Chapitre X - II : Adieux cruels

Sans laisser le temps à Thaelor ni même à l'enfant de protester, elle s'avança sur la passerelle, la main fermement serrée sur le manche de la dague. Les larges pans de tissu qui constituaient son habit flottèrent autour d'elle, véritable aura de flammes diaphanes et colorées. La colère qu'elle ressentait occultait presque le reste, hormis le poids de l'arme dans sa main droite. Sa haine la guidait, et l'envie de tuer celle qui lui causait tant de tourments depuis si longtemps se révéla puissante, attirante. Un instant, elle s'imagina la sensation de la lame qui s'enfoncerait dans la chair de sa rivale, ses cris de douleur et de supplication alors qu'elle lui transpercerait le thorax ou le ventre. Elle resserra encore sa prise sur le court manche d'acier, prête à s'en servir contre l'alfombre.

Faelor la regarda descendre, impressionné par sa robe, mais surtout terrifié par la lueur assassine qui brillait dans ses iris. Elle passa devant lui sans lui accorder un regard et continua sa route pour s'arrêter à quelques pas de Khassendrah. Celle-ci avait écarquillé les yeux lorsqu'elle était entrée dans le cercle de lumière, ce qui arracha un sourire inquiétant à sa rivale. Elle sentait qu'elle était déstabilisée par sa tenue. Elle voyait la peur dans son regard, la jalousie qu'elle ressentait devant sa beauté sauvage. Elle se sentait presque puissante, malgré la proximité des sbires de son ennemie. Elle voulait la tuer. Elle était si proche, si vulnérable. Elle n'aurait pas grand-chose à faire, un simple geste pour lancer la dague. Quelques pas pour la lui planter elle-même dans le corps. Elle le pouvait. Personne ne l'en empêcherait, et les gorilles qui surveillaient les trois pauvres victimes de la séductrice seraient sans doute trop surpris pour réagir. Elle pouvait tuer Khassendrah, et prendre la mer ensuite avec ses amis.

Elle se rappela soudain la présence d'Ayrik lorsqu'il l'appela. Elle réalisa alors le cheminement de ses pensées, et relâcha un peu sa prise sur la dague. Elle ne pouvait tuer Khassendrah devant lui. L'alfombre avait certes ordonné des mises à mort, poussé des gens au suicide, elle restait une jeune femme désarmée, qui ne savait même pas se défendre seule. Elle n'avait jamais su se débrouiller seule, d'ailleurs, à la différence de l'hybride qui lui faisait face, la tête haute et le regard fier. Et, surtout, elle ne pouvait pas compter sur un fantôme et une mage en herbe pour couvrir ses arrières.

Raeni se contenta de lever la main gauche. Aussitôt, un épais brouillard s'abattit sur le groupe. Khassendrah couina, quelque part devant la cheffe des orphelins, qui s'élança vers elle, masquée par le sortilège. Elle laissa tomber sa dague en cours de route et colla son poing dans la mâchoire de sa rivale lorsqu'elle arriva auprès d'elle. Un cri de douleur s'éleva, suivi par le lourd bruit de son corps qui s'écrasait sur les pavés. L'hybride lui écrasa les doigts pour la forcer à lâcher la broche de Vanador, qu'elle ramassa avant de faire demi-tour pour regagner le navire. Malgré la brume, elle remarqua les voiles dressées vers le ciel et les rames sorties, signe que le vaisseau était prêt à quitter Khaëlentis.

La jeune femme repéra la silhouette de deux des prisonniers qui s'élançaient sur la passerelle, tandis que les sbires de Khassendrah hurlaient, sans doute embêtés par Laertha ou Avëlëa. Elle distingua aussi celle de Faelor qui tentait de se lever avec peine. Elle n'eut qu'à faire quelques foulées de plus pour le rejoindre. D'un geste franc, elle passa le bras de son ami autour de son épaule pour l'aider à se relever. Un grognement de douleur lui échappa.

— Ça va aller ? lui demanda-t-elle, inquiète.

— Je suis vraiment désolé, Rae... souffla-t-il, le regard baissé. Je n'ai rien dit, mais Emëlien...

— Tu m'expliqueras ça à bord, le coupa-t-elle. T'es blessé, faut qu'on file.

Elle n'attendit pas sa réponse pour le forcer à avancer en le portant à moitié. Leurs pas les rapprochaient du Perle d'Ambre, où Ayrik et Thaëlya l'appelaient à grands renforts de cris pour qu'elle se dépêche. Elle remarqua alors que le navire commençait à s'éloigner du quai, et que la passerelle glissait sur les pavés. Elle réalisa que, d'ici quelques instants, elle tomberait à la mer et ils ne pourraient plus monter sur le vaisseau.

— File, lui ordonna soudain Faelor.

— Pas sans toi, grogna-t-elle.

— Je vais trouver un coin où me cacher en attendant qu'Av me récupère, lui assura-t-il. Toi, tu dois t'enfuir, les accompagner en mer pour les guider et les protéger. Ils ont besoin de toi, bien plus que nous ici.

— Hors de question, siffla-t-elle. Soit tu viens avec, soit je reste.

— Arrête de faire ta tête de mule, Rae... je te ralentis plus qu'autre chose. Je... je ne pense même pas pouvoir grimper la passerelle.

— Je t'aiderai, s'entêta-t-elle. Et si on n'y arrive pas, on restera ici ensemble.

— On s'en sortira très bien sans toi, souffla-t-il. Pas eux. Ils ont besoin de ton courage, de ton assurance. De tout ce que tu es.

— Ils ont Thaëlya et Thaelor. Je ne te...

— Rae, grouille-toi ! hurla l'albinos au même moment.

Leurs regards se croisèrent. La jeune fille semblait terrifiée. Faelor en profita pour insister :

— Elle n'est pas aussi forte qu'elle en a l'air. Elle accepte de te suivre, mais ça reste toi, la chef. C'est toi qui imagines les plans et donnes tes ordres. Pas elle.

— Toi aussi, t'as besoin de moi, grogna l'hybride.

— Moins qu'eux. S'il te plaît, Rae...

— Non.

— Pense à Ayrik.

La jeune femme trébucha au nom du gamin. Elle releva les yeux vers le pont, repéra son protégé dans les bras de Thaëlya. Lui aussi semblait inquiet, et la suppliait du regard de se dépêcher. Un soupir lui échappa. Malgré la présence de ses amis auprès de lui, le garçon restait fragile et serait inconsolable si elle venait à rester à terre. Elle lui avait promis de l'accompagner, ses grands yeux bleus rivés sur elle le lui rappelaient. Les larmes qui menaçaient de dévaler ses joues serrèrent le cœur de l'hybride, et sa vue s'embua. Elle tourna la tête vers Faelor.

— Tu veux bien me faire une promesse ? demanda-t-elle d'une voix brisée.

Il ne répondit pas. Ses doigts serrèrent ceux de son amie un court instant, et il déposa un baiser sur sa joue. Un pâle sourire étira ses lèvres.

— File, souffla-t-il.

Il s'éloigna de son mieux en direction d'un paquet de caisses masquées par la brume. Raeni resta paralysée un court instant, incapable de bouger, jusqu'à ce qu'elle entende les appels d'Ayrik. Il avait besoin d'elle. Elle ne pouvait pas rester. Elle s'élança donc sur la passerelle, davantage par automatisme que par réelle volonté. Sa vision floutée par les larmes rendait ses pas hésitants sur la planche de bois instable, qui tomba dans le vide alors qu'elle n'avait même pas atteint le pont. Une main ferme l'agrippa cependant juste à temps pour la hisser à bord, tandis que Thaëlya hurlait quelque chose à pleins poumons. Les bras d'Ayrik l'entourèrent dès qu'elle se trouva sur le pont, mais elle se tourna vers le quai dans l'espoir de repérer la silhouette de son ami quelque part. Elle ne distingua rien de plus que le brouillard, et perçut le cri furieux de Khassendrah. Au moins, elle savait que Faelor n'était pas tombé entre ses mains.

Elle resta immobile, à pleurer sans contrôler ses larmes, jusqu'à ce que même la lueur des torches s'estompe dans le lointain. Son corps tremblait, son cœur lui semblait être une plaie béante impossible à refermer. Elle resserra les doigts autour de la broche, dont elle finit par se rappeler l'existence. Elle observa un court instant le bijou, puis le balança par-dessus bord avec un cri de rage qui effraya Ayrik. Thaëlya emporta l'enfant dans ses bras, inquiète pour Raeni.

L'hybride se remit à pleurer sans comprendre l'origine de sa crise. Elle tenait beaucoup à Faelor, elle le savait. Cependant, elle savait aussi qu'il pouvait se débrouiller seul, même avec un Ahal furieux dans les parages. Avëlëa était restée avec lui, Laertha aussi. Il n'était pas mort. Il survivrait, et, un jour, elle le retrouverait.

Elle réalisa peu à peu que, malgré ce qu'elle pouvait affirmer, elle avait besoin de lui. Il était le seul à la comprendre, à la connaître assez bien pour pouvoir déceler ses plus petits changements d'humeur. Il savait la consoler lorsqu'elle pleurait. Il réussissait à la réconforter même lorsqu'elle était la proie de sombres pensées. Il savait la rassurer lorsqu'elle doutait de quelque chose, mais aussi la forcer à se remettre en question lorsqu'elle se montrait trop confiante. Et, surtout, il était le seul en qui elle avait pleinement confiance. Le seul qu'elle aurait aimé avoir à bord. Le seul à qui elle aurait confié sa vie les yeux fermés. Elle pensait tenir davantage à Ayrik qu'à lui. Elle se rendait compte trop tard qu'en réalité Faelor comptait davantage pour elle que le petit humain.

Peu à peu, elle sentit ses paupières s'alourdir. Elle se rappela un instant qu'elle avait avalé un peu de flhylh drogué. Ses larmes redoublèrent d'intensité alors qu'à la tristesse venait s'ajouter une vague honte. Elle tenta de lutter, mais ses yeux semblaient décidés à se fermer sans son accord. Son esprit embrumé par la boisson lui sembla terriblement lourd, malgré l'incroyable absence de sensation dans ses membres. Son corps ne répondait plus. Ses pensées perdirent leur cohérence. Sa conscience glissa peu à peu dans un flou gris-blanc teinté d'amertume, et elle sombra malgré elle dans un lourd sommeil artificiel.


Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top