Chapitre VIII - I : Un peu de douceur
La chaleur des premiers rayons du soleil tira Khassendrah du sommeil. La jeune femme fronça le nez avant de l'enfouir dans la couverture, le dos tourné à la fenêtre. Elle n'avait guère envie de se lever. Ses rêves étaient trop beaux.
La douceur d'une paume masculine sur son bras la tira pourtant des limbes dans lesquelles elle s'était perdue. Elle ouvrit un œil, pour croiser le regard du capitaine Sindor, avec qui elle avait passé la noct-heure. La vision de son torse athlétique, aux muscles finement ciselés, lui arracha un sourire ravi. Lui-même semblait radieux, ainsi penché sur elle pour la réveiller, à contempler sa silhouette assoupie.
Il s'écarta un peu pour la laisser s'étirer. Khassendrah l'en remercia en son for intérieur : rares étaient ses conquêtes à la laisser respirer, le matin, lorsqu'elle s'éveillait. Cet alfombre charismatique possédait toutes les qualités dont elle pouvait rêver : jeune, puissant, beau, fort, galant et prometteur. Il n'était en effet âgé que de cinquante ans de plus qu'elle, un battement de cils pour les alfombres, et avait gagné son poste grâce à ses exploits durant la guerre. Il se montrait très respectueux envers elle, sans doute parce qu'il avait grandi, lui aussi, à Valmaëlën, autrefois.
La jeune fille se glissa dans ses bras. Il déposa un baiser sur son crâne.
— Bonjour, ma princesse des ombres, souffla-t-il. Tu as bien dormi ?
Elle hocha la tête avant de lui retourner la question. Qu'il lui était agréable de commencer la journée avec des mots doux au lieu des effroyables cris et pleurs des gamins dans les couloirs de l'orphelinat. Elle se sentait heureuse, ainsi blottie contre lui.
Leur étreinte se poursuivit de longues minutes, sans que ni l'un, ni l'autre ne se décide à la rompre. Le silence cristallisait ces instants de douceur volés au monde et les gravait dans leur esprit. Khassendrah songea à la chance qu'elle possédait d'avoir pu toucher son cœur, même si elle-même ne se montrait pas d'une grande fidélité. Il le savait d'ailleurs, et l'acceptait. Sans doute parce qu'il savait aussi que leur relation s'avérait dangereuse, tant pour son poste que pour sa réputation.
A mesure qu'elle reprenait conscience du monde qui l'entourait, Khassendrah sentait ses pensées dériver vers un autre homme, qui l'avait lui aussi tenue, quelques instants, dans ses bras. Un autre alfombre, plus sévère et brutal, qui avait cédé sans trop de résistance à ses charmes. Et, si Sindor possédait la jeunesse et le charisme, Vanador l'intéressait en revanche pour sa richesse et sa puissance.
Malgré ses promesses, l'Ahal l'avait déçue : il s'était montré beaucoup plus facile à manipuler que ce qu'elle aurait imaginé, et semblait croire qu'il pourrait la duper sans le moindre effort. Elle se doutait, vu son statut social, qu'il ne s'abaisserait jamais à aider une orpheline élevée hors de l'empire thalëni. Au contraire, il avait commis l'erreur de lui céder et devait craindre que la nouvelle ne s'ébruite. Par conséquent, Khassendrah devinait qu'il souhaiterait se débarrasser d'elle plutôt que de la satisfaire.
L'Ahal lui avait cependant promis quelque chose qui l'intéressait, quelque chose d'une telle valeur à ses yeux qu'elle hésitait toutefois à le trahir : Khaëlentis. Elle ignorait son plan pour l'installer à la tête de la ville, pour l'instant, mais l'idée commençait à faire son chemin dans son esprit. Bien sûr, elle pourrait très bien patienter jusqu'à sa majorité avant d'officialiser sa relation avec Sindor, et ainsi obtenir, par son biais, un certain pouvoir sur la cité. Cependant, ils ne pourraient agir à leur guise. Non, elle devait prendre la place du maître de la bourgade, et ainsi obtenir les pleins pouvoirs. Et seule la force la lui offrirait.
Oh, elle aurait bien pu tenter de s'attirer les faveurs de l'homme ; après tout, il aurait représenté un défi intéressant, puisque les rumeurs le décrivaient d'une fidélité sans faille à sa compagne. De plus, le bruit courait qu'il préférait la religion à la politique et laisserait bientôt sa place à un autre althëlien. Cependant, elle refusait de s'abaisser à séduire des hommes d'une autre origine qu'alfombres.
Par ailleurs, même si la conquête de Khaëlentis lui paraissait attirante, elle ne l'aiderait en rien à contrôler ses pouvoirs. Plus encore que de récupérer la ville, elle souhaitait en effet apprendre à utiliser la magie. Après tout, diriger la cité ne serait pas chose aisée si elle ne possédait aucune compétence pour se maintenir à son poste. Ses habitants étaient certes couards et d'une lâcheté navrante, ils n'en restaient pas moins, pour une bonne partie, des elfes de feu capables de la faire brûler si elle se montrait trop entreprenante. Et si elle voulait la purger de tous les bâtards qui l'occupaient, elle devait se préparer à les pousser vers la sortie à grands renforts de sortilèges et d'illusions.
Elle avait passé la noct-heure à réfléchir. Khaëlentis représentait certes son but final, mais sa priorité restait Torfrirta. Et pour obtenir ce qu'elle voulait, elle n'aurait pas le choix : il lui faudrait faire chanter Vanador, d'une manière ou d'une autre. Un objectif bien délicat, même pour elle et ce qu'elle savait de l'Ahal.
Les mouvements doux de Sindor pour la reposer sur le matelas la tirèrent de ses pensées. L'alfombre s'assit à ses côtés avec un soupir.
— Je vais devoir y aller, souffla-t-il à regrets. Le devoir m'appelle...
— On se retrouvera ce soir, répondit-elle avec un sourire sincère.
Le coin de sa lèvre se souleva. Il se pencha vers elle pour déposer un baiser léger sur ses lèvres.
— J'y compte bien, ma princesse des ombres.
Avec une mine résignée, il quitta le confort du lit pour aller s'habiller. Khassendrah en profita pour contempler sa peau d'onyx. Il lui adressa un petit sourire.
— Tu comptes faire quoi, aujourd'hui ? lui demanda-t-il.
Elle haussa les épaules.
— Traquer Raeni, j'imagine. Je reste persuadée qu'elle sait où trouver Ayrik.
Le capitaine pinça les lèvres.
— Tu es sûre que tu ne veux pas me laisser faire, Khassie ? Loin de moi l'idée de te dicter ta vie, s'empressa-t-il de rajouter devant son regard courroucé. C'est juste que ça m'embêterait qu'il t'arrive quelque chose. Après tout, les rues de la ville lui appartiennent, à elle, et à la bande de délinquants qu'elle dirige...
— Elle-même craint les voyous et les mendiants, siffla-t-elle, boudeuse. Elle ne contrôle pas plus les rues que l'Ahal Vanador la ville. Bien au contraire, même.
— Il n'empêche qu'elle a beaucoup d'alliés, je l'ai déjà constaté à plusieurs reprises.
Khassendrah haussa à nouveau les épaules avec une moue peu convaincue. Sindor soupira devant son entêtement.
— Tu ne changeras pas d'avis, n'est-ce pas ?
— Pas tant que j'aurai l'Ahal Vanador de mon côté.
Sindor lui jeta un regard étrange. Il acheva d'attacher son plastron, puis la rejoignit. Khassendrah fronça les sourcils.
— Tu lui fais confiance ? demanda son amant à voix basse.
— Je n'ai pas dit ça, se défendit-elle. C'est juste que son aide pour la capturer n'est pas à négliger. Et tu sais combien j'aimerais la voir tomber.
Un léger rictus étira les lèvres du capitaine.
— Je refuse de croire que tu le laisseras faire. Je te connais, Khassie. L'Ahal pourrait t'offrir tout l'or du monde pour que tu ne t'impliques pas, tu serais encore capable de refuser pour satisfaire ta vengeance.
— J'ai dit que je comptais me servir de son aide, pas le laisser faire tout le boulot, répliqua-t-elle, vexée.
Sindor attrapa son menton avec douceur. Elle croisa son regard, où elle découvrit une immense inquiétude.
— S'il te plaît, fais attention à toi, la supplia-t-il. Je ne lui fais pas confiance. Il dégage une aura qui ne me plaît pas, pas plus que son air supérieur.
Il n'attendit pas de réponse de sa compagne pour déposer un doux baiser sur ses lèvres.
— Je t'aime, Khassie, souffla-t-il.
La jeune femme se prit à sourire. Elle le trouvait très mignon, à s'inquiéter ainsi pour elle. Très mignon, mais un peu collant.
— Je ne l'apprécie guère plus, avoua-t-elle, mais je préfère m'en faire un allié qu'un ennemi.
Elle ne lui avait pas parlé de ses projets immédiats. Elle savait qu'il n'approuverait pas son départ pour Torfrirta, pas plus qu'il n'apprécierait de la savoir apprentie mage. Bien sûr, il se réjouirait pour elle, mais pas de la voie qu'elle avait choisi de suivre. Il tenterait de la dissuader de partir, encore plus d'apprendre les bases de la manipulation des esprits.
— Je peux comprendre, soupira-t-il, mais j'ai peur qu'il te fasse du mal. Il serait capable de te faire disparaître pour que votre liaison reste secrète.
— Je le sais, ça. Et je compte sur toi pour garder le secret, sauf si je viens à disparaître.
Sindor écarquilla les yeux.
— Tu veux que...
— Que tu me venges en détruisant sa réputation s'il vient à me tuer, oui, confirma-t-elle d'un ton froid. Je suis certaine qu'il doit connaître des gens qui raffoleraient de ce genre d'informations.
Le capitaine ouvrit la bouche et la referma presque aussitôt. Son regard choqué ne troubla pas Khassendrah le moins du monde. Elle savait ce qu'elle faisait.
— Tu... tu te rends compte de ce que tu me demandes ? souffla-t-il enfin. De...
— Seulement si je viens à mourir, insista-t-elle. S'il disparaît et tient parole, tu pourras oublier toute ça. Dans le cas contraire, tu ne pourras l'atteindre qu'avec cette histoire. Et je suis persuadée que tu réussiras à faire courir le bruit que c'est Anathor qui a officialisé la chose.
— Anathor ? demanda Sindor, interloqué. Pourquoi ?
— Parce qu'il te causera des ennuis aussi une fois Raeni mise hors d'état de nuire. Il faut s'en débarrasser.
Le capitaine secoua la tête et se releva.
— Je ne peux pas faire ça, Khassie. C'est malhonnête.
— Mais si, que tu le peux, répliqua-t-elle en l'imitant.
Elle se colla contre lui et le força à la regarder dans les yeux. Elle lut dans les siens toute la peur et le désarroi qui le traversait.
— Je ferai tout pour que tu n'aies pas à en arriver à cette extrémité, poursuivit-elle d'une voix envoûtante. Mais je veux que tu me promettes qu'en cas de problème, tu le feras.
Seul le silence lui répondit. Elle comprenait à son expression qu'il se livrait à un combat intérieur entre sa conscience professionnelle et son amour pour elle. Elle s'en sentit quelque peu vexée. Elle pensait qu'il l'appréciait plus que cela.
— S'il te plaît, Sindor... reprit-elle avec un regard de biche. Tu sais que je connais mieux les coutumes thalëni que toi. Je t'assure que ça se fait, chez eux, de clamer ce genre de choses lorsque tu veux te débarrasser de quelqu'un. Et vu comme il est borné, tu n'auras pas besoin de beaucoup insister pour lui prouver que tu n'as rien à voir avec ça.
Il soupira.
— D'accord, Khassie... Je te le promets. J'utiliserai ce que je sais contre l'Ahal Vanador s'il vient à t'arriver quelque chose et qu'il en est responsable.
La jeune fille l'embrassa, un sourire joyeux aux lèvres. Lui la regardait sans la voir, perdu dans ses pensées.
— Je te promets de faire attention pour éviter les ennuis, répéta-t-elle. Et n'oublie pas de me prévenir si tu as du nouveau.
Il hocha la tête et acheva de se préparer en silence. Avant de partir, il déposa un léger baiser sur le crâne de son amante, puis lui souhaita une bonne journée. Il quitta la pièce avec discrétion, laissant Khassendrah seule.
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