Chapitre 20 : Cueillette de champignons
Amandine et Anna marchèrent sur un chemin de campagne à travers les champs, avec un panier en osier à la main. Elles étaient désignées pour ramasser des champignons. Amandine était ravie de pouvoir mener cette mission accompagnée de son amie. Seulement, depuis le début du trajet, elle était anxieuse à l'idée de ne pas trouver le bon endroit indiqué sur la carte, car non seulement elle n'avait pas le sens de l'orientation, mais en plus elle ne savait pas lire un plan.
- Nous devons être ici, dit-elle en dépliant sa feuille. Tu vois, après si on tourne à droite on atterrit derrière le chêne centenaire, puis on passe le petit pont et on tourne à gauche.. ou bien, non, on est ici en fait, donc c'est tout de suite à gauche !
D'un air amusé, Anna replaça correctement le plan sous ses yeux. Elle observa les écritures et les dessins et vit un courant d'eau nommé « La rivière du Diable ». Un frisson la parcourut en repensant à Nicolas qui l'avait peinte et la décrivait comme dangereuse.
- Nous ne sommes pas loin de la rivière du Diable, songea-t-elle à voix haute.
- Oh ! mais nous n'allons pas y aller, c'est beaucoup trop dangereux, et c'est interdit. Personne n'a la permission de se promener le long de cette rivière. Nous sommes venues cueillir des champignons, pas nous noyer dans un torrent !
- Heureusement que je suis là, toute seule, je ne sais pas où tu atterrirais, railla Anna.
- Ne te moque pas de moi, soupira-t-elle. C'est une vraie catastrophe, je me trompe toujours de chemin et je mets parfois une heure à rentrer à la Grande Demeure. Je suis contente que nous partions aujourd'hui toutes les deux, parfois je suis envoyée toute seule pour cueillir des mûres !
- Je sais très bien m'orienter, ne t'inquiète pas. On arrivera à ta niche à champignons avant la nuit tombée !
Amandine éclata de rire et elles reprirent la route d'un pas plus léger. Tandis qu'elles marchaient, accompagnées par le silence souverain de la nature, Anna s'imagina Nicolas et Georges, enfants, traverser les mêmes prés, fouler les hautes herbes et discuter de leur jeune vie mondaine. S'entendaient-ils bien à cette époque ?
Amandine jeta plusieurs fois des regards inquiets vers Anna, qui appréciait le chant des oiseaux au-dessus des nuages. Le visage détendu, sans aucun signe de lassitude, son regard parcourait tantôt les arbres, tantôt les graminées, tantôt les fleurs sauvages. Elle prenait cette mission comme une gentille promenade ! Amandine sortit immédiatement de sa poche un petit paquet d'images de champignons.
- On doit trouver des cèpes et des bolets. Je vais te montrer ! Regarde, le cèpe a un gros pied et un chapeau marron et le bolet c'est un peu pareil. Par contre celui-ci - elle pointa fermement son doigt dessus- il ne faut pas le toucher, car il est toxique : c'est l'amanite tue-mouche, un grand champignon rouge à pois blancs.
Anna regarda attentivement les images défiler sous ses yeux et se contenta de hocher la tête, ce qui fit partir Amandine dans l'angoisse que le travail ne soit pas bien fait. Or, il fallait impérativement ramener des champignons pour les besoins de la cuisine. Elle chassa le silence par de nombreuses explications, son débit de paroles s'emballait, mais Anna ne ressentait aucune pression. Elle était confiante et sereine. Quelques fois, elle disait un « oui, oui » pour rassurer son amie. La nature dégageait une atmosphère douce et l'enveloppait dans son manteau d'amour.
Le paysage d'automne se déployait sous un nouveau visage coloré. Les feuilles perdaient l'éclat vert de leur jeunesse, les petites herbes brunies saluaient le soleil qui illuminait leurs surfaces éteintes. Chaque nouvelle saison qui s'éloignait du printemps donnait des rides à la nature, insufflait un air de sagesse. L'automne, c'était la douceur et la mélancolie.
Elles enjambèrent quelques pierres remplies de mousses et s'écartèrent du chemin pour entrer dans le sous-bois. Des feuilles mortes et de grandes fougères tapissaient le sol.
Au fur et à mesure qu'elles s'enfoncèrent sous le toit des arbres, Amandine était aux aguets et scrutait le sol avec attention, la tête baissée.
- Oh regarde, en voilà un. C'est un bolet !
Le gros champignon fièrement sorti du sol au milieu des feuilles et de la mousse était accompagné d'une ribambelle de camarades. Elle invita Anna à s'approcher, sortit de sa poche un petit couteau, et lui enseigna la méthode pour couper le pied.
- Je te montre, regarde. Il faut bien en prendre soin, tes doigts doivent être aimables avec le champignon.
Le regard envouté par le bolet, Amandine le tenait délicatement comme s'il s'agissait d'un spécimen rarissime. Un sourire triomphant illuminait son visage.
- Quand je le place dans le panier, je l'allonge et je le pose doucement pour ne pas casser son chapeau. En cuisine, ils aiment bien avoir de très beaux champignons. S'ils sont un peu grignotés par des bêtes, il vaut mieux ne pas les prendre. Montre-moi, Anna, comment tu fais, à toi.
Anna sourit, mais ne voulut surtout pas se moquer de son amie. Amandine avait un goût obsessionnel pour le travail bien fait, car elle s'inquiétait sans arrêt de ne pas faire les choses correctement. Elle avait donc le souci du détail. Anna quant à elle, abattait toutes ses tâches quotidiennes sans réfléchir avec rapidité et efficacité. Néanmoins, elle s'adapta : son geste fut le plus lent possible et lorsqu'elle lâcha le champignon dans le panier, Amandine la gratifia d'un sourire, mais ne put s'empêcher de vérifier si le chapeau tenait encore au pied.
- C'est bien Anna, voilà délicatement, il faut en prendre soin, s'extasia-t-elle en la regardant de nouveau faire, avec un ravissant sourire.
Amandine fut rassurée et elles se dispersèrent, chacune d'un côté différent, à chercher les champignons entre les petits feuillages et au pied des arbres.
- Tu connais Pierre depuis longtemps ? demanda-t-elle en feintant un ton anodin.
- Oui, nous sommes des amis d'enfance. Au départ, j'étais dans un orphelinat mixte, puis je suis allée dans un établissement exclusivement pour fille, mais ça n'a pas duré longtemps, car personne ne voulait m'adopter à cause de mes cheveux roux, alors on m'a envoyé chez Madame Carousselle, qui prenait tous les enfants, filles et garçons, même si cet orphelinat avait moins d'argent. C'est là où j'ai rencontré Pierre, on a passé beaucoup de temps ensemble. Il arrivait à me comprendre quand je n'allais pas bien, il m'a beaucoup aidé. Et puis un jour, Oncle Brouke l'a adopté, il est parti travaillé dans une ferme et moi je suis restée.
- Oh c'est aussi un orphelin ! Ça me fait mal au cœur quand j'entends vos histoires. J'espère que la vie vous donne maintenant un lot de bonheur. Est-ce qu'il était heureux avec Monsieur Brouke ?
- Nous ne sommes pas malheureux. Même si je n'ai pas grandi comme tous les autres enfants entourés par une famille, je n'ai manqué de rien. Pierre a eu beaucoup de chance, car normalement les enfants qui travaillent dans les fermes sont mal traités et travaillent dur, mais Monsieur Brouke est un homme très gentil. Ils ont une relation père-fils. Parfois quand je voulais m'évader de l'orphelinat je passais du temps à la ferme des Moulins, Pierre m'apprenait à prendre soin des animaux, il adore les chevaux, c'est sa passion. On rigolait bien.
Anna trouva de nombreux champignons. Plus loin, Amandine se baissait près du sol, elle garnissait aussi généreusement son panier. Cependant, elle se dispersait, troublée par le beau visage de Pierre qui lui revenait en tête. Elle n'aurait jamais pu maintenir ce sujet de conversation face à face avec Anna. Ce béguin était difficile à avouer ! Mais l'envie de le connaître, de tout savoir sur lui, cette envie terrible qui labourait son ventre, la poussait à dépasser sa timidité.
- Vu que tu le connais bien, qu'est ce qu'il aime ?
Elle se crispa en attendant la réponse, certaine qu'Anna allait découvrir quelque chose, mais non, sa réponse fut banale.
- Les noisettes et les pots de crème au lait.
Anna ne se rendait vraiment pas compte de l'intérêt qu'Amandine portait envers son ami.
- Est-ce qu'il aime une fille en particulier ? Enfin, je veux dire.. hum.. peut être que si vous parlez bien ensemble, un jour il t'a raconté qu'il était amoureux..
Sa voix se brisa, ensevelie par un trop-plein d'émotion, et son visage devint rouge écarlate. De son côté, Anna s'exclama en trouvant un endroit rempli de champignons, puis elle reprit :
- Je ne sais pas Amandine, ce n'est pas un sujet qui m'intéresse alors je crois que l'on n'en a jamais parlé.
- Est-ce que tu penses que je peux lui plaire ?
- Ho oui ! Pierre est un grand sensible, il aime tout le monde !
- Je ne crois pas que tu comprends ce que je veux dire Anna, râla-t-elle.
Amandine se sentit seule face à elle même. Elle chuchota, l'air boudeur : « Elle le fait exprès, ce n'est pas possible ! Elle n'a jamais aimé quelqu'un ? Comment peut-on se montrer plus indifférent à l'amour ? C'est un escargot, voilà, Anna est asexuée, c'est un escargot ! »
Elles finirent par se rejoindre. Amandine avait du mal à partager le ravissant sourire d'Anna, heureuse de lui présenter son panier bien rempli.
- Tu as cueilli beaucoup de champignons ! Ils vont être contents en cuisine, nous avons fait du bon travail. Attend ! Celui-ci est un peu abîmé, il faut l'enlever.
Dans la vision d'Anna, il était tout à fait mangeable, mais elle le jeta pour lui faire plaisir.
Tout à coup, elles entendirent deux personnes avec un cheval traverser le chemin à l'orée du bois. Ils se rapprochaient confiants, sans se douter qu'ils n'étaient pas seuls. Leurs voix masculines se faisaient entendre. Amandine se sentit menacée et épousa de tout son corps le dos d'un arbre.
« Puis-je me permettre, monsieur, de vous demander si vous pensez toujours à elle ? »
Amandine muette, terrorisée, ouvrit grand la bouche en jetant un regard horrifié vers Anna. En quelques secondes, elles comprirent qu'il s'agissait de Georges et de son majordome.
- Anna, chuchota-t-elle en plaquant son panier contre son ventre, ne bouge surtout pas, il ne faut pas qu'ils nous surprennent, ils pourraient croire que nous épions leur conversation !
« Je n'éprouve ni antipathie, ni haine, ni sympathie. Anna ne me trouble pas du tout, elle a obtenu ce qu'elle désirait : une nuit ; prête à épouser la honte et l'infortune, mais beaucoup de pauvres gens y sont malheureusement déjà préparés. Elle ne m'a pas laissé d'impression particulière » répondit la voix de Georges avec dureté.
Lorsqu'Anna entendit son prénom, tout son corps se raidit et s'ancra fermement au sol. Elle serra sa main sur l'anse du panier. Un long silence glacial souffla comme une tempête dans son esprit. Il ouvrait et claquait des portes sur des pensées féroces qui assaillaient l'ennemi. Dans le creux de son ventre, une force se souleva avec la puissance d'un bataillon. Offensée par son abandon lors de sa punition, par son attitude froide et cruelle, par tous ses mots incisifs, elle ne pouvait plus tolérer la place privilégiée qu'il avait prise en elle contre son gré.
« Ah ! reprit-il. Et qui réclamerait la compagnie fugitive d'une fille nourrie par la baise ? Vu à la vitesse avec laquelle elle s'est dépucelée et de manière inconsciente, je ne doute pas un instant que tous les hommes lui sont passés dessus. »
Les yeux lui sortirent des orbites. Son sang ne fit qu'un tour. Amandine la vit foncer droit devant comme une furieuse, soulevant bruyamment les feuilles mortes dans son passage.
- Anna qu'est ce que tu fais ? Anna, arrête-toi ! dit-elle d'une voix étouffée par l'angoisse.
Mais rien ne pouvait l'arrêter. Elle ramassa un gros marron qu'elle serra fort dans son poing. Juste avant de commettre l'irréparable, elle savoura le jeu de la destinée. Cette main ! Oui, cette main, autrefois meurtrie par la noble chaussure sadique de Monsieur, était sur le point de rendre justice ! Elle l'avait toujours dit, un jour, elle prendrait sa revanche !
Anna tourna son bras en l'air pour faire voler le marron avec le plus de force possible. Elle distinguait parfaitement Georges entre quelques feuillages. Il était debout aux côtés d'Olympe et de son majordome. Elle n'hésita pas une seule seconde, et lança son projectile.
Le marron cogna violemment le visage de Georges dans un bruit sourd.
Amandine poussa un cri d'horreur :
- Annaaaaaaa !
Ni une ni deux, Georges s'élança dans les bois à leur trousse, et elles se mirent à courir comme des animaux en proie à un prédateur. Anna détala si vite que tous les champignons volèrent un à un du panier. Sans le moindre scrupule, ils s'écrasèrent sur le sol, abandonnés à leur triste sort.
Elles passaient entre des arbres, tournaient de manière abrupte et reprenaient leur course effrénée.
Mais Amandine s'essouffla rapidement, elle n'arrivait pas à suivre la même cadence que son amie. Elle s'emmêla les pieds dans des ronces et poussa un cri. Anna l'avait déjà devancée, lorsqu'elle se retourna, Amandine lui cria : « Cours ! », puis elle sauta dans un grand buisson pour se cacher.
Elle avait raison, c'était trop tard, Anna ne pouvait plus faire demi-tour ! Elle s'enfonça dans les bois, sans savoir où elle allait, avec pour seule boussole la peur de se faire rattraper par Georges. Il était encore derrière elle. Vite, elle ne pouvait pas ralentir le rythme ! Son corps agile se baissait rapidement sous les branches et se tordait pour se faufiler dans des feuillus, mais ce n'était pas le même décor que les rues étroites de Sarville ! Elle n'avait pas ses repères !
La respiration haletante, ses jambes tremblaient sous l'effort trop intense. Épuisée, mais le moral invaincu, elle ne voulait surtout pas laisser Georges l'attraper. Alors elle redoubla d'efforts et courut encore et encore. Son corps la suppliait d'arrêter, mais sa volonté s'obstinait. Les bras repliés devant son visage, elle força des passages dans des branchages épineux. La voix de Georges poussait des jurons derrière elle. Il devait être fou furieux. Jamais il ne l'aura ! Jamais !
Mais en une seconde, tout bascula. Anna déboula une pente abrupte sans pouvoir freiner sa chute, ses pieds glissèrent sur le tapis de feuilles et son corps fut projeté en avant. Lorsqu'elle aperçut la cavité souterraine, son cœur s'arrêta d'un coup, surpris par cette vision morbide. « Ho non ! » lâcha-t-elle sans en avoir conscience. Elle s'élança malgré elle dans le vide.
Tout était fini ? Brusquement ? Était-ce le point final de ce parcours étourdissant pour fuir Georges ?
Non. Une main ferme lui empoigna le bras. Georges eut toute la peine du monde à la soulever, ses genoux plièrent pour la hisser jusqu'à la terre et en la remontant, il s'affala sur le sol à ses côtés.
La respiration saccadée, ils se regardèrent sans pouvoir dire un mot. Le temps s'arrêta quelques instants et leur offrit un rare moment d'intimité. À travers leurs yeux, ils se rencontrèrent à nouveau. Georges se rappela le corps nu et sensuel d'Anna, allongé à ses côtés dans le lit à l'auberge. Un troublant désir s'anima dans le creux de son ventre, il aurait préféré ne rien ressentir. Face à lui, son visage lui semblait étrangement familier, comme si leurs âmes s'étaient déjà promis fidélité, malgré les insupportables nuisances de leurs caractères.
Pourtant, si un jour, il avait été aimé, il s'en souviendrait..
La présence d'une reconnaissance sincère d'être sauvée brillait d'un éclat vif dans les yeux d'Anna ; un doux sourire flottait sur ses lèvres. Son visage rayonnant, privé de nuages de colère, reflétait la clarté du ciel. Cette vision sembla produire en lui un court instant de bonheur. Tous leurs différends s'éclipsaient. Adieu le titre, la renommée, la richesse, le milieu social. Adieu, le passé sombre et pesant, la philosophie dure qui régissait sa vie. Pourvu que le charme continuât et durât toujours.
Georges se leva d'un bond, et épousseta ses vêtements salis par la poussière, les petites herbes et les feuilles mortes. Anna se redressa sur les coudes pour mieux l'observer.
- Ma parole, Anna, tu es complètement folle ! rugit-il.
Elle se rendit compte qu'il ne parlait pas du bleu qu'il avait sur la tempe, mais de son plongeon dans le vide.
- J'étais simplement sortie respirer l'air pur et cueillir des champignons.
- Cesse d'errer dans les campagnes, même un aveugle n'aurait pas roulé dans le précipice ! Je ne veux plus jamais te sauver, tu m'entends ?
- C'est de ta faute tout ça ! dit-elle en le pointant du doigt. Si tu ne m'avais pas couru après je ne serais pas tombée !
- Et dis-moi quelle est la raison qui m'a poussé à te poursuivre ? demanda-t-il en tapotant sa blessure à la tempe avec l'index.
Au lieu d'avouer, Anna préféra se justifier :
- Parce que tu as dit que..
Les mots n'arrivèrent pas à sortir. Son corps alourdi par la fatigue ne la soutenait plus, elle s'affala sur le sol, la tête dans un nid de feuilles et de mousses.
- Que ? insista-t-il en la défiant du regard.
Lui, debout, la dominait de sa hauteur. Elle, allongée, lasse, n'était pas du tout sensible à ce petit jeu.
- Rien. Laisse tomber. J'en ai marre de me disputer avec toi. Je ne suis peut-être qu'un grain de poussière dans ton monde, mais mon monde à moi est plus petit, alors, même un grain de rien du tout, je le vois et j'en prends soin. C'est pour cette raison que je t'ai donné plus d'importance que tu m'en as donnée. J'ai sincèrement pensé que l'on deviendrait des amis.
Georges cacha son malaise en boutonnant sa manche de chemise.
- Je n'ai rien à t'apporter, j'en suis désolé.
- Qu'est-ce qui te fait dire ça ? demanda-t-elle en tournant la tête vers lui.
Pour la première fois, elle aperçut une faiblesse trahir son regard dur. Très vite, il se reprit :
- L'imagination endort de nombreux esprits. Je ne suis pas un rêveur, Anna. La distance qui existe entre les autres et moi me rappelle où se situe ma place. Je ne peux pas jouir des plaisirs de la vie par le fait que j'ai des responsabilités à tenir. Je ne me plains pas de mon sort. Il est entendu et respecté. Si j'ai envie de m'évader, quelques célèbres poètes comme Virgile et Homère peuvent me ravir un instant. Pas besoin de trop en faire sur ce sujet.
- Pourtant la vie est le poème suprême.
Sa mâchoire se verrouilla et il lui lança un regard insensible.
- Je n'ai pas besoin de ton amitié, Anna.
Elle sourit. Le visage légèrement incliné vers lui, les mèches rougies de ses cheveux dénoués s'étalaient sur la terre. Il la contempla. Une beauté ravissante était sous ses yeux, libre et naturelle. Il repoussa sévèrement cet avant-gout du charme de l'amour et souhaita partir le plus vite possible. Elle avait eu l'audace de s'insinuer dans sa vie, de rendre sa solitude un peu plus pénible et douloureuse.
Il lui jeta un regard tranchant pour lui priver l'envie de parler davantage.
- Sais-tu écrire ?
La question la ravit. Elle se redressa sur les coudes, les poumons gonflés par sa plus grande fierté.
- Oui, j'ai appris à lire et à écrire depuis que j'ai l'âge de huit ans. J'étais une des seules enfants à l'orphelinat à avoir cette habileté. Madame Carousselle m'a souvent dit que mes parents devaient me lire des histoires dans le berceau pour hériter de cette facilité. Cette version de mon enfance m'a toujours plu, je me laisse imaginer souvent que mes parents étaient des personnes bien.
Georges parut insensible à son histoire.
- Dans ce cas, je souhaite que tu me présentes tes excuses par écrit.
Anna demeura immobile et le fusilla du regard. « Espèce de merdeux, grogna-t-elle intérieurement. Et que je te fasse des excuses ? »
- Bien. Je te quitte, dit-il en s'inclinant légèrement.
Elle le regarda s'éloigner un court instant, puis se laissa retomber au sol. Le regard perdu dans le ciel couvert de branches et d'oiseaux qui vagabondaient de-ci de-là, elle s'entendit rire à l'intérieur d'elle même. Il venait de la quitter avec une courtoisie ancienne, austère, étriquée de bonne famille. Ce petit geste était incroyable. Irréaliste. Voilà que l'on faisait des manières devant une pauvre vendeuse de journaux ! Halala, Georges était un génie antipathique..
★
Anna écrivait sa lettre d'excuse avec une concentration digne d'un grand écrivain. Amandine et Géraldine qui l'observaient depuis quelques minutes dans le silence n'osaient pas faire de bruit en rangeant leurs vêtements dans l'armoire.
Tout à coup, Paulette entra avec une corbeille vide à la main.
- Les filles c'est le moment d'aller porter votre linge à la blanchisserie ! tonna sa voix forte. Elles ne vont pas attendre les retardataires, si vous n'y allez pas maintenant, il faudra amener vos vêtements sales la semaine prochaine, et bonjour les odeurs !
- Chuuuuut ! fit Amandine avec un doigt sur la bouche. Anna est en train d'écrire une lettre importante.
Paulette jeta simplement un coup d'œil vers le bureau et la vit assise, enveloppée dans un nuage imaginaire d'inspiration. Parfois, un petit rire s'échappait de sa bouche.
- On dirait une sorcière, chuchota-t-elle.
Amandine pouffa dans sa main : « Oui, elle rit toute seule depuis toute à l'heure ».
- Et qu'est ce que c'est que ça ? demanda Paulette en soulevant une robe pleine de boue qui formait une petite pyramide toute dure.
- C'est la robe d'Anna. On a eu quelques péripéties cet après-midi.
- Ohé, Anna, si tu rates tous les rendez-vous pour laver ton linge, ta robe pleine de boue tu ne pourras plus la mettre. La semaine dernière, tu n'as pas apporté tes vêtements, je ne crois pas que cette fois-ci, tu passeras inaperçue, habillée en dame nature.
Il n'y eut pas de réponse. Géraldine grimaça et fit un signe de la main pour dire qu'elle allait l'apporter à sa place.
- Qu'est-ce qui s'est passé ? demanda Paulette.
Amandine qui ne pouvait plus se contenir une seconde de plus raconta toute l'histoire. Elle poussait des cris, mimait Georges qui courrait derrière Anna et leur chevauchée à travers les bois.
Elles rirent de bon cœur.
- Par contre, j'ai bien peur que nous soyons punies, car nous n'avons pas ramené de champignons. Un seul a survécu dans mon panier, ceux d'Anna sont restés écrasés sur le sol.
Même si Géraldine ne pouvait pas parler, quelques petits sons rieurs sortirent du fond de sa gorge.
- Tu ne regrettes rien ? demanda Paulette ravie de voir Amandine l'âme plus hardie qu'à l'accoutumée.
- Oh ça, non !
- J'ai fini ! s'écria Anna d'un air triomphant.
Elle souleva le courrier et le fit tourner au-dessus de sa tête.
Toutes ses colocataires se réunirent auprès d'elle.
- Ma lettre d'excuse est prête, ricana Anna.
Géraldine se pencha sur les quelques mots bien écrits sur l'enveloppe. L'encre se mariait parfaitement avec le papier. Un sourire envieux, à demi avoué, passa sur son visage.
- Tu aimerais apprendre à écrire Géraldine ? Je peux te donner quelques leçons si tu veux.
Sa première réaction timide cacha son enthousiasme. Elle agita les doigts pour lui dire : « Ne te donne pas cette peine ».
- C'est une excellente idée, enchérit Paulette. Anna pourra te lire et nous serons capables de communiquer avec toi !
- Allez, dis oui ! clamèrent-elles en chœur.
Finalement, Géraldine acquiesça avec les yeux pétillants de joie.
Tandis qu'elles l'encourageaient soulevées par les émotions du bonheur, Anna la prit dans ses bras et l'embrassa sur la joue.
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