmura-t-il.

Il se sentit accablé par le fardeau d'être en leur compagnie.

Son cœur exprimait l'envie d'être l'homme protecteur. Il s'imagina les mettre au défi de prononcer un mot de plus contre sa protégée, mais il s'en sentait incapable. Pour l'unique raison, qu'il avait toujours été une proie facile à la moquerie ! Lorsqu'il était plus jeune, il trainait avec une bande qui le frappait sur l'épaule pour lui dire bonjour et le faisait boire par force : « Eh le piot ! Tu bois comme une fille ! » On ne le laissait pas tranquille. Mais Anna l'avait protégé. Un jour, alors qu'ils mendiaient dans la rue, ces mauvais copains leur lancèrent des pièces qu'il ramassa aussitôt, la tête baissée, alors qu'Anna leur lança au visage tout le gravier qu'elle réussit à prendre dans son poing. Silencieusement, il l'avait toujours contemplée et admirée. C'était elle, la courageuse, qui brillait comme de l'or dans cette pauvreté.

- Regarde mieux par là ! Psst !

Ils se levèrent sur la pointe des pieds pour la voir par-dessus la planche en bois.

- Ce n'est pas la peine de vous cacher, gronda Anna.

- Vous avez entendu, elle veut nous voir !

Ils apparurent les bras dessus-dessous, les quatre têtes presque collées les unes aux autres.

- Je suis Tim, fit le meneur en se passant une main dans ses cheveux blonds.

- Lucas.

- Simon.

- Alfred, dit le plus grand.

Anna reconnut l'arrogance naturelle des mauvais garçons. Les mêmes que les jeunes de la rue qui chantaient des gaillardises de régiment. En règle générale, ils avaient de quoi plaire avec leurs lèvres souriantes, mais ils ne respectaient aucune morale.

- T'es nouvelle ? demanda Tim, le plus débauché des quatre.

- Ça fait trois mois que je suis ici, répondit sèchement Anna.

- Elle te va bien ta robe de domestique, railla-t-il en faisant rire aux éclats ses copains.

Tim loucha vulgairement sur sa poitrine.

« Qu'est-ce qu'il me veut, lui ? » grogna-t-elle intérieurement.

- Je ne savais pas que tu avais une amie aussi charmante, Pierre ! Nous aussi, on veut bien aller se promener avec vous !

- Rêve toujours, contesta Anna sur un ton qui commençait à s'emporter.

Lorsqu'elle enjamba un seau de carottes pour leur parler de plus près, Pierre sentit son cœur s'accélérer dans sa poitrine.

- On devrait partir Anna, le vent commence à bien souffler. J'ai peur qu'il pleuve, ne perdons pas de temps !

- Attention, c'est chasse gardée ! Monsieur veut être seul avec la demoiselle ! fit Alfred en huant comme un loup.

Pierre comprit qu'il fallait qu'il agisse vite s'il ne voulait pas voir son après-midi de promenade tourner au fiasco. Il prit son courage à deux mains et empoigna l'épaule d'Anna pour la pousser à les quitter. À son grand soulagement, elle se laissa faire, sans même leur adresser un dernier mot. Il se dit, honteusement : « Tant mieux, cette bande ne l'a pas impressionnée. Heureusement, qu'ils ne s'en sont pas pris à moi, elle aurait vite montré les crocs. Ils sont loin de se douter de quoi, elle est capable. »

Une fois sortie des écuries sous les sifflements de la bande, Anna s'inquiéta et lui demanda s'il avait des amis à la Grande Demeure.

- Oui, mon chef d'écurie est vraiment un homme adorable avec un grand cœur. Il m'enseigne le métier avec passion et me transmet un savoir inestimable. Il connait tout sur tout, c'est impressionnant ! Je m'entends bien aussi avec les autres palefreniers, ils sont plus respectables que les garçons d'écurie que tu as vu.

- Ils t'embêtent ? On dirait des mal éduqués qui trainent dans les rues de Sarville.

- Non non. Je ne les vois pas souvent et nous ne faisons pas le même travail !

Cette dernière remarque avait pour fonction de le valoriser, mais Anna fronça les sourcils, l'air préoccupé. Elle se disait que Pierre cachait toujours ses ennuis pour ne pas la mêler à ses problèmes. Même s'il avait toutes les raisons humaines de se plaindre, il préférait lui donner l'image d'un homme solide.

- Tu es en bonne santé ? demanda-t-elle.

- Oui.

- Tu manges bien ?

- Oui.

- Ton sommeil n'est pas agité ?

- Anna, on dirait les questions d'Oncle Brooke !

- C'est vrai !

Ils se mirent à rire de bon cœur.

Pierre prit un petit chemin de campagne et proposa à Anna de mener Lumière. La jument avançait d'un pas lent en essayant parfois de freiner la cadence pour attraper quelques touffes d'herbes dans sa bouche.

- Te sens tu bien ici ? osa-t-il demandé avec une pointe d'inconfort dans sa voix.

Anna ne se rendit pas compte que Pierre éprouvait beaucoup de difficulté à s'informer sur ce qu'elle vivait. À l'instant même où il avait su qu'elle échangerait son enfant contre la prospérité de l'orphelinat, il avait éprouvé un profond chagrin. Ce qu'Anna appelait la destinée, il l'entendait plutôt comme la fatalité ou le hasard.

- Oui. Je ne m'imaginais pas grand-chose, alors je ne suis pas déçue. Et puis, je sais que l'orphelinat reçoit l'argent de madame de Monseuil. Elle tient sa promesse malgré les difficultés que nous avons pour nous entendre.

Pierre caressa Lumière sur le flanc. Savoir qu'elle se sacrifiait pour sauver l'orphelinat ne lui plaisait pas. C'était injuste, la vie ne l'épargnait pas une fois de plus ! Il avait envie de la pousser loin de ce chemin et pourtant, il restait honteusement muet, car son motif était louable.

- Tu es une femme très forte, Anna.

Elle secoua la tête avec un air rieur.

Ils continuèrent de marcher sur un chemin entre deux immenses champs. Pierre planta ses mains dans les poches de son pantalon, et regarda tantôt la jument, tantôt l'horizon. Il aurait voulu paraître plus détendu.

Le simple fait de l'imaginer traverser cette épreuve toute seule déshonorait son amour pour elle. C'était hors de question qu'elle porte ce fardeau sur ses épaules sans qu'il l'aide. Mais comment pouvait-il lui témoigner tout son soutien ? Quels mots devaient-ils employer pour lui parler ? Leur longue amitié lui donnait-elle le droit d'être indiscret ?

- Ça me fait beaucoup de mal de savoir que tu ne peux toujours pas mener une vie normale, dit-il. J'ai l'impression que la vie se moque de toi.

- Au contraire, tout le monde n'a pas la chance de sauver ceux qu'on aime. Tous les jours, je travaillais pour ne gagner pas grand-chose, je n'aurais jamais pu rembourser les dettes et donner assez d'argent à l'orphelinat. Tout le monde serait parti du jour au lendemain, madame Carousselle, Sophie, les enfants.. Mon cœur se serait arraché par petits bouts et je les aurais retrouvés dans la rue quelques jours plus tard en train de dormir près d'un escalier ou sous un abri de fortune.

- Tu serais partie chez nous, à la ferme des Moulins !

Anna lui sourit.

- Je sais bien. Mais eux ? Où seraient-ils allés ?

Pierre renferma son cri de colère et se sentit misérable.

- As-tu rencontré Monsieur Nicolas de Monseuil ? Cet homme, te traite-t-il bien ?

- Je ne l'ai vu que deux fois, je le connais à peine.

- Les aristocrates n'ont pas les mêmes priorités que nous, ils veulent sans arrêt obtenir ce qu'ils désirent alors que nous, nous prenons sans arrêt ce qu'on nous donne.

- Je n'ai pas envie de succomber à la tristesse ou au désespoir. Nicolas est un pauvre monsieur, tu le verrais, tu te rendrais vite compte qu'il n'est pas l'aristocrate arrogant et méprisant. Il est plutôt comme une vieille boite à musique qui n'est plus capable de sortir une mélodie.

- Tu as l'air de beaucoup l'aimer, remarqua Pierre avec amertume.

Anna dirigea Lumière sur le chemin qu'ils empruntèrent, bordant un nouveau champ. Les herbes tremblaient sous le vent qui se levait et quelques oiseaux de passage traversaient le ciel au-dessus de leurs têtes.

- Oui je l'aime bien. La première fois que je l'ai rencontré, je me suis demandé si c'était bien lui l'aristocrate et moi la pauvre fille. Est-ce possible ? Il paraissait si vide et morne. J'ai vu clairement à quel point ma vie était riche à côté. Mais c'est honteux de s'en venter n'est-ce pas ?

Elle soupira.

- J'espère qu'un jour je lui donnerais le sourire, que tout ça nous aura apporté bien plus qu'un enfant et un orphelinat.

Pierre grinça des dents.

- Il a de la chance d'être tombé sur toi.

- Que veux-tu dire par là ?

- Tu es la fille la plus gentille que je connaisse. Enfin non, gentille, c'est un mot que l'on donne à tout va. Tu parfumes la vie des gens !

Anna fronça les sourcils.

- Je veux dire que.. tu as tout pour plaire.

Pierre sentit ses jambes céder sous le poids de ses mots. Il exposait les intentions de son cœur. Sa passion secrète pour elle. Oh Anna ! Elle méritait les plus beaux compliments ! Cependant, elle se tourna vers lui sans afficher une expression particulière, puis murmura : « merci ».

Une part de ridicule s'empara de lui. C'était la première fois qu'il lui montrait qu'elle lui plaisait. Son impatience était devenue trop visible ! Il s'injuria intérieurement : « Tu as tout gâché ! » Très contrarié, il s'efforça tout de même de prendre un air tranquille.

- Anna, je serai toujours là pour toi.

Pierre sentit ses joues s'empourprer, et continua en rassemblant tout son courage :

- Je ne te rejetterai jamais pour ce que tu fais, je trouve au contraire que tu es très courageuse.

- Parce que toi aussi, tu penses qu'une fille qui a déjà eu des rapports sexuels est sale ou plus désirable ?

Anna avait repensé immédiatement à ce jour de cueillettes aux champignons où elle avait surpris une conversation entre Georges et son majordome. Elle avait compris que c'était très mal vu pour une femme de fréquenter des hommes avant le mariage.

- Non -non -non, bégaya-t-il, choqué par sa franchise.

- Les aristocrates semblent estimer la valeur d'une femme à la pureté de sa chair. Si dans leur passé, elles se sont fait plaisir avec des hommes, ça les dégoute comme si tout à coup, elles étaient frappées de maladies contagieuses. Je me demande même s'ils ne seraient pas capables de les mépriser ou de les abandonner.

Pierre sentit son cœur se serrer douloureusement. Il n'y avait pas que les aristocrates qui pensaient cela. Mais Anna ne pouvait pas le savoir, car les personnes laissées pour compte, qui grandissaient dans la rue, ignoraient les bonnes mœurs dictées par la société. Exclus de ce monde, ils respectaient leur propre ligne de conduite.

- Moi, je te verrais toujours comme une femme digne d'être aimée. Tu le mérites, autant que n'importe quelle aristocrate.

Anna, qui était loin de s'inquiéter de son sort, répliqua aussitôt :

- Mais je ne suis pas une aristocrate, Dieu merci !

Ils se mirent à rire. Pierre se détendit. Il ne s'était pas exprimé autant qu'il aurait voulu, il avait refoulé des mots d'amour plus évidents, mais il ne pouvait pas aller plus loin, car elle l'impressionnait de trop.

Il marcha silencieusement à ses côtés en la suivant des yeux. Son cœur était satisfait. Il avait le plaisir de la contempler au milieu de cette étendue de verdure. Un moment rien que tous les deux. Tant pis, s'il n'avait pas été assez clair en avouant son envie de l'aimer plus que d'amitié.

- J'aimerais bien monter à cheval, dit Anna d'une voix enjouée. Ces derniers temps, je venais rarement à la ferme des Moulins pour que tu m'apprennes !

- Je peux t'apprendre avec plaisir, mais c'est que.. c'est que.. Ce n'est pas mon cheval. Je ne pense pas qu'on a le droit de prendre cette liberté avec la jument de Mademoiselle de Monseuil.

- Marie est une femme très gentille et nous nous entendons très bien, je suis sûre que cela ne la dérangerait pas !

- Et Monsieur Georges de Monseuil ?

- Oh, il ne me dirait rien non plus !

Pierre pouffa de rire.

- À t'entendre, on dirait que tu le connais bien !

- Il n'est pas là de toute façon, nous sommes que tous les deux. Allez, fais-moi monter !

Ils s'arrêtèrent sur le chemin au milieu des champs. Le vent soufflait de plus en plus fort.

- Bon, très bien. Lumière est une jument très docile, et elle est assez petite, c'est parfait pour une première expérience.

Il eut à peine fini de parler qu'Anna tentait de se hisser sur le cheval en s'agrippant à son dos.

- Attend, je vais t'aider, rit-il. Avant toute chose, il faut que tu saches que tu ne peux pas t'assoir comme les hommes. Tu dois monter en amazone, c'est-à-dire que tes deux jambes sont sur le même côté du cheval.

- Pourquoi ?

- Mon chef d'écurie m'a dit que c'est mal vu pour une femme d'avoir les jambes écartées.

Anna leva les yeux au ciel.

- Ça va être beaucoup moins drôle, s'indigna-t-elle.

- Mais non, ça sera très bien, répliqua-t-il en lui proposant ses mains comme marchepied.

Anna se mit à rire.

- Je vais salir tes doigts, mes chaussures sont sales !

- Je m'en fiche !

Une fois assise sur la jument, Anna sentit son cœur déborder de joie. La nature qui l'entourait prenait une dimension plus grande et majestueuse. « Il suffit de prendre de la hauteur, et toutes les petites choses anonymes et délicates auxquelles on ne prête pas attention prennent de l'importance », pensa-t-elle en parcourant son regard sur la nature.

Les hautes herbes flétries par le froid dansaient sous le vent, tourbillonnaient d'un côté puis de l'autre. Elle découvrit des chemins dissimulés par les champs, et au loin les grosses taches vertes des arbres prenaient une figure sombre et intimidante.

- C'est magnifique, j'aime beaucoup !

Pierre fut ravi. Il tira doucement les rênes, et Lumière suivit d'un pas tranquille.

- Je garde les commandes pour cette fois, lui avertit Pierre. Mais nous ne pourrons pas aller bien loin, j'ai l'impression qu'il va pleuvoir.

- Oh non ! C'est ton sixième sens de fermier qui te dit ça ?

- Oui, rit-il. On peut dire ça. D'ailleurs, tu n'as pas froid ?

- Non. Amandine prend soin de nous. En ce moment, elle coud des hauts à manches longues bien chauds que l'on met sous nos robes.

- Qui est Amandine ?

- Tu ne te rappelles pas ?

- Non.

Anna soupira en repensant à son amie qui lui avait confié son amour pour Pierre. « J'en étais sûre ! Il ne se souvient même plus d'elle ! Il oublie tout ! » pensa-t-elle.

- Elle est venue aux écuries m'offrir un mouchoir, grommela Anna.

- Ha oui ! Elle est très douée ! Je suis content que tu aies trouvé une amie, tu as dû te sentir moins seule en arrivant à la Grande demeure vu que je n'étais pas encore arrivé.

- Hum. Tu la trouves belle ?

La question le prit par surprise et il trébucha sur un minuscule caillou.

- Je-je.. Je ne l'ai pas bien regardé !

- Eh bien la prochaine fois je viendrai te voir avec elle, et tu prendras le temps de la regarder !

Anna se pencha sur le côté pour lui tirer les cheveux du crâne, mais il esquiva sa main en échappant de sa bouche un petit rire.

- Fais attention, tu vas tomber !

- N'importe quoi ! Reviens là ! Maintenant dès que tu oublies quelqu'un je t'arrache un cheveu !

Pierre se protégea le sommet de la tête.

- Je vais devenir chauve avant la fin de l'année !

- Il ne te reste plus que deux mois, fais attention, railla Anna.

Mais leur amusement s'arrêta brusquement lorsqu'ils découvrirent deux cavaliers galoper dans leurs directions.

Ils se figèrent comme des statues, tétanisés qu'on les trouve dans la nature qu'ils croyaient être les seuls en leur possession. Pierre reconnut Georges de Monseuil, et comprit qu'il était trop tard pour faire descendre Anna du cheval.

« Ils ne vont pas s'arrêter » pria-t-il intérieurement.

Mais leurs courses se calmèrent et il vit les deux hommes avancer au trot jusqu'à eux.

- Anna, l'homme à gauche est Monsieur Georges de Monseuil et son ami à droite s'appelle monsieur Edward Brightman. S'ils disent quoi que ce soit, surtout ne leur dis pas que c'est toi qui as voulu monter à cheval. C'était mon idée, d'accord ?

Anna ne paniquait pas comme Pierre. Au contraire, lorsqu'elle vit Georges s'arrêter avec son air grave habituel, elle sentit son cœur se soulever sous une vague de bonheur.

- Bonjour, lui dit il en inclinant légèrement la tête par coutume et respect comme le faisait les aristocrates.

Elle sourit. Un magnifique sourire qui exprimait la joie de le voir. Georges savait tenir une parole. Il venait de lui dire « bonjour » comme il lui avait promis auparavant !

Lorsqu'il découvrit l'agréable émotion qu'il lui provoqua, Georges se sentit rapidement touché en plein cœur. Elle le charmait avec son beau visage et ses cheveux décoiffés par le vent. En haut de ses pommettes, sa peau était tachetée de rousseurs, ce qui lui rappela les notes de gaieté qu'elle donnait à sa vie. Ses yeux pétillaient comme s'il contenait des milliers de petits soleils. Tout cela avec un naturel déconcertant. Le contraste entre eux l'accablait. À côté, il se sentait morne et éteint. Que cherchait-elle exactement auprès de lui ?

Il se jugea fort égoïste de s'attarder davantage sur ce genre de question tandis qu'Anna l'inquiétait. Que faisait-elle sur un cheval ? Le temps ne se prêtait surtout pas à une balade, c'était beaucoup trop dangereux ! Si l'orage éclatait, la jument risquait de partir au galop et Anna tomberait au moindre mouvement.

- Que faites-vous ? demanda-t-il d'une voix implacable.

Il passa un regard glacial sur le jeune homme qu'il jugeait mettre en danger Anna. Pierre se pétrifia. Il eut un très mauvais pressentiment. L'atmosphère se chargea d'une lourde tension que personne, excepté Anna, n'ignora.

Elle ne rencontra aucune difficulté pour se justifier :

- J'ai toujours rêvé de monter sur un cheval alors..

Pierre la dévisagea, les yeux écarquillés, et s'empressa de l'interrompre d'une voix mal assurée :

- Je lui ai proposé de..

- J'ai voulu..

- Non, c'est moi !

Il lui lança un regard inquiet, sans oser se tourner vers Monsieur de Monseuil pour lui faire face. Anna émit un petit rire détendu. Pierre se demanda comment elle faisait pour ne pas prendre la scène au sérieux. Il était interdit de prendre des libertés avec les possessions de la Grande famille. Ignorait-elle la retombée de leur promenade à cheval ? Il avait passé la moitié de sa vie à essayer de la comprendre, mais à présent, il n'y parvenait plus. Et pourquoi souriait-elle à Georges de Monseuil comme s'ils étaient proches ?

- Il me défend parce que c'est mon ami. En réalité, c'est moi seule qui voulais monter à cheval. J'ai toujours envié ceux qui chevauchaient librement en pleine nature et je voulais faire pareil !

- Et alors ? En as-tu les droits ? interrogea Georges avec une expression impassible.

Il lui retira aussitôt son sourire. Anna éprouva un sentiment de trahison. N'était-il pas son ami ? Ses bras se raidirent. Elle crispa ses mains sur le dos de l'animal. Pendant qu'elle relevait le défi de ne pas baisser les yeux face à son regard dur, elle se rappela avec amertume les avertissements de Madame Pichon : « Aucun aristocrate ne tombera amoureux de toi, pour la seule et unique raison qu'ils sont matérialistes. N'entretiens même pas de relation d'amitié avec eux. » Elle éprouva la douleur d'un coup de pistolet dans le cœur. « Il n'a jamais voulu rester auprès de moi », pensa-t-elle.

- Ça t'est complètement égal que je sois heureuse de réaliser un petit rêve, lui reprocha-t-elle avec un accent de colère. Tu préfères me rappeler que je suis trop pauvre pour monter sur un cheval de luxe !

- Ne me parle pas sur ce ton.

Pierre eut du mal à réaliser qu'ils se connaissaient. Il ne savait plus quoi faire de ses bras qui lui tombaient comme des guenilles le long du corps. L'autre témoin, Monsieur Edward Brightman, à l'allure bien anglaise et courtoise, était cloué sur son cheval, le visage ahuri.

- Tu m'as promis de ne plus être cruel avec moi !

- Tu dois respecter les règles. Tu n'as pas le droit de monter sur ce cheval, ce n'est ni odieux ni cruel.

- Ce qui me fait le plus mal au cœur ce n'est pas l'histoire du cheval, Georges, c'est que tu me traites impitoyablement.

Il tenta de nier ces paroles, mais son cœur en était malade. « Non. S'il te plait, pas toi. Ne me vois pas comme un impitoyable », se dit-il.

Plus il la regardait, plus sa blessure s'ouvrait. Dans un geste de secours, il referma aussitôt la plaie. Il se ressaisit. Cette vie solitaire lui faisait prendre les choses trop au sérieux. Il ne devait pas s'inquiéter pour elle. Quel genre de faiblesse s'était emparée de lui ? Anna n'était pas son amie. Simplement, une domestique, rien de plus. Il n'avait pas besoin de distraction. Et, il était normal qu'elle suive les règles. Elle ne pouvait pas se comporter comme ceci ou cela à cause de leur relation. Bon sang, elle jouait le rôle de la pauvrette éplorée pour lui soutirer des avantages !

Sa mâchoire se serra. Il était hors de question qu'il tombe dans ce genre de stratagème. Il ne céderait pas. Comprendrait-elle un jour la distance qui les séparait ? Même si tous leurs moments intimes étaient encore bien vifs dans sa mémoire, il préféra jeter une lumière froide sur leur rapprochement.

- Je resterai le même que cela te plaise ou non. Si tu te sens dégoutée, c'est la suite naturelle de ta conduite.

Anna le dévisagea, incrédule. Il paraissait insensible et endurci.

- Quand on est inaccessible, on finit par ne plus rien avoir, déplora-t-elle. J'étais sincère quand je t'ai dit que je t'offrais mon amitié. Pour dire vrai, je guettais le moment où on allait pouvoir encore..

- Arrête !

Tout le monde sursauta. Anna se sentit affreusement rabaissée. La violence du vent qui lui fouettait le visage était une caresse comparée à la gifle qui la frappa intérieurement.

Elle le regarda d'un œil noir et serra la mâchoire pour s'empêcher de l'insulter.

- Si c'est ce que tu veux.

- Et toi, que veux-tu au juste ? L'argent ? Le plaisir ? Faire tout ce qu'il te plait ?

- Je voulais être avec toi !

Georges resta muet. Les mots d'Anna, débordants de passion, semblaient encore résonner dans le silence qui les enveloppait tous.

« Tu ne sais même pas ce que tu dis », pensa-t-il en maitrisant la forte émotion qu'elle avait éveillée dans son cœur. Pauvre ignorante. Elle parlait de son désir d'amitié comme un désir d'amour.

Il fit un signe de la tête vers Pierre et celui-ci s'approcha de lui.

- Je t'ai déjà vu, dit Georges. Comment t'appelles-tu ?

- Pierre, répondit-il, pantelant.

Georges l'observa d'un regard curieux. Pierre ? Il refoula un éclat de rire moqueur. C'était donc lui, le fameux ami avec qui Anna comptait se marier ! « Je te souhaite bien du courage avec une fille qui ne sait pas dissocier l'amour de l'amitié », ironisa-t-il intérieurement.

- Anna n'a rien à faire sur le dos de cette jument, fais la descendre.

- Oui, bien bien sûr, bégaya-t-il.

Pierre avait du mal à revenir à l'instant présent. Il était encore frappé par la précédente scène de dispute entre Anna et monsieur de Monseuil. Il ne comprenait rien. Non seulement ils se parlaient familièrement, mais voilà que Georges le tutoyait aussi !

- Viens, Anna, dit-il doucement en lui tendant les bras. Mets tes mains sur mes épaules pour t'appuyer.

Anna plongea son regard une dernière fois dans celui de Georges. Elle était silencieuse.

Il vit une pointe de tristesse dans ses yeux. Il s'en voulut. Ses mains se crispèrent sur les brides de son cheval. Toute la joie qu'elle lui avait témoignée au début de leur rencontre s'était éteinte. Il en portait le fardeau. Au moins, elle ne risquait rien. Il se sentait rassuré qu'elle descende de cette jument.

Au moment où il vit les mains de Pierre lui saisirent la taille, quelque chose lui déplut, et le remua à l'intérieur. C'était douloureux et pas agréable. Il s'imagina un court instant prendre sa place et apprécier le contact de sa peau. Être proche d'elle. Était-ce le fond de son cœur ou simplement une première marque de jalousie ?

Anna bascula vers l'avant et se pressa contre le torse de Pierre. Georges se raidit. Sa mâchoire se serra. Le vent avait beau le pousser vers elle, il ne s'était jamais senti aussi rejeté.

Une fois les pieds sur terre, Anna lui tourna le dos.

- Rentrez maintenant, dit-il en s'adressant à Pierre.

Il ajouta d'une voix inaudible : « La pluie va tomber ». Puis, il inclina légèrement la tête et lança son cheval au pas de course. Monsieur Edward Brightman les salua à son tour, plus pour imiter l'attitude de Georges que par réelle obligation, et parti.

Pierre prit immédiatement Anna dans ses bras. Il la serrait si fort qu'on pouvait se demander lequel des deux avait le plus besoin d'être réconforté.

- Pourquoi ne m'as tu rien dit, demanda-t-il d'une voix triste, la tête enfouie dans le creux de son cou.

- Je ne sais pas, j'avais peur que tu me demandes toi aussi de m'écarter de Georges.

- Es-tu tombée amoureuse de lui ?

- Je le déteste, gémit-elle contre son torse.

- Anna, pourquoi lui ? Que s'est-il passé ?

- Je le déteste, je te dis !

Elle le repoussa. Un violent coup de tonnerre frappa le ciel.

- Je ne veux plus parler de Georges ! Plus jamais !

Pierre sentit son cœur se briser en deux. Il avait envie de rentrer dans sa chambre et de tout oublier.

Les premières gouttes de pluie tombèrent sur leur visage. Le vent battait leurs vêtements avec une force incroyable.

- Très bien. Faisons vite, rentrons !

- Où est Lumière ?

Ils échangèrent un regard paniqué. La jument avait disparu.

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