Chapitre 13 : M comme Monseuil

Anna n'arrêtait pas de loucher sur ses nouvelles chaussures en cuir noir, propres et cirées alors qu'elle savait qu'il fallait qu'elle se redresse pour être parfaitement alignée avec ses camarades. Elle était si loin de l'orpheline sale qui vendait les journaux à la première heure du jour ! Oh si Madame Carousselle la voyait avec son uniforme bleu-marine et sa broderie coquette sur le devant de la poitrine ! Elle dirait : « Anna comme tu as réussi, je suis fière de toi ! Tout l'orphelinat t'attend ! »

Son cœur se serra en repensant à ses petits chéris qui devaient attendre qu'elle rentre les cajoler. Elle leur avait promis de revenir et elle reviendrait.

Ce soir, elle était « la bonne à tout faire » et demain peut être qu'elle se retrouverait dans la chambre de Nicolas. Anna n'attachait pas plus d'importance à un rôle qu'à un autre.

Elle se comportait comme une sage domestique, droite et silencieuse, car c'était comme cela que toutes les filles se tenaient, en ligne, dos aux murs et aux grandes fenêtres aussi hautes que des arbres. On avait remis à Anna - qui ne savait pour quelle raison puisqu'elle était venue seulement pour observer - un plateau en argent qui contenait des serviettes de table supplémentaires. À sa droite, une fille regardait droit devant elle sans ciller des yeux, et à sa gauche, avec un léger sourire supérieur se tenait Capucine.

Le dîner avait commencé. Il y avait Nicolas de Monseuil face à son épouse et une jeune femme, pétillante qui animait les conversations sans se fatiguer d'avoir des interlocuteurs peu loquaces. Elle racontait son voyage à Londres et son corps contenait difficilement la joie que ses souvenirs lui procuraient.

- Je veux retourner à Londres, j'ai adoré !

- Il faudrait que Georges soit d'accord, dit Madame de Monseuil en posant délicatement le couvert après avoir fini sa bouchée.

- Mais Georges ne sera jamais d'accord ! Je suis partie à Londres parce que je l'ai accompagné à un de ces voyages d'affaires. J'ai pu rester et séjourner chez notre Oncle grâce à Claudine, sa fille qui allait se marier avec Lord Waxon, un riche entrepreneur que Georges connait très bien puisque c'est un de ses actionnaires. Étant donné que Georges déteste les mariages, comme tout ce qui peut rimer avec amour et amusement, j'ai assisté au mariage pour montrer aux yeux de tous qu'un membre des Monseuil félicite l'union ravissante des deux époux. Ce n'était que pour nourrir ses propres intérêts !

- Allons, Marie, si votre frère vous entendait..

- Je sais très bien quel genre d'homme est mon frère, rétorqua Marie visiblement vexée de ne pas être soutenue par Éléonore. Je ne l'ai pas vu sourire depuis onze ans. On dit que l'espérance de vie d'un papillon est d'une journée, heureusement que le Seigneur nous accorde plus de temps sinon Georges serait rapidement passé à côté de sa vie.

- Tout ce qu'il fait est pour le bien de la famille, reprit Éléonore. Il a des épaules solides pour porter la fortune et l'héritage de feu votre père.

Marie lui lança un regard noir.

- Il est intransigeant et rigide. Tout doit se passer comme il a décidé. Personne n'ose aller contre sa volonté et il nous maintient tous dans sa main. Est-ce que Nicolas a le droit de faire quelque chose ?

Madame de Monseuil toussa pour marquer sa gêne et lui fit signe de se calmer. Anna remarqua qu'une des domestiques accourut lui remplir un verre d'eau et retourna se ranger à côté de Capucine avec la carafe à la main.

- Vous êtes encore jeune, en prenant de l'âge vous le comprendrez mieux, ajouta Éléonore avec un gentil sourire pour la détendre et surtout clore la conversation, car Nicolas n'avait pas levé la tête de son assiette depuis le début de la conversation. Avez-vous vu un membre de la famille Vermeil ?

Marie fouilla dans son assiette avec sa cuillère, très déçue que personne ne remette en question l'autorité de son frère.

- Oui. Il y avait Thomas et ses sœurs. Ils sont tous très gentils. Je me demande comment ils arrivent à bien s'entendre avec Georges. Enfin si, c'est parce que la famille Vermeil est la première famille la plus riche de la région et nous sommes seulement la deuxième. Peut être que Georges..

- Ils se connaissent depuis l'âge de la petite enfance, Marie !

- Je ne sais pas si cet argument pèse dans la balance pour mon frère.

- J'aimerais beaucoup les revoir.

- Moi aussi ! Nous pourrions les inviter ? s'emballa Marie avec une pointe d'excitation.

Anna remarqua que l'expression de Nicolas ne changeait pas. Toujours hagard, les yeux rivés sur son assiette, n'ayant pas l'air de voir ceux qui l'entouraient. Sa grande solitude frappa le cœur d'Anna qui se remémora une nouvelle fois le visage triste qu'elle avait découvert lors de sa première entrevue. Elle soupira intérieurement : « Pauvre de lui, quelle vie..»

Elle fut ramenée à l'instant présent, car le plateau en argent qu'elle portait depuis quarante minutes devenait lourd et ses bras commençaient à faiblir. Elle essaya de rouler des épaules pour se détendre, mais Capucine la surprit et discrètement lui donna un coup de coude dans les côtes.

Anna serra les dents et jura contre la malchance d'être à ses côtés. Sans le moindre doute, elle attendait le faux pas pour tout rapporter à Madame de Monseuil. Heureusement qu'elle devait juste observer le déroulement du dîner !

Afin de s'évader de son supplice, elle continua de suivre la discussion des Monseuil, mais celle-ci s'interrompit d'un seul coup : un valet ouvrit les portes du salon. Il annonça d'une voix douce :

- Monsieur, Mesdames, Georges de Monseuil est arrivé et vous prie de l'excuser de son retard.

Ni une ni deux, toute la tablée se leva en silence. Plus un mot sortit de leurs bouches. Même Marie qui tenait des propos vifs contre son frère, se redressa et dissimula ses sourires sous une façade sobre.

Anna sentit une grande vague de froid passer dans la ligne des domestiques. Tandis que les filles à gauche de Capucine se figèrent, d'autres s'agitèrent pour poser assiettes et couverts. En une minute toute la table fut de nouveau apprêtée. Des coupes de fruits, de pain et des plateaux à tarte furent déposés avec soin. Tout cela pour un seul homme ! Anna n'en croyait pas ses yeux. Il y avait de quoi nourrir tout son orphelinat !

Les têtes étaient rivées sur les portes ouvertes et l'entrée encore vide. Nicolas passait ses mains sur son visage à plusieurs reprises pour calmer une forte angoisse. Anna vit son épouse lui glisser quelques mots réconfortants : « Tout se passera bien ».

Et il arriva..

Sa carrure forte et bien droite se démarqua immédiatement dans le cadre de la porte. Toute la pièce se chargea de sa présence sombre et du respect qu'il imposait. On reconnaissait à sa démarche volontaire, toute sa puissance.

Au fur et à mesure qu'il regagnait la tablée, Anna sentit le sol se dérober sous ses pieds. Ses yeux le fixaient, sous le choc. Elle était tétanisée comme s'il s'agissait de l'apparition d'un mort vivant. Ce n'était pas possible ! Et pourtant, quelle évidence ! Georges était le frère jumeau de Nicolas ! Et Georges était.. oh non elle ne pouvait se résoudre à le dire ! Bon Dieu, mais si.. Georges était le mystérieux homme de l'auberge !

Il avait les cheveux noirs détachés, plus courts que ceux de Nicolas et son visage affichait naturellement un air grave. L'âme qui habitait ce corps pesait beaucoup plus lourd que celle de son frère. Par ailleurs, il était bâti en conséquence, car il n'avait rien d'une silhouette frêle et fragile.

Une flopée de souvenirs envahit Anna et ses joues prirent violemment une teinte rouge-cramoisi. Elle avait posé ses lèvres sur les siennes, embrassé sa joue parsemée de crins de beauté et caressé toutes les zones de son corps avec ses mains encore innocentes. Ses doigts s'étaient faufilés dans ses cheveux en bataille pour les recoiffer, ce qui avait eu pour effet de ralentir ses mouvements, il l'avait regardé avec une douceur inexpliquée et lui avait souri.

Pourtant, pendant le dîner elle l'entendait parler d'un ton sec et autoritaire. Il n'était que l'homme obscur et froid qui transformait l'atmosphère entière du salon en un air irrespirable.

Elle ne put suivre aucune de leur conversation tellement son esprit s'engouffrait toujours un peu plus loin dans les souvenirs de sa première nuit. Son cœur ne cessait de battre à tout rompre, la suppliant de quitter la pièce en courant. Mais cela était impossible et elle pria qu'il ne la remarque pas. « Je peux endurer encore une heure à tenir ce foutu plateau, mais faites qu'il ne me voit pas ! »

Un coup de coude la fit sortir de ses pensées. Anna se retourna vers sa voisine de droite.

- Il faut apporter de l'eau à Georges de Monseuil, chuchota-t-elle dans la plus grande discrétion.

- Quoi ? Quel est le rapport avec moi ? fit Anna le souffle coupé.

- Tu vas y aller parce que personne ne veut le servir, reprit Capucine à sa gauche entre ses dents serrés, toujours droite sans bouger.

Anna comprit aisément que toutes les filles avaient PEUR de l'approcher et celle qui était désignée risquait gros. Ha non, elle n'irait pas ! Tout, mais pas ça ! Elle quitta sa position dans le rang et fit face à Capucine.

- Je tiens le plateau avec les serviettes, lâcha-t-elle à voix basse, mais dont le ton s'emportait.

Capucine le lui arracha et le fit passer à sa camarade. Puis, elle s'empara de la carafe que tenait sa voisine pour la remettre dans ses mains.

- Voilà, maintenant tu es prête !

Les mains d'Anna se mirent à trembler d'énervement. En une seconde, elle s'imagina lui verser l'eau de la cruche sur la tête, mais elle se retint, ce qui fut un exploit.

Capucine qui ne voulait pas assister à une scène qui puisse lui attirer l'attention, la poussa délicatement.

- Allez, Monsieur de Monseuil va mourir de soif par ta faute, chuchota-t-elle sans la regarder, mais en fixant un point en face d'elle.

Anna était trop sortie du rang pour faire demi-tour et lorsqu'elle se retourna elle croisa rapidement le regard de Madame de Monseuil. Un regard furtif, mais qui lui montrait qu'elle dérangeait. Son corps se raidit et l'idée de mettre à terre Capucine en la prenant par les cheveux faisait bondir son sang dans ses veines.

Elle sentait ses jambes s'alourdirent à chacun de ses pas qui le rapprochait de Georges. Il ne l'avait pas remarqué. Évidemment, ce n'était qu'une domestique ! Assis, en face de sa sœur, il semblait discuter de Londres.

« Parfait, se dit Anna. Il est occupé à parler, je vais lui remplir son verre et on n'en parlera plus. J'ai déjà servi des verres d'eau dans ma vie quand même, je n'ai pas besoin d'avoir une bonne éducation pour savoir faire ça ! »

Le souci de taille c'est qu'elle n'arrivait pas à calmer ses mains qui tremblaient, en proie à la tempête colérique du à son envie dérangeante de sauter sur Capucine, et à sa pulsion de courir le plus rapidement possible loin de Georges.

Anna se glissa entre les deux frères et remarqua que l'espace pour le servir était très étroit. Elle devait faire quoi au juste ? Prendre le verre et le remplir à l'extérieur de la table ? Le servir directement près de l'assiette ? Mais si elle faisait de cette manière, son bras allait gêner Georges pendant qu'il mange ! « Oh puis mince, ils font beaucoup trop de manières ces riches ! » grogna Anna intérieurement.

Elle se résolut à être naturelle et au moment où son bras assuré apparut au milieu de l'assiette de Georges, celui-ci ne pouvant plus se servir, leva la tête vers elle.

Il la reconnut aussitôt. Anna sentit son regard la transpercer, elle n'osait surtout pas se tourner vers lui et sa main trembla comme une feuille. Puis, il le fallut : elle plongea son regard dans le sien, elle retrouva ses iris sombres et mystérieux. Son visage n'était qu'à quelques centimètres. Sans même qu'elle s'en rende compte, elle lui sourit. En fait, elle se sentit heureuse de le retrouver.

Seulement l'eau continuait de couler et Georges attrapa fermement son poignet pour la stopper, car toute la nappe s'imbibait. Tandis qu'une domestique apporta des linges pour éponger la table, George ne décrochait pas son regard sévère d'Anna et la tenait toujours.

- Arrête ! Ne lui fait pas de mal ! s'interposa Marie. Je n'ai jamais vu cette domestique, elle doit être nouvelle !

- Oui, enchérit Éléonore, elle n'a pas encore ses repères dans notre demeure, cette pauvrette a dû se sentir troublée par votre présence !

Avec une extrême lenteur, il desserra son emprise et laissa Anna rejoindre son rang près des autres domestiques.

- Elle ne s'est pas excusée, lâcha-t-il en reprenant son repas.

- Les erreurs sont humaines, dit Marie, j'aurais fait pareil ! Et puis, elle a dû avoir trop peur pour parler.

- Hum, j'en doute.

Tous les membres de la famille de Monseuil venaient de quitter le salon et Anna se sentait épuisée. Elle regardait ses camarades débarrasser la table et remettre de l'ordre avec dynamisme. Elle sortit et se laissa descendre les escaliers la tête vide, avec une envie de prendre l'air. Juste avant de franchir le seuil pour aller dehors, une main ferme l'empoigna et la força à se retourner. C'était George.

- Vous, ici !

Anna serra la mâchoire face à son attitude dominante, remplie de mépris.

- Je me doutais bien que vous n'étiez pas une innocente !

Il eut un petit rire sadique et balaya rapidement ses cheveux sombres qui lui tombaient dans les yeux.

- Tu te trompes, dit Anna sur un ton banal, je n'avais pas l'intention de te croiser sur mon lieu de travail. Tu aurais pu me dire que tu étais un Monseuil. Ça me fait une belle jambe, tu sais.

Il devenait fou de rage et Anna se demanda s'il n'allait pas lui sauter au cou.

- Comment oses-tu me tutoyer ! Sais-tu qui je suis ?

- Parce que je devrais vouvoyer l'homme avec qui j'ai passé ma première nuit peut-être ?

Georges ouvrit une bouche hideuse, qui s'apprêtait à la nuire, mais il fut tellement choqué que les mots s'étranglèrent dans sa gorge.

- Retire tout de suite ce que tu viens de dire où je t'étouffe avec ma main.

- Rassure-toi, je n'ai pas l'envie d'en parler à tout le monde. J'ai moi aussi honte d'être tombée sur toi.

- Comment pourrais-tu avoir honte ? Beaucoup de femmes rêveraient d'être à ta place. Fais tu semblant ou ne le réalises tu pas ?

Anna prit le masque de l'indifférence et leva les yeux au ciel.

- Il n'y a rien à dire sur nous deux, la menaça-t-il. De plus, je suis grandement désolé d'être aussi sincère, mais cette nuit a été la plus insignifiante et médiocre que je n'ai jamais passé.

Anna sentit une aiguille piquer son cœur. Elle serra la mâchoire et absorba sa critique. De toute façon, elle ne savait pas faire l'amour, si c'était un art romantique ou réservé aux amoureux, elle ne pouvait qu'être une ignorante. Elle avait dû être nulle. Tant pis. Ne lui avait on pas déjà répété qu'elle était Anna la fille aveugle, dépourvu d'émotion amoureuse ? Elle le regarda avec des yeux qui ne cachaient pas son indifférence.

- Il fallait faire comme moi, tu aurais dû penser à autre chose.

- Pardon ? Tu.. Tu as réellement pensé à autre chose ?

Elle haussa les épaules.

- Évidemment. J'ai pensé à mon ami Pierre qui devait me chercher le lendemain, ma dernière journée à la ferme, le petit repas que j'allais manger, les délicieuses pommes du verger..

- Arrête !

- Lâche-moi maintenant.

Elle se dégagea de son emprise en un mouvement sec et partit.

- Anna ! tonna-t-il si fort que tout le domaine aurait pu l'entendre.

Au fur et à mesure qu'elle s'éloignait de lui, elle se sentit pour la première fois un brin hypocrite. En fait, elle avait aimé sa première nuit avec lui, mais pour rien au monde elle ne lui aurait donné raison.

Anna était allongée dans le lit à côté d'Amandine.

Géraldine sa troisième colocataire était en effet très discrète, elle ne s'était pas levée du lit une seule fois pour la saluer. « Elle doit avoir peur parce qu'elle ne te connait pas, l'avait averti Amandine, laisse lui du temps. » Paulette s'était couchée une heure plus tôt, après s'être exclamée : « Incroyable, Georges de Monseuil est revenu ! C'est parti pour remettre de l'ordre ! Tu vas voir que demain toutes les filles seront levées à cinq heures ! Je pensais qu'il était parti vivre à l'étranger ! Tu le savais, toi Amandine ? » «Oui, avait-elle répondu, il ne vit pas dans cette demeure de toute façon, il habite dans l'ancien manoir de son père, ce n'est pas très loin d'ici. »

- Est-ce que tu as un rêve, Anna ? demanda Amandine doucement dans la pénombre.

Anna fixa le mur et son cœur se souleva.

- Oui. J'aimerais retrouver mon frère. Il est ce que j'ai de plus cher au monde. Quand on perd un membre de sa famille, mais que l'on ne se souvient de rien ça laisse un chagrin, mais ce n'est pas le même quand on a connu la personne. J'avais sept ans quand mon frère m'a quitté.

- Il a été adopté ?

- J'imagine. Au début, on l'a placé dans un orphelinat spécialement pour garçon et je suis allée de mon côté dans un pour les filles. Ensuite, il n'y avait plus de place et comme j'avais les cheveux roux et qu'on disait que je ne me ferais pas adoptée, on m'a placé dans un établissement mixte. C'est comme ça que j'ai passé toute mon enfance à Sarville avec madame Carousselle.

- Comment s'appelait ton frère ?

- Thomas.

- Et comment vas-tu faire pour le retrouver ?

Anna sortit discrètement la montre en or massif qui était cachée sous son oreiller. Elle plongea son regard dans le cadran. Avec l'obscurité, elle avait du mal à voir la gravure : M. C'était donc le M de Monseuil..

- Je trouverai un moyen. 

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