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C'était une nuit sombre et orageuse. Sauf qu'il faisait jour et que c'était la canicule. Et surtout qu'il n'y avait pas le moindre nuage en vue.
Dans les locaux de la Gazette de la Naine Rousse (1), le silence était si pesant, que l'on pouvait entendre voler les dragon-mouches. Trois d'entre elles me tournaient autour, tentant de trouver une ouverture dans le baril de rhum qui me faisait office de table de travail. La bourdonnante mélodie des insectes n'était troublée que par Aryella Tombale, la rédactrice en chef, ex-sirène de son état, dont les vociférations nous parvenaient par intermittence depuis son bureau. Faire tourner une gazette alors que toute son équipe est malade, cela ne doit pas être évident. Étrangement, nous, les stagiaires, semblions épargnés par l'épidémie de magico-entérite qui faisait rage à Oniyoud City. En tant que seuls rescapés de la rédaction nous faisions tout notre possible pour éviter de nous attirer les foudres d'Aryella.
Alors que je peinais à boucler mon article pour la rubrique Faune et Flore (en même temps, les chauves-fourmis à plumes vertes, ça n'a jamais été ma passion...), une femme entre à la rédaction et nous demande de la conduire au bureau d'Aryella.
Les regards de tous mes collègues convergent vers moi.
— À toi l'honneur, Chaïna, me lance Minerva, la stagiaire de la chronique des sabots (je parle des chaussures, pas des pieds de cheval. Cela dit, ce type de chaussure a tellement de succès en ce moment, qu'écrire sur les décorations des pieds de cheval lui assurerait peut-être un lectorat plus important).
— Oui, honneur à la petite nouvelle ! renchérit Dardargent, l'assistant de la rédactrice maquillage.
— Ça fait trois mois que vous me ressortez la même excuse, soupiré-je. Pendant combien de temps comptez-vous m'appeler la petite nouvelle ?
Les stagiaires se contentent de hausser les épaules ou de me sourire en coin. Quand je pense que Dardargent est stagiaire depuis huit ans, je me dis que je n'ai pas fini de me faire appeler « la petite nouvelle ». Jurant de me venger d'eux, je me résigne à accompagner la femme et lui enjoins à me suivre à travers les barils de rhum. Dans le couloir, je la laisse passer devant moi et j'observe son cou gracile où flottent de fins cheveux bruns échappés d'un chignon élégant. J'ai l'impression d'avoir déjà vu cette femme. Sans doute était-elle mannequin la semaine dernière lors de la séance de gravure des pages robes et corsets ?
Arrivées devant le bureau d'Aryella, je toque doucement contre le bois ouvragé et attends. Un certains temps. La porte s'ouvre en trombe alors que mon poing, à mi-chemin, s'apprêtait à frapper une seconde fois.
— Ah ! Chacha, tu tombes bien, ma chérie ! Je cherchais justement quelqu'un pour m'accompagner, s'exclame la chef en me tirant dans son bureau.
— Ha ? Heu d'accord. Mais il y a quelqu'un qui souhaite vous... voir, bredouillé-je tandis qu'Aryella claque la porte au nez de la visiteuse qu'elle n'a même pas remarqué.
— Oh, je sais, il y a toujours quelqu'un qui veut me voir !
Les mains sur les hanches, Aryella relève le menton afin de m'offrir son plus beau profil. Même sans bouger, on dirait qu'elle ondule. Ma responsable, c'est le type de personne que je qualifierait d'ondulante par excellence. Tout ondule chez elle. Sa chevelure blonde évanescente, sa robe nacrée aux reflets ondoyants, son déhanché mouvant, sa voix captivante, sa bonne humeur fluctuante. Et ai-je mentionné ses courbes, ma foi, fort ondulantes ? Elle a dû en faire chavirer des navires pendant sa carrière de sirène dans les mers des Cocoribes.
— Chacha, ma chérie, tu n'es pas sans savoir que la remise des diplômes des mages aura lieu dans trois semaines à l'Université de l'Infini, n'est-ce pas ?
— Ah oui, déjà ? fais-je pour masquer mon ignorance.
— Tu veux dire « enfin » ?!
— Oui, je... confonds souvent les deux...
Pour pouvoir devenir mage et avoir l'autorisation d'utiliser la magie, les étudiants de l'Université de l'Infini (UI) suivent de formation de dix ans. Après les cinq premières années, les étudiants ont acquis assez de connaissances pour donner des cours de TD (Travaux Dangereux) à leur cadets. Cela consiste à animer des cours pratiques où le professeur est la cible des sorts des apprentis. S'ils survivent à cinq années de TD et réussissent les examens, les étudiants obtiennent enfin leur diplôme. Cependant, la remise n'a lieu qu'une fois tous les cinq ans. Ainsi, à la même période, les élèves de dixième année obtiennent leur diplômes, ceux de cinquième année remplacent ceux de la dixième et la rentrée des classes accueille les nouveaux élèves de première année. C'est alors l'occasion de festivités grandioses auxquelles tout un chacun rêve de participer un jour. Je ne m'étais pas rendu compte que ça allait tomber cette année. Je dois l'avouer, c'est un peu bête pour quelqu'un qui rêve de travailler pour la rubrique mondaine... Mais pour ma défense, les mages ne sont mondains qu'une fois tous les cinq ans, alors bon.
— Bref, repris Aryella pendant que je comptais que j'avais dix-sept ans lors de la dernière remise de diplôme, figure-toi que je viens d'apprendre que Son Altesse Ellemème, Elle-même, y fera une apparition ! À ce qu'il parait, elle a commandé Sa robe chez Givrenfriche, mais à mon avis, rien n'est sûr de ce côté-là. Par contre, ce qui est certain, c'est qu'Elle veut une robe en peau de Dragon. Et qui élève des dragons pour en vendre la peau ?
— Quelqu'un d'assez fou pour risquer la sienne... ? dis-je dans ma barbe.
— Exactement ! Les mages seront les fournisseurs officiels ! Et qui est-ce qui a obtenu des laisser-passer pour faire un reportage à l'Université de l'Infini où se trouvent tous les mages ?
— Heu... Vous ?
— Oui !!!!
Aryella frétille de plaisir. C'est tout pareil que lorsqu'elle ondule, sauf que ça donne encore plus le mal de mer.
— Tu m'accompagneras pour prendre des notes pendant que j'interrogerai les mages prestigieux. Et puis tu pourras aller voir les dragons en chair et en os. Cela sera l'occasion d'écrire un article sen-sa-tion-nel pour ta rubrique Faune et Flore.
— Ahem... Justement en parlant de cette rubrique...
— Allons, cours chez toi pour te changer ! Nous avons rendez-vous dans deux heures et je suis sûre que tu souhaites être présentable pour discuter avec les mages, me coupe-t-elle en terminant sa phrase par un clin d'œil qui se veut complice.
Même ses cils ondulent, c'est incroyable !
Aryella me pousse dehors et me claque la porte sans que je puisse placer un mot de plus. En soupirant, je baisse les yeux sur ma robe. Elle croit vraiment qu'avec mon maigre salaire de stagiaire, j'ai les moyen de posséder une robe plus élégante que celle-là ? Et puis, je ne sais même pas ce qui est présentable pour des mages. Après tout, excepté lors de la remise des diplômes, on ne les voit jamais et seuls quelques privilégiés entretiennent un contact régulier avec eux.
Je repense à la femme qui voulait parler à ma directrice. Il n'y a plus aucune trace d'elle dans le couloir. Peut-être que, lassée ou vexée, elle s'en était allée ? Sans plus m'en préoccuper je retourne à mon bureau pour récupérer mes affaires.
— Bah alors Chaïna, qu'est-ce que t'as ? Tu t'es prie une gueulante ? me lance Dardargent, moqueur.
— Non, je suis réquisitionnée pour aller à l'UI, et je dois me changer. Mais je n'ai rien de mieux à me mettre que cette robe.
À mes mots, le silence se fait parmi les stagiaires. Je ne sais pas si leur regard est admiratif, jaloux ou dégoûté. Peut-être un peu tout ça.
Dardargent émet un sifflement impressionné.
— Joli coup, la p'tite nouvelle ! Minerva, tu dois bien avoir un truc à lui prêter, non ?
— Peut-être, répond l'interpellée. Mais ça va te coûter cher...
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(1) Gazette de la Naine Rousse : c'est un jeu de mot entre le nom que donnent les astro-mages au type d'étoiles le plus présent dans l'univers et les femmes, généralement rousses, de la race des nains. Si à l'origine, la Gazette s'adressait au plus grand nombre de femmes, la ligne éditoriale a rapidement évolué pour se destiner en priorité aux grandes asperges bourgeoises, blondes ou brunes (mais surtout pas rousses parce que c'est démodé depuis trois ans). L'arrivée d'Aryella aux commandes a confirmé la donne, notamment parce qu'elle a très rapidement privilégié ses sœurs sirènes en tant que modèles pour les pages de mode (les sirènes et les tritons sont très féconds et il n'y a que l'embarras du choix pour trouver un soeur différente chaque mois).
Ce n'est donc pas Aryella qui a inventé le nom, puisqu'elle n'est que la troisième rédactrice en chef du magazine qui existait alors qu'elle n'était encore qu'un petit alevin frétillant dans la mer. Cependant, elle a de nombreuses fois milité auprès de la guilde des chroniqueurs dirigeant la gazette afin de changer le titre pour quelque chose de plus moderne, percutant et, si possible, inspiré de l'univers marin. « Écume » et « Marée » n'ont eu aucun succès, mais elle est persuadée que « Vogue » fera mouche.
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