Chapitre 24 : Joyeux anniversaire

La vie offrait un nouveau jour qui se levait avec victoire. Sa lumière passait à travers les rideaux, inondant avec force et audace le salon Chant d'hiver.

Accolé à la table et blotti dans le creux de son coude, Georges releva la tête. Il s'était endormi d'un sommeil si profond, qu'il avait oublié sous quel prétexte il avait passé la nuit dans cette posture inconfortable. Puis tout à coup, l'apaisement de ses muscles s'évapora comme une illusion, séparant nettement le présent de la veille. Il se souvint d'avoir bu plus que de raison pour noyer sa tristesse. L'insupportable bouteille à moitié vide trônait sur la table vide, et lui renvoya son manque de convenance avec dégoût. Il était loin d'appeler cet écart de conduite « liberté » ! Le seul mot qui lui vint en tête était « lâche ! » Cacher l'horreur ne donnait pas le repos ! De quel droit s'était-il permis de s'apitoyer sur son sort ? Il s'était juré de traverser les épreuves du temps sans jamais se plaindre, sans jamais vaciller face au passé. « La seule victime est Nicolas et mon défunt père, insista-t-il avec dureté. Tu devrais avoir honte ! Que cherches-tu ? Veux-tu encore que l'on te regarde Georges ? C'est de l'enfantillage ! » Pendant un certain temps, son cœur s'emballa dans sa poitrine, il était furieux. Il passa sa main sur le front, mais rien n'apaisa cette puissante rage qu'il gardait contre lui même !

Les mains tremblantes sous l'émotion, il rangea la bouteille qu'il aurait bien voulu jeter par la fenêtre. Puis le silence le frappa comme un poing dans le ventre. Il se retourna lentement et découvrit une chaise vide collée à la sienne. Il revit Anna enivrée contre lui, et rire à ses côtés avec des gestes joyeux. « Non ! » se dit-il immédiatement pour refuser la terrible réalité. Au plus, il balbutiait « Ce n'est pas possible », au plus les souvenirs remontaient à son esprit par bribes, le rendant de plus en plus coupable d'avoir perdu sa rigueur habituelle.

Que s'était-il passé exactement ? Il avait perdu la tête ! Pourquoi l'avait-il fréquenté sans la rejeter ? Quel manque de bon sens ! Il ne pouvait se le pardonner ! Qu'avait-il dit ? Vite, il inspecta dans sa tête tous les mots qu'ils avaient échangés avec un contrôle minutieux. Alors que certains passages étaient parfaitement clairs, d'autres échappaient à sa mémoire. Une chose l'obsédait : avait-il parlé de Nicolas ? Et la réponse jaillit comme la vérité que l'on ne peut cacher : Oui ! Ses bras se relâchèrent d'un coup comme s'il eût reçu un tir au fusil. Il demeura un long moment immobile et silencieux.

Puis, il expira pour reprendre calme et contrôle sur la situation. Très vite ses questionnements l'assaillirent de plus belle. Qu'avait-il dit exactement ? S'était il entièrement confié ? Il se souvint d'avoir parlé de la rivière du Diable puis par un moment Anna avait évoqué de sa blessure à la clavicule, avait-elle fait un lien ? Non ! Sûrement pas ! C'était deux conversations différentes.

Il passa une main sur sa nuque en faisant quelques pas nerveux. « Impossible, je n'ai pas pu lui raconter toute l'histoire. Je n'aurais jamais fait cela, se rassura-t-il alors que sa voix chevrotait. Et elle avait bu également, elle doit ne se souvenir de rien. Elle ne tient pas bien l'alcool. Oui, elle a oublié. Et si je lui en avais trop dit ? Vraiment ? Non, non, reprends-toi Georges ! Ce n'est pas possible ! »

Il voulut remettre en ordre les chaises, mais au moment où il saisit celle d'Anna, sa main s'arrêta. Un sentiment de malaise fermenta dans son cœur.

Anna.. La jeune domestique qui ne faisait rien comme tout le monde. Elle était beaucoup trop familière. Il n'avait pas su la recadrer : ni le premier jour durant lequel il l'avait croisée ni la veille devant son besoin pressant de le consoler comme s'il s'agissait d'un de ses amis de la rue. Une vague de lassitude le fit soupirer. Il s'était laissé fouiller l'âme par une pauvrette qu'il connaissait à peine depuis deux mois. Était-il si désespéré pour chercher de la compagnie auprès d'une domestique ? « Reprends-toi Georges », se dit-il en se massant les tempes.

Mais tandis qu'il poussait la chaise d'Anna contre la table, un doux sourire passa sur ses lèvres. Il repensa à son petit minois qui passait facilement d'une mine rieuse à un air bougon : « Pour la peine, je ne te dirai rien, voilà, tu as perdu ! ».

Georges secoua la tête pour arrêter de penser à elle. Tatata, cette relation devenait de plus en intime. Trop intime à son goût.

Il ramassa une éponge par terre et la posa sur la table. Combien de temps avait-elle veillé auprès de lui ? Était-elle restée la nuit entière dans le salon ? Il n'en avait aucune preuve, mais il la sentait capable de le faire. Il la revit le serrer dans ses bras. « Était-elle heureuse de me quitter ? Était-elle restée par plaisir ou par devoir ? » se préoccupa-t-il.

Tout à coup, un immense doute s'empara de lui. Son ventre se tordit sous l'angoisse. Est-ce qu'il avait été assez fou pour l'embrasser la nuit dernière ? « Elle était sur tes genoux ! » pensa-t-il en essayant de se remémorer le moindre détail qui lui échappait de sa mémoire.  Non ! La honte l'accabla et le rendit nerveux. Son comportement était indigne pour un aristocrate ! Comment avait-il pu permettre un tel rapprochement  ? Il devait immédiatement lui présenter ses excuses, et rétablir la distance qui sépare un maitre et son domestique.

Mais bien pire que tout cela, ce qui l'agitait au fond c'était cette impression qu'elle ne l'avait pas quitté..

À la petite heure du matin, Anna et Amandine astiquaient des couverts en argent avec de nombreuses autres domestiques. On n'entendait que le cliquetis des fourchettes parmi quelques bavardages discrets. Une fois que les couverts étaient nettoyés, ils devaient être posés au centre de la table et passer sous le regard scrupuleux de Juliette, une ancienne domestique, qui respectait les instructions données par madame Pichon.

- Anna, j'ai attendu hier soir très tard que tu rentres, mais j'ai fini par m'endormir et ce matin tu n'étais pas dans le lit. Que s'est-il passé ? Tu es rentrée dormir quand même ? chuchota Amandine, l'air inquiet.

- Hum.

- Es-tu restée longtemps au salon Chant d'hiver ?

- Hum.

- Pourtant madame Pichon ne t'a pas demandé de le nettoyer entièrement. Je ne pense pas qu'elle cherchait même à te punir. Elle a dit que tu n'avais pas besoin de te fatiguer et que tu pouvais rentrer te coucher rapidement.

- Hum.

Anna se sentait très fatiguée et l'alcool qu'elle avait ingurgité la veille lui brassait le ventre. La journée allait être horriblement longue..  L'énergie lui manquait même pour parler. Amandine semblait si fraiche et matinale à ses côtés, mais que pouvait-elle lui répondre avec tant de fatigue ?

- J'ai envie de dormir, Amandine.

-Ho, je vois ! En tout cas, hier soir, Géraldine a recopié quelques lettres de l'alphabet, je suis sûre qu'elle sera très contente de te montrer son travail ! C'est une merveilleuse idée de lui apprendre à écrire. Je n'en reviens pas, un jour nous serons capables de communiquer avec elle !

Amandine posa une fourchette au centre de la table. Ses gestes étaient dynamiques alors qu'Anna passait encore un chiffon sur la cuillère qu'elle tenait dans la main depuis cinq minutes.

- C'est bien, je suis ravie aussi parce que..

Elle ne finit pas sa phrase. Sa tête se pencha un peu plus en avant comme si son cou n'arrivait plus à la maintenir bien droite.

- Parce que ?

- Hum.

Amandine avait du mal à contrôler son envie de bavarder. Mais la pauvre Anna faisait peine à voir. Son corps rapetissait à vue d'œil sur la chaise, incapable de se tenir correctement. Elle n'avait essuyé qu'une dizaine de couverts depuis ce matin tellement ses gestes étaient lents ! Juliette, encore dans le silence, la regardait d'un mauvais œil.

« Ne t'en fais pas, je ne vais pas te laisser comme ça » pensa Amandine. Elle frotta avec énergie les couverts et redoubla de rapidité. Une fois propre, elle les déposa sur la pile d'Anna.

- Chacun fait son travail ici, chuchota une domestique à sa droite, pas très contente de voir ce geste d'amitié. Tu ne devrais pas l'aider. Si nous ne parvenons pas à finir cette tâche matinale, c'est nous toutes qui serons accablées de reproches par madame Pichon.

Amandine rougit subitement. Elle détestait subir des interactions avec d'autres domestiques. C'était pour cette raison qu'elle préférait être discrète et ne parler qu'avec ses amies en qui elle avait confiance. Dès que l'on venait lui faire une remarque, elle sentait une peur déraisonnable la saisir. La peur terrible d'être jugée et méprisée.

Amandine croisa son regard accusateur et sentit son pouls s'accélérer. Elle aurait voulu être sous les ailes protectrices d'Anna, mais celle-ci était penchée vers l'avant, la main immobile, crispée sur le manche d'une cuillère. S'était-elle endormie ?

Anna n'aurait jamais hésité une seconde pour la défendre ! Certes, elle avait reçu de la nature une force et une détermination exemplaire qu'Amandine n'avait pas, mais elle pouvait s'inspirer de son tempérament pour apprendre à ne pas se laisser faire contre son gré. Amandine ouvrit la bouche, l'air tremblant. « Aie pitié de moi » supplia-t-elle, intérieurement.

- Anna est la seule d'entre nous qui travaille le matin sans jamais se plaindre et elle n'hésite jamais à donner un coup de main à ceux qui n'arrivent pas à finir leurs tâches quotidiennes alors je trouve cela injuste de l'accuser de nous ralentir.

- On se demande bien pourquoi elle est si fatiguée, dit-elle d'un air sarcastique.

Des filles qui entendaient la conversation se mirent à rire discrètement.

- Je.. je ne vois pas ce que tu veux dire par là.

- Pauvre Amandine. À ton avis ? Elle a passé la nuit avec monsieur Nicolas de Monseuil ! C'est bien pour cette raison qu'elle habite avec nous à la Grande Demeure, n'est-ce pas ?

Amandine piqua un fard et se tourna vers Anna sans savoir quoi répondre. Elle était toujours immobile.

- Anna est une domestique comme nous, dit une autre fille sans lever les yeux de la fourchette qu'elle astiquait. Je ne vois pas pourquoi, on lui accorderait un traitement de faveur.

- Mesdemoiselles, intervint Juliette d'un ton mesuré. Nous ne devons pas parler de ces choses-là. Concentrons-nous sur notre travail.

Soudain, la porte s'ouvrit. Tous les visages se tournèrent vers Georges de Monseuil. En une seconde, les domestiques se levèrent et s'inclinèrent avec respect. Un frisson de panique les traversa. Que faisait-il ici ? Elles ne le voyaient jamais pendant leurs tâches !

Seule, Anna resta assise, le corps rabougri prêt à chavirer sur la table.

Lorsqu'Amandine croisa le regard de Georges, elle sentit ses jambes trembler. L'avait-il vue le jour de la balade aux champignons ? Allait-il la punir ? Mon Dieu, elle donnerait n'importe quoi pour disparaitre de sa vue !

Puis, son regard se décala lentement vers Anna. Amandine tressaillit de peur. Toutes les filles ressentirent un malaise terrible, et supplièrent en silence qu'elle se réveille rapidement. Mais non ! Elle dormait paisiblement !

Georges fit un mouvement du menton pour la désigner. Alors qu'aucune ne réagissait pour réveiller Anna, Amandine se sentit obligée d'en avoir la responsabilité. Elle était trop intimidée par la présence de Georges pour se comporter naturellement.

Elle pointa le bout de son index sur son épaule et chuchota d'une voix timide : « Anna, réveille-toi. », mais son corps inerte s'écrasa sur la table comme une dépouille. Amandine sentit son pouls battre à tout rompre dans sa gorge et se demanda si elle pourrait continuer à articuler un son.

- Ce n'est pas le moment de dormir. Allez, réveille-toi ! réussit-elle à dire en secouant son bras.

Ni une, ni deux, Anna se redressa dans un soubresaut. La mine pâle, elle observa comme un nouveau-né où elle se trouvait. Face au silence pesant, elle comprit tout de suite, en croisant le regard apeuré de ses collègues, que quelque chose n'allait pas au-delà du fait qu'elle s'était endormie. Puis elle aperçut Georges, qui se tenait droit avec fermeté comme à son habitude. Elle lui sourit naturellement. Tout sentiment d'inquiétude s'évapora, car sa présence ne lui inspirait pas le même choc brutal que tout le monde, mais au contraire un plaisir évident.

Face à son visage rayonnant, Georges sentit son courage diminuer. Il aurait préféré que la joie qu'elle lui témoigne ne soit pas visible devant tout le monde.

Il désigna la porte du salon à côté et lui demanda de le suivre. Lorsqu'Anna le rejoignit, des murmures inquiets s'élevèrent dans la salle.

Elle referma la porte derrière elle, puis s'élança d'un pas joyeux vers Georges. Elle se fichait de ce qu'ils pouvaient dire sur eux. Peut-être que cet entretien privé la faisait passer pour une domestique indisciplinée qui méritait d'être sermonnée par le grand Monsieur de Monseuil. Seulement Anna n'était pas dupe ! Il voulait la revoir ! Maintenant, elle se souvenait avec quelle complicité ils avaient passé toute la nuit à bavarder et à rire sur leurs faiblesses à tour de rôle. Georges n'était pas l'homme mauvais que tout le monde décrivait, il suivait simplement une habitude austère aristocratique, et portait la responsabilité de toute sa famille sur ses épaules. Malgré son aspect froid et repoussant, Anna savait qu'il n'était pas le même homme qu'il prétendait être. Il pouvait parfois plaisanter, se montrer inquiet plus que de raison pour les êtres qu'il aimait, et témoigner d'une grande sympathie.

- Comment s'est passé ton réveil ? demanda Anna, tout sourire. Tu n'as pas mal au ventre ? C'est bien la dernière fois que je te suis à boire, j'ai la nausée depuis le réveil.

Georges n'avait pas l'air de partager la même complicité. Quelques mèches de ses cheveux sombres balayaient son front et sa mine sérieuse durcissait ses traits du visage.

- Tu es le plus grand sorcier du monde ! Regarde, hier encore on passait un moment agréable ensemble et tu étais même plutôt émotif et drôle ; et aujourd'hui te voilà froid comme de la glace !

Anna se rendit compte à quel point son attitude l'agaçait. Pourquoi ne se montrait-il pas toujours agréable avec elle ? Mais Georges la dévisageait avec un regard insensible, les bras le long du corps dans une parfaite immobilité. On aurait dit que rien ne pouvait lui faire de mal.

- Hum, ce n'est pas facile de te parler, Anna. C'est même très difficile. Je voudrais te dire quelques mots avant que le petit déjeuner ne commence.

Anna lui sourit et regretta de s'être emportée aussi rapidement.

- Je voudrais que tu saches qu'il est interdit aux domestiques de s'adresser avec autant de familiarité envers les membres d'une famille pour qui ils travaillent. Tu n'es pas une exception à la règle parce que nous avons passé quelques moments ensemble, de manière je dirais.. plus rapprochés.

- Tu n'es pas sérieux ?

- Si, répondit-il froidement.

- Je ne te crois pas. J'ai déjà croisé le chemin de plusieurs riches aux regards féroces qui me montraient avec des manières pompeuses que je n'étais rien du tout pour eux, mais toi, je ne peux pas t'écouter !

- Je ne plaisante pas.

- Si tu as peur que je parle à mon entourage de notre conversation d'hier soir, dis-le-moi, plutôt que de te cramponner à des serments aristocratiques ridicules.

- Ridicule ? Fais attention, Anna. Tu es la seule ici, qui n'obéit pas aux règles. Si tu ne m'écoutes pas, et que ton travail est bâclé comme ce matin, Madame de Monseuil n'hésitera pas à te renvoyer.

- C'est ce que tu souhaites ?

- Non, je n'ai pas dit cela.

- Si, tu as envie que je m'en aille parce que ça t'ennuie de me croiser ! Eh bien, il va falloir me supporter parce que même si je n'ai pas ta divine protection, Madame de Monseuil n'est pas prête de me laisser filer, crois-moi !

Georges fronça les sourcils et parut déconcerté. Anna serra les poings et sentit son sang battre dans ses veines.

- Rhââ, tu as le don pour me faire passer de la joie à la colère aussi vite qu'un éclair ! Ton danger n'est pas que je découvre ton secret Georges, mais de te sentir engloutit par l'amour !

Anna entendit encore résonner ses propres mots comme un écho dans le silence du salon. Elle se sentit affreusement bête. Le mot « amour » lui avait échappé avant même qu'elle réfléchisse au sens qu'il sous-entendait. Elle sentit son cœur se serrer sous un choc désagréable qu'elle chercha à cacher rapidement. Pourquoi avait-elle dit cela ? Elle avait confondu, le mot amour et amitié !

En voyant son air perdu, Georges évita de la contrarier. Mais ce qu'elle venait de dire lui piquait douloureusement le cœur. « Reprends-toi, pensa-t-il, il faut mettre un terme très vite à cette relation ». Anna sillonnait les couloirs tous les jours et dès qu'elle le voyait, elle était capable de commettre la moindre faute de convenance. Or, il était un Monseuil, le plus respecté de tous avec un titre et une richesse colossale à porter sur ses épaules. En plus, il s'était engagé auprès d'Anne Vermeil. Pourquoi ce rappel venait-il subitement à son esprit ? Il n'avait aucun dilemme à résoudre, Anna n'était qu'une domestique, sans rang, sans manière, sans avenir.

- Il ne peut y avoir ce genre de relation entre nous, Anna, reprit-il d'une voix ferme.

Il sentit qu'il lui faisait du mal en parlant si directement et pour la première fois, il n'était pas imperméable au sentiment douloureux qu'il lui infligeait. Anna lui avait témoigné une douce affection hier soir sans même se soucier de ses propres besoins. Elle avait sûrement passé la nuit à veiller à ses côtés et ne lui en faisait aucun reproche. Comment pouvait-il se sentir confortable ?

- Qu'est ce qu'il t'arrive aujourd'hui ? De quoi parles-tu ?

Jusqu'à présent, Georges s'était rendu compte qu'Anna manquait de sensibilité amoureuse, mais il était loin de s'imaginer à quel point elle ignorait tout en cette matière. Plutôt que de se sentir soulager, il fut en proie à une émotion mitigé entre la déception et l'agacement.

- N'as tu jamais envisagé d'être plus proche de moi ?

Anna fronça les sourcils.

- Tu veux parler d'une relation amoureuse ? demanda-t-elle d'un ton léger.

Georges sentit son cœur s'accélérer. Il s'en voulut de se voir affaibli alors qu'Anna triomphait en vivant la situation d'un air détaché.

- Oui.

Anna éclata de rire.

- D'accord, je comprends mieux. Il ne fallait pas te donner la peine de me repousser avant de connaitre mes sentiments. J'éprouve beaucoup d'affections pour toi, comme un gros champignon qui pousse tous les jours un peu plus grâce à de la pluie, mais t'aimer, dans le sens de l'amour avec un grand « a », me demanderais trop d'effort.

Georges fit semblant d'être inaffecté. Que ce soit Anna ou une autre, qu'attendait-il ? Personne ne l'aimait beaucoup. Comment avait-il pu imaginer qu'elle éprouve une affection plus chaude et réconfortante que celle de l'amitié ? Bien, ce n'était pas la pire épreuve qu'il avait eu à traverser. Cette discussion mettait les choses au clair à son avantage après tout, c'était ce qu'il était venu chercher.

- Maintenant que tu es rassuré, reprit-elle, on peut rester ami ? Je te promets que je ne chercherais jamais à obtenir quelque chose de toi. Je ne t'ai pas consolé pour te réclamer de l'argent ou je ne sais quel autre gain tordu. Je ne suis pas comme ça.

- Étant donné que tu proviens d'une condition simple et pauvre, je pensais au début que tu me réclamerais de l'argent contre ton silence sur ce qui s'est passé entre nous deux, mais j'ai bien vu que tu n'es pas ce genre de personne Anna. Certes, tu es une fille avec peu d'esprit, mais tu es intègre et juste. Très peu de femmes que je connais pourraient avoir le mérite de posséder autant de belles vertus que toi. À mes yeux, tu es spéciale et attachante.

Anna se força à ne pas baisser les yeux. Ses compliments la touchaient droit au cœur. Il avait bel et bien ouvert une vieille blessure qui sommeillait au fond d'elle. Auparavant, aucune personne riche ne l'avait considérée, on la chassait même comme un chien lorsqu'elle tendait les journaux à la première heure du matin. Mais aujourd'hui, même si Georges n'était pas prêt de s'en rendre compte, elle savait qu'elle avait de la valeur pour lui. Le mot « merci » mourut dans un murmure entre ses lèvres. Elle ne préféra pas qu'il l'entende.

- On me traite très bien à la Grande Demeure, j'ai à manger tous les jours, je n'ai pas à me plaindre. Alors s'il te plait, si tu m'aimes bien, un petit peu comme tu le dis, ne cherche pas à me renvoyer.

Elle s'était donné de la peine pour s'intégrer parmi tous les domestiques, et l'orphelinat tout entier dépendait de sa présence ici. Elle s'en voulait d'être ignorante sur la manière dont elle devait se comporter en société. Si jamais il devait la renvoyer, car elle s'était mal comportée, le pacte serait rompu, et comment pourrait elle faire face à ses petits chéris qui attendaient son retour ?

- Ma sympathie en ton égard ne me le permettrait pas.

Pendant un instant, ils ne se quittèrent pas des yeux. Anna fut tellement surprise par ces mots doux qu'un grand sourire transforma sa mine contrariée.

- Georges, toi aussi tu es quelqu'un de bien. On apprend des leçons en se côtoyant les uns les autres, et avec toi j'ai appris que je t'avais mal jugé. Ton air sévère et ton comportement trop ordonné rebutent toute envie d'éprouver la moindre empathie envers toi, mais lorsque l'on apprend à te connaitre tu ne mérites pas ce mauvais traitement. Hier soir, j'ai découvert un Georges amusant, soucieux de bien faire et sans fausseté.

- Très bien, merci Anna. Tu ne devrais pas te soucier de ma personnalité.

Derrière sa voix calme et ferme, Anna s'aperçut qu'il était touché. Son regard trahissait son envie de la remercier abondamment , tout comme elle n'avait pas osé lui dire plus tôt.

Dans un élan d'affection, Anna eut envie de lui prendre la main pour le rassurer davantage. Pouvait-elle ou ne pouvait-elle pas le faire ? Une voix intérieure lui disait qu'il valait mieux s'abstenir, ce rapprochement serait mal vu. Mais ne venaient-ils pas de s'avouer leur amitié ?

Son visage prit une expression joyeuse. Elle-même était incapable de se contrôler. Georges se tenait devant elle bien vêtu, la chemise ajustée sans laisser de traces de son réveil à la hâte. Sa posture gardait l'air sévère qui provoquait si souvent le trouble auprès de tous. Pourtant elle le connaissait autrement derrière son caractère redoutable ! Elle éprouvait une certaine fierté d'être une des seules parmi son entourage avec qui il s'était ouvert. Tandis qu'elle admirait la dignité que dégageait son corps, elle se sentit attirée par lui : ses épaules redressées qui maintenaient le haut de son buste bien droit, la largeur de son torse.. Tout ce qu'elle aurait pu toucher la veille était à présent inaccessible.

Pourtant, Anna se sentit pousser par une force magnétique afin de rompre cette distance qui les séparait. Mais plus important encore, elle voulait vaincre ce visage fermé qu'il se donnait pour redécouvrir le Georges agréable et tendre.

Anna s'approcha tout près de lui. Au lieu de s'entendre dire « Que me veux-tu ? », elle vit son regard indifférent peu à peu se troubler.

- Georges, ne me pose plus de questions sur l'amour. Je n'ai pas vraiment d'idée à ce sujet, mais il parait que la vie change lorsque l'on tombe amoureux. Une de mes amies, Sophie, m'a souvent raconté que c'était comme tomber sous un enchantement. Un peu comme un état d'ivresse que l'on aurait du mal à cacher.

Georges n'était pas prêt à lui répondre. Il demeurait dans un mutisme complet. Anna ne savait que penser de ce silence. Pourtant, Sophie ne se trompait pas lorsqu'elle parlait d'amour ! Elle tombait amoureuse avec la rapidité d'un claquement de doigts. Est-ce qu'il voyait qu'Anna parlait d'une chose qu'elle ne connaissait pas ? « Assure-toi d'aller jusqu'au bout de ta pensée, se dit-elle pour ne pas se déconcentrer. Ça va lui faire du bien. »

- Tu ne seras pas tout seul sur ton chemin du bonheur.

Anna se voulut réconfortante et prit sa main entre les siennes. Georges sentit une chaleur bienveillante l'inonder, et bouleverser son cœur qu'aucune passion n'avait encore usé. Il n'avait jamais trouvé de plaisir dans sa vie obscure et indépendante. Oh, Anna, comme elle avait un don pour l'alléger du poids de l'existence ! Mais ne devait-il pas refuser sa marque d'affection ? Pourquoi la laisser faire alors qu'il était décidé à remettre de la distance entre eux ?

- Je suis sûre qu'une femme merveilleuse t'aimera avec un grand « a », parce que tu le mérites. C'est une chose naturelle que tu as droit.

À ces mots, sa mâchoire se serra comme sous l'effet d'une vive souffrance et son visage s'assombrit.

- Évidemment nous sommes d'accord que je ne pourrais jamais être ta femme, reprit Anna d'une voix douce. Je suis bien trop pauvre et je ne partage pas tes bonnes manières. Tu n'as plus à être inquiet à ce sujet.

- Je suis enchanté que tu le reconnaisses. Aimer est un sentiment inexplicable, il donne sans cesse la sensation de donner plus que l'on ne reçoit et en une minute son absence devient le pire des malheurs.

- Ha bon ?

- Hum. Sous l'effet de l'amour les gens s'adoucissent et ne reviennent jamais à la réalité, je ne suis pas certain de vouloir m'en approcher. Cependant, je te remercie de te préoccuper de mon bonheur. Et toi ? comptes-tu te marier un jour ?

Anna secoua la tête comme s'il s'agissait d'une mauvaise plaisanterie. Remarquant l'effet produit de sa question, Georges cacha un petit sourire.

Cependant, elle essaya vite de se rattraper. Pas question qu'il pense qu'elle était ignare à ce sujet ! « Je vais finir par dire des tas de mensonges pour ne pas me sentir minable », grogna-t-elle intérieurement, en pensant sérieusement qu'elle devrait avoir une discussion détaillée sur l'amour avec Amandine et Paulette. Encore un thème gonflant qu'elle devait être obligée de connaitre pour ne pas paraitre trop en marge dans la société ! Bougre ! Elle en avait parlé seulement pour rassurer Georges sur leur relation sans ambiguïté !

- Oui, dit elle catégorique. J'ai deux amis garçons depuis l'enfance. Basile et Pierre. Basile est très drôle, mais c'est un cancre qui est beaucoup trop susceptible. Quant à Pierre, il est tout le temps gentil avec moi, il se fiche du nombre de pièces que j'ai dans les poches, et il m'apprécie comme je suis avec tous mes défauts. Ça serait après tout naturel qu'un jour, il me demande en mariage.

Mais Anna avait envie de grimacer, car Pierre était comme son propre frère !

- Ha ?

Georges devint plus sérieux et cacha son agacement. Il contrôla son envie de retirer sa main encore prisonnière des siennes.

- Pierre me connait depuis l'enfance, nous n'avons plus rien à nous cacher. D'ailleurs, je suis heureuse qu'il travaille à la Grande Demeure.

- Plait-il ? demanda Georges comme s'il n'avait pas bien entendu.

- Il travaille aux écuries comme palefrenier. Il m'a dit que tu lui disais souvent bonjour et qu'il te trouvait aimable. À cette époque, je n'étais pas certaine qu'il dit vrai, mais maintenant je sais que tu en es capable, dit-elle gaiement en lui pressant la main.

Georges se dégagea doucement de son geste affectueux et croisa les mains derrière son dos.

- Bien. Je te souhaite d'être heureuse en amour, dit-il en s'efforçant de sourire.

- Merci, répondit Anna, la mine joyeuse alors qu'elle se sentait très mal jouer la comédie.

Georges eut envie rapidement de la pousser vers la sortie. Il indiqua avec un ton calme la porte et regarda Anna s'éloigner. Elle l'avait exaspéré. Allait-elle se marier ? Vraiment ? Une fille comme elle qui ne comprenait rien au sentiment amoureux ? Pff. Si ce jour était vrai, il aurait déjà alors trois enfants ! Ce genre de conversation sentimentale le dégoutait. Et pourquoi ne se préoccupait-elle pas de son avenir plutôt que du sien ? Elle était plus à plaindre ! Il n'avait encore pas su la faire taire ! Qu'elle retourne donc voir son Pierre qui devait lui lancer des signes désespérés, et vive la paix, de ne plus l'avoir en travers de son chemin !

Anna ouvrit la porte, mais se retourna une dernière fois vers lui.

- Georges !

- Oui ?

- Joyeux anniversaire !

Surpris, son cœur rata un battement. Il essaya de la remercier sans y parvenir. C'était trop tard, Anna était partie.

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