Chapitre 21 : Crépuscule

Pendant la nuit, le jour s'échappait. Pendant la nuit, les tourments prenaient fin. Les souvenirs qui avaient été écrits s'effaçaient, les feuilles du passé pesant s'envolaient avec le vent de l'oubli. Puis le crépuscule du matin suspendait ce moment entre le sommeil et la réalité. Bien des hommes invoquaient cette douce lumière pour imaginer une nouvelle vie, meilleure, remplie d'espoir. Enfin, le jour se levait ! Une nouvelle page blanche s'offrait sous le regard de ceux qui voulaient se pardonner, s'accorder une seconde chance. Mais il y avait un « deal ». Il fallait avouer à la vie les choses invisibles que l'on se cachait pour avancer sereinement.

Il était cinq heures du matin et Georges était assis sur le bord du lit, les yeux fermés. Absorbé par le silence, il ne bougeait pas. Il avait mal. Son cœur arraché par petit bout il y a des dizaines d'années ne cessait de lui murmurer : « je suis encore là ». Ces morceaux ensevelis, qu'il préférait ignorer l'existence, cherchaient encore à danser les valses de la vie, lui montrer qu'il pouvait se libérer de son passé.

Impossible.. Il passa une main sur sa nuque.

Son cœur suppliait à genoux des espaces de liberté. Mais comme il était pénible de regarder un enfant pleuré sans pouvoir le consoler, Georges s'arracha de cette plainte douloureuse.

Ce n'était qu'un mauvais moment à passer. Il avait l'habitude d'y faire face. L'anniversaire de Nicolas approchait et il fallait gérer les préparatifs. Bientôt, sa mère arriverait à la Grande Demeure.

Depuis l'instant, où il avait décidé de garder pour lui le secret, il avait définitivement tiré un trait sur l'espoir un jour d'être aimé. Il avait dit adieu à cette quête inutile, de trouver dans le regard de sa famille une étincelle d'affection. Maintenant, il obéissait à sa destinée en ayant presque oublié ses états d'âme, préférant la raison et la mémoire guider ses actes.

Georges vivait à la demeure familiale Monchateau. À travers chaque mur, chaque pièce, il entendait encore Nicolas lui réciter une leçon d'algèbre, rire, prendre un livre et débattre d'un point de vue philosophique avec l'auteur. Souvent lorsqu'ils discutaient, ses pieds battaient un rythme sur le parquet. Georges admirait avec quelle aisance et avec quelle simplicité, son frère produisait de la musique partout où il était. Alors que son esprit à lui était étriqué par la logique et les valeurs morales, rejetant les lois mystérieuses du hasard, celui de son frère plongeait sans éprouver le moindre vertige, dans le vide créatif aux mille possibilités inconnues. Il était le Rossignol. Libre.

Dans l'antre de sa famille, personne ne remarquait le petit Georges. Sans arrêt, inquiet de ne pas avoir l'amour de ses parents, il redoublait d'efforts pour leur plaire, quitte à rester silencieux pour ne pas leur créer le moindre souci. Il hésitait à réclamer de l'attention par peur de ne pas mériter cet attachement. Et si l'on venait à penser qu'il jalousait son frère ? Les contacts affectifs étaient rares, alors il pensait établir par des regards une façon singulière de communiquer. Un jour, après l'avoir cherchée au milieu d'un salon mondain, sa mère se retourna. Son cœur vibra. L'avait-elle vu ? Vraiment ? Un sursaut suspendit un battement, l'âme émue et muette. Non, ce n'était pas pour lui.

Combien d'émotions avaient frappé son beau visage sans que personne n'entende ? L'écho s'était perdu dans l'air, là où il n'y avait pas d'intérêt d'être vu, puis sans bruit, sans laisser d'impressions, il s'était éteint. Il y avait comme cela, des âmes cachées aux yeux du monde. « J'aimerais que tu te détaches de ton frère, lui avait reproché son père. Tu as une vilaine habitude de lui montrer ton affection en public. On m'a raconté qu'un lien spécial unissait des jumeaux, je ne crois pas à ces balivernes. C'est mal sain. Nicolas a le succès et il est très doué pour le piano, je souhaite l'envoyer auprès d'un grand professeur. Et toi, qu'est ce que tu vas devenir ? Souhaites-tu rester le nigaud dans l'ombre de ton frère encore longtemps ? »

Georges ouvrit les yeux pour se débarrasser de ses vieux souvenirs. Il échappa un soupir, mais aucune tension à l'intérieur de lui même ne se relâcha. À mesure que le temps passait, les blessures s'étaient refroidies, le cœur léger avec de grands idéaux était devenu lourd et dur. Il revit un bref instant, le jeune visage de Nicolas, éclater de rire avec innocence : « Les gens ne nous comprennent pas Georges, mais on sera toujours deux, ensemble. Tout le monde m'aime, mais il n'y a que toi qui es sincère. On me décrit avec tant d'éloges pourtant, le beau Monde ne se doute pas que c'est toi qui possèdes la plus grande qualité : la loyauté. Promets-moi que tu ne m'abandonneras jamais ». Georges avait reculé d'un pas, l'air timide, les émotions ne jaillissaient pas de son cœur avec autant de facilité que celui de son frère. Il lui avait souri : « Je ne t'abandonnerais jamais. Jamais ».

Un domestique frappa à la porte.

- Monsieur, dit une faible voix, si vous êtes réveillé, je vous avertis comme vous me l'aviez demandé, que les cadeaux de Monsieur votre frère, sont arrivés dans votre bureau.

Georges l'ignora.

Un peu plus tard, il regagna son bureau, sans prendre le temps de manger son petit déjeuner. Une jeune domestique arriva avec un plateau s'approchant à pas timide, mais très rapidement Geoffrey, le majordome de Georges la congédia. Il connaissait bien son maître et savait qu'à cette occasion, il mangeait peu.

- Monsieur, dit-il d'une voix mesurée, voulez-vous que je sois présent pendant l'ouverture des cadeaux ?

- Je ne vous oblige en rien.

- Je vais rester alors.

Geoffrey lui adressa un sourire affectueux.

- Commençons, soupira Georges.

Tous les présents étaient rangés sur un chariot et comme chaque année, il les ouvrait pour s'assurer qu'aucun ne provoque une émotion trop vive à son frère.

L'inspection était rapide et efficace comme le voulait le tempérament de Georges. Il déballa d'un tissu en soie une sculpture d'une muse grecque : « Je garde » dit-il. Ensuite, des rares exemplaires d'écrivains et poètes : « J'accepte » . Puis, des boutons de chemise en or, le métal était travaillé par un véritable savoir-faire d'orfèvre : « Très bien ».

Geoffrey restait à ses côtés, très vigilant. Lorsque son maître hésitait, il attendait en silence sans le perturber. « Non » finit-il par dire en lui tendant un chapeau qui rappelait trop bien un célèbre compositeur.

- Bien Monsieur.

Il le rangea sur une étagère du chariot, le séparant correctement du reste des cadeaux.

- Celui-ci vient de la famille Joyeux, dit Geoffrey en lui remettant un paquet entre les mains.

Georges déballa rapidement le papier sans aucune manière. Il découvrit un gros tas de feuilles de partitions soigneusement nouées par un ruban de soie.

« Que vous aimiez bien jouer ces douces mélodies lors de vos visites chez mon oncle! Toute la famille Joyeux vous souhaite un heureux anniversaire! Avec toute notre affection. »

- Surtout pas celui-là, dit sèchement Georges en balançant le volume musical sur son bureau.

Il y avait encore des dizaines de cadeaux à ouvrir. Même si cette supervision était rapide, Georges s'arrêta sur un tableau qui représentait sa famille. Il eut du mal à se reconnaître. Un petit garçon rigide, le visage pâle et les traits austères. À côté, Nicolas inclinait légèrement la tête vers lui, l'air confiant. Ses deux parents au centre, l'expression sévère, maintenaient leurs corps droits et dignes par le code aristocratique. À cette époque, Marie était encore dans le berceau.

- Pas de portrait de famille, songea-t-il à voix haute.

- Je le range, Monsieur ? Êtes-vous certain ?

- Oui, il y a deux personnes indésirables dessus, dit-il en passant son doigt sur son visage et celui de son père.

Tandis que Geoffrey l'ajoutait à la pile des « refusés », Georges passa à un autre cadeau : une montre en or massif. « Pff » échappa-t-il en se remémorant la jeune Anna qui lui avait dérobé la sienne.

Plus tard, dans l'après-midi d'autres présents arrivèrent. De toute façon, Georges ne comptait pas bouger de son bureau de la journée. Il continua le tri et personne n'osa le déranger pour une autre requête. À l'heure du thé, au lieu qu'un domestique fut envoyé, Geoffrey préféra y aller en personne.

Il déposa la tasse fumante sur la table. Georges lisait des lettres de bons vœux adressés à son frère. Il les classait dans deux piles différentes : une, pour les admises, celles dont la lecture ne perturberait pas Nicolas, et une autre pour les indésirables, que l'on pouvait jeter.

Sans relever les yeux sur son majordome, il lui tendit un paquet.

- Bien Monsieur, je me charge de les faire disparaître.

Il hésita à partir. Quelque chose le retenait.. il avait dans sa main une lettre d'Anna. Mais était-ce le bon moment pour déranger Georges ? Son maître avait l'air si concentré dans ses lectures. Anna.. il avait un sentiment de respect pour elle, car il n'avait jamais entendu Georges parler d'une femme auparavant. Peut-être qu'elle le libérerait de sa prison..

- Au risque de vous déranger Monsieur, j'ai reçu une autre lettre..

- Je n'ai pas le temps. De la part de qui ?

- Eh bien, il est écrit ; je cite : à l'intention de Georges de Monseuil, une lettre exceptionnelle rédigée par l'adorable Anna de Rouille.

Sa main se crispa sur l'enveloppe. Allait-il l'accepter ? Georges demeura silencieux, aucune émotion ne se manifestait sur son visage. Puis il eut un petit sourire et finit par dire d'un air détaché : « Vous pouvez la déposer, je la lirais plus tard. »

Au fur et à mesure qu'il continuait de lire les différentes lettres élogieuses sur son frère, il se sentait de plus en plus perturbé par la missive d'Anna posée près de l'encrier. Qu'est ce qu'elle avait bien pu lui écrire comme excuse ? Ha enfin ! Elle s'était pliée à son autorité ! La distance entre eux était faite ! Il eut un sourire satisfait. La vie les avait entrelacés pendant une nuit faisant d'elle sa semblable, mais il fallait rétablir la vérité : elle ne le connaissait pas et c'était une domestique.

Personne ne pouvait franchir le seuil de sa froideur, n'importe qui le savait. Alors pourquoi Anna persistait en le tutoyant et le nommant par son prénom d'une façon si familière ? Il fallait bien avouer qu'elle était une hôte particulière. Cette fille, quel drôle d'oiseau ! Elle ne pouvait briller ni par sa grâce ni par l'éclat de ses conversations et pourtant la beauté qui se dégageait naturellement de son âme la rendait attachante. Lorsqu'ils étaient ensemble, elle ignorait la forme de rigidité qui le maitrisait, et se montrait indifférente à sa morosité.

Au fond, une sensation agréable s'alluma dans son cœur. Il était content.. Oui, il était content qu'elle le regarde différemment ! Mais Georges repoussa aussitôt cette émotion délicate, et reprit sa lecture, inflexible, avec sa gravité habituelle. Il ne souhaitait pas donner d'importance à cette pauvre orpheline sans éducation, qui pourrait vivre à ses crochets.

Une heure plus tard, il saisit l'enveloppe dans ses mains, et à sa grande surprise, il avoua que l'écriture d'Anna était régulière et fine, très belle pour une personne qui n'avait pas appris à écrire auprès d'un professeur. « Bien, ses excuses ! » dit-il à voix haute pour lui même, l'air ravi.

La lettre était courte :

« Mon cher Georges,

Par cette présente lettre, je tenais à vous dire que vous avez été le seul homme à avoir mis à mal ma zone intime. Mes seins que vous avez embrassés à pleine bouche ont souffert de vos baisers intensifs et de votre pétrissage. Le lendemain, ils avaient doublé de volume comme des melons gorgés d'eau. J'ai senti aussi votre organe en moi pendant les deux jours suivants, comme si vous m'aviez possédé entièrement. Cependant, je vous rappelle que mon corps m'appartient et que j'en fais ce que bon me semble.

Chaleureusement,

Anna de Rouille, votre adorable amie.

Note ajoutée : Je t'ai vouvoyé pour la bienséance »

En pleine lecture, Georges piqua un fard. Une onde de chaleur remonta très vite de son ventre à sa tête. Comme si la lettre s'était embrasée, il la lâcha en poussant un petit cri. Seigneur ! Ce n'était pas des excuses ! Qui envoyait ce genre de courrier ? Quelle femme pouvait sans honte écrire des mots si crus, si obscènes ?

Georges était complètement choqué.

Vite, il devait faire disparaitre cette lettre ! Il appela son majordome qui vint aussitôt.

- Tenez, mettez cette lettre au feu ! Vérifiez bien qu'elle brûle entièrement, ne partez pas avant qu'il n'existe plus aucune trace de papier.

Goeffrey se douta qu'il s'agissait de la lettre d'Anna. Le simple fait de découvrir le visage rouge-écarlate de son maître, et qu'il fuyait ses émotions en faisant des pas pressés le rendait heureux.

- Bien monsieur, dit Goeffrey en essayant de cacher un sourire.

- Non, rendez-la-moi, attendez !

Il la reprit et la déchira par petits bouts, les doigts tremblants. Quelques morceaux s'échappèrent de sa main et il se mit à les ramasser jusqu'au dernier. Geoffrey ne l'avait jamais vu se baisser si facilement et fouiller le sol !

- Je vais m'en charger Monsieur.

- Ce n'est pas la peine, je m'en occupe.

Finalement, après avoir rassemblé la lettre dans ses mains, il fit partir Goeffrey. Il valait mieux s'en charger tout seul. Armé d'une grande patience, il brûla un à un chaque morceau à la bougie.


Amandine et Anna attendaient derrière la porte du bureau de madame Pichon, face à face en silence. Amandine angoissait. Elle se tortillait sur place en attendant le signal pour entrer. C'était la première fois qu'elle était convoquée pour un manque de discipline.

- Anna, depuis que je t'ai rencontré, j'ai l'impression qu'il ne m'arrivera que des ennuis. Et le pire dans cette histoire, c'est que j'aime mieux cette nouvelle vie remplie d'aventures que celle où il ne se passait rien. Est-ce que tu crois que l'on va se faire sévèrement punir ?

- Tu n'as rien avoir avec tout ça, ne t'en fais pas, je porterais toute la responsabilité. Madame Pichon est une vieille bourrique qui obéit aux ordres sans réfléchir, elle ne cherchera pas bien loin !

- Vous pouvez entrer, dit la voix forte de Clara derrière la porte.

Elles s'avancèrent, Amandine, peu confiante, se cacha dans le dos d'Anna. Leur gouvernante, au visage fermé comme à son habitude, arrêta de compter les petites cuillères en argent posé sur son bureau.

- J'ai entendu dire que vous êtes rentrées de votre promenade d'hier, sans champignons. Est-ce vrai ?

- Oui, madame, fit Amandine les lèvres tremblantes.

- Puis-je savoir quelle en est la raison ?

- Un gros sanglier nous a attaqués, répondit Anna avec aplomb.

Amandine écarquilla les yeux par la surprise et détourna immédiatement le regard incisif de Clara.

- Vraiment ? demanda-t-elle en revenant sur Anna.

- Oui.

- Vous ne me mentiriez pas ?

- Non.

Elle fit les cent pas, les mains derrière le dos.

- Par hasard, ce sanglier aurait-il une forme humaine ?

Anna se maintenait droite et ferme, le visage sans émotion. En revanche, Amandine baissait tellement la tête que bientôt son cou allait se rompre.

- Amandine ! Que s'est-il passé ?

Elle se tut en grimaçant.

- Amandine !

- Ça suffit ! explosa Anna d'une voix vive. Tout est de ma faute, on a croisé le chemin de Georges et je me suis énervée en repensant à ma triste punition, j'ai balancé les paniers, folle de rage.

Madame Pichon passa une main sur son visage et se massa les tempes. Épuisée par les mésaventures d'Anna, elle ne savait pas quoi dire pendant un instant.

- Est-ce qu'il vous a vu ?

- Non-Madame.

- Anna, je vais devoir vous punir, car si d'autres apprennent que je vous ai laissée sans rien dire, ils trouveront cela injuste. C'est mon autorité qui sera remise en question.

Elle expira bruyamment.

- Ce soir, vous serez de corvée. Le salon Chant d'hiver n'est pas utilisé depuis fort longtemps, vous le nettoierez cette nuit. Je ne vous demande pas de faire un grand ménage, un petit peu suffira. Je crois que cette punition n'est pas trop sévère, si ?

Anna haussa les épaules. Depuis la fois où elle avait été punie, elles ne s'étaient plus adressé la parole.

- Amandine n'a rien fait de mal, je ferais le travail toute seule si ça ne vous dérange pas.

Clara acquiesça de la tête, mais la situation ne lui plaisait pas du tout.

Au moment, où elles allaient sortir, Clara retint Anna par le bras :

- Anna, ne soyez pas si sévère avec moi. Vous m'avez dit que vous souhaitez être comprise et bien j'aimerais aussi que vous me compreniez. Je n'agis pas de la sorte par pure méchanceté. Je ne dois pas vous privilégier, en plus cela vous attirerait plus d'ennui. S'il vous plait, arrêtez de me causer des ennuis.

Anna resta de marbre.

- Je resterais ce soir pour travailler comme vous le souhaitez.

- Attendez. J'aimerais m'entretenir avec vous dans ses prochains jours. C'est important.

- Bien.

Elle referma la porte. Aussitôt, Amandine se confondit en excuses, car elle se sentait mal de ne pas avoir été brave, et de ne pas l'avoir défendue. « Laisse-moi au moins t'aider ce soir ! » Mais, Anna ne démordit pas, elle préférait assumer sa responsabilité toute seule.

Quelques heures plus tard, dans le quartier des domestiques, des filles traînaient dans les couloirs et formaient plusieurs groupes. Elles discutaient de l'anniversaire de Nicolas et la venue de sa mère : Marie-Louise de Monseuil.

- Tous les ans, elle séjourne une semaine à la Grande Demeure et retourne tout sur son passage ! Je ne veux surtout pas servir cette dame, plutôt mourir brûler ! Elle est pire que Monsieur Georges de Monseuil. Oh minute, Anna !

Anna n'avait pas envie de parler et encore moins de se faire alpaguer, mais elle finit par se retourner. C'était Margaret, une jolie brune très coquette. Elle l'avait déjà aperçût, car elles étaient voisine de chambre. Elle reprochait souvent à Paulette de faire trop de bruit le matin.

- Tu ne voudrais pas me remplacer et servir le thé à Madame de Monseuil ? S'il te plait, dis oui ! J'ai tellement peur de cette dame ! Je sais que toi tu n'as peur de rien ! S'il te plaiiiiiiit !

Voilà comment, Anna se retrouva dans la chambre de Marie-Louise de Monseuil, une dame d'un certain âge, aux traits sévères, qui passait son temps assise sur un fauteuil à tousser comme si ses poumons la brulaient de l'intérieur.

Collées au mur avec deux autres domestiques, elles écoutaient les mouches passer prêtes à répondre au moindre besoin de Madame : apporter un thé, un fruit, le porte-plume, sa paire de lunettes..

Alors qu'Anna avait une envie irrésistible de fermer les yeux pour dormir dans ce silence de plomb, Georges fit son entrée. Il ne la remarqua pas.

- Bonjour, mère. Vous m'avez fait demander ?

Pour l'occasion, Georges était bien habillé. Anna sentit qu'il avait pris soin de se présenter sur son meilleur jour. Il portait un costume élégant sombre avec une chemise brodée au motif discret. Ses cheveux noirs parfaitement peignés ne lui tombaient pas sur le visage comme à son habitude. Anna n'arrivait pas à décrocher son regard de son beau visage qui lui provoqua un sentiment euphorique inexpliquée. Le ressentir c'était une chose, mais savoir d'où provenait ce sourire qui s'afficha sur son visage en était une autre. « Comme la vie est drôle, j'ai croisé ton chemin et maintenant, nous ne sous séparons plus », pensa-t-elle.

- Je vous ai appelé trois fois et voilà seulement que vous arrivez ! Je ne devrais pas être déçue par vos manières froides et irrespectueuses. Il a toujours fallu que vous soyez un fils insensible, même enfant, les charmantes mélodies de Nicolas ne vous émouvaient pas. À croire que vous avez été façonné dans la brique. Est-ce que moi je suis une mère sans cœur ?

- Non-mère, dit-il platement.

Quelque chose l'interpella derrière le dos de son fils, elle le poussa légèrement sur le côté pour mieux dévisager une des filles tenues au silence.

- Et bien .. vous êtes capable encore de colorer d'une aimable rougeur le visage d'une domestique, dit-elle en désignant Anna par son regard.

Georges se retourna. « Tu es ici ! » s'étonna-t-il intérieurement. Il aurait bien voulu ne pas la regarder aussi longtemps. Pour la première fois, il la sentit démunie, fragile. Anna était rouge-écarlate, ses lèvres bégayèrent quelques mots, elle se désigna du doigt : « De qui on parle ? De moi ? »

Pour réponse, elle n'aperçut aucune émotion traverser son visage de marbre. La mère de Georges les regardait. Il l'oublia très vite.

- J'ai toujours adoré écouter mon frère jouer du piano, reprit-il.

- Foutaise ! Vous avez toujours été jaloux ! Jaloux, jaloux, jaloux !

- Non. Son bonheur me rendait heureux.

- Quel délice, maintenant vous jouissez de la notoriété ! Alors que mon fils chéri croupit dans un atelier avec toute la peine du monde de vous supporter. Étant donné que vous avez hérité de notre fortune, il est obligé de dépendre de vous !

- J'ai toujours pris soin de Marie et de Nicolas, si vous êtes inquiète à ce sujet, permettez-moi de vous dire qu'il ne manque de rien et que je continuerais de veiller sur eux.

- Moi qui pensais que vous étiez un garçon vertueux, sans fautes, avec le sens du sacrifice, mais quand je vois ce que vous lui avez fait ! Vous vous êtes arrangé avec le diable pour tout lui retirer, le détruire ! Son bonheur, sa gloire, vous lui avez tout pris !

L'atmosphère se chargea d'une lourde tension. Madame de Monseuil toussa et sans même qu'Anna eût le temps de réagir, une autre domestique lui apporta un mouchoir et un verre d'eau.

- Qu'est ce que nous avons fait pour mériter un tel sort ? Est ce que vous avez manqué de quelque chose pour nous nuire injustement ? J'aurais supporté que vous vous en preniez à moi, mais à votre frère qui vous a tant aimé ! Quelles mains plus chères que les siennes vous ont serrés dans les bras mainte fois ? Comment pouvez-vous demeurer insensible, rien ne vous fait honte ?

- Je pensais que vous m'aviez appelé pour les préparatifs de son anniversaire, Madame, je pense qu'il serait bon que vous vous reposiez.

- Ne me laissez pas croire que vous vous souciez de moi ! Rien ne vous rend plus indifférent que le bonheur de votre famille, vous avez maintenant tout ce dont vous rêviez, le titre, la fortune et la renommée. Mais je vais vous dire une chose, lorsque vous fermerez vos yeux pour la dernière fois, il sera trop tard pour implorer pardon à ceux que vous avez blessés et méprisés ! Nicolas s'envolera au Paradis pendant que vous, vous souffrirez dans les enfers ! C'est bien là, que séjourne éternellement les monstres de votre espèce ! Hier, Nicolas était si troublé de voir sa maman, qu'il ne pouvait même pas parler ! Mon pauvre garçon ! Son cœur battait si fort autrefois, et maintenant il ne goûte même plus aux plaisirs de la vie !

- Je vais vous quitter si vous me le permettez.

- Vous ne me tromperez jamais par votre attitude faussement respectueuse ! Je ne suis pas une vieille dame sans mémoire ! Je me rappelle très bien encore le jour où vous l'avez jeté dans la rivière du Diable ! Vous avez voulu le tuer ! Assassin ! Allez vous en, sale monstre !

D'un geste brusque, elle s'empara de son verre et lui lança au visage. Georges l'esquiva et se retourna aussitôt vers Anna pour savoir si elle n'avait pas été frappée. Il eut honte de croiser son regard mêlé de peur et d'incompréhension.

Il s'était déjà confronté à sa mère plusieurs fois, il connaissait par cœur cet exercice, mais la présence d'Anna le mettait étrangement dans l'embarras.

Son cœur protégé par le sentiment du devoir, jamais touché par les mots acerbes de sa mère, s'agita dans sa poitrine. Il ne se doutait pas que des morceaux de son âme, insensibles à la tourmente par habitude, s'éveilleraient. Comme il aurait préféré ignorer la douleur ! Est-ce que c'était elle, Anna, qui lui inspirait cette faiblesse ?

Georges s'excusa face à sa mère en s'inclinant légèrement, et il s'échappa du fardeau, de rester une seconde de plus dans cette pièce.

Anna le regarda partir, impuissante.

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