Chapitre VII - I : Vous avez demandé un plan foireux ?
Raeni gagna la pièce dans laquelle Ayrik lui avait montré son dessin, quelques heures plus tôt. Elle l'appelait son bureau, bien que le nom soit un peu pompeux pour la petite salle. Raeni se sentait pourtant fière de celle-ci, et y tenait toujours ses réunions les plus importantes avec ses amis. Laertha veillait à ce qu'elle n'y soit jamais dérangée, de nombreux orphelins l'avaient appris aux dépens de leur postérieur.
La jeune femme trouva ses lieutenants, comme elle se plaisait parfois à appeler ses trois plus proches amis, installés autour de la table. Thaëlya avait jeté son dévolu sur le tabouret, tandis que Laëlia avait préféré s'asseoir sur la planche de bois. Anathor se tenait appuyé contre un mur, à côté des deux marins assis à même le sol. Les trois elfes de feu les avaient imités, et Faelor faisait les cents pas, de toute évidence nerveux. Tout le monde sauta sur ses pieds lorsque la porte se referma derrière Raeni et que celle-ci s'approcha de la carte avec un air sérieux.
— Ayrik dort ? s'enquit Thaëlya.
— Il ne voulait pas me lâcher, soupira l'hybride. Mais oui, il dort.
— Le pauvre... souffla l'albinos. Apprendre comme ça qu'il est condamné, alors qu'il n'a que huit ans...
— C'est pour ça qu'on doit mettre quelques trucs au point, déclara sa chef. Pour le sauver.
— On va devoir faire quoi ? demandèrent en chœur les deux apprentis pyromanes.
— Minute, leur réclama Raeni.
Elle promena son doigt sur la carte jusqu'à un point précis dans le port.
— Le Perle d'Ambre est amarré là, expliqua-t-elle. Entre deux navires de commerce humains qui doivent rester à quai encore deux jours. Dans l'obscurité, ils pourront masquer son départ pendant quelques minutes. En revanche, comme il s'agit de l'unique navire de guerre présent ici, il y a de très fortes chances pour qu'il soit surveillé par la garde.
— En plus, ajouta Thaelor, il y aura sûrement quelques marins à bord. Tout le monde n'aime pas dilapider son maigre salaire dans les auberges, du coup certains préfèrent leur hamac tant qu'ils ne sont pas rentrés chez eux.
— Donc ? interrogea Thaëlya.
— Donc il va falloir occuper la garde, qui en plus nous recherche, et trouver un moyen d'endormir les marins, annonça Raeni. Je crois que j'ai déjà quelques idées, mais il me faudrait vos avis pour que je puisse savoir si c'est réalisable et quelques suggestions supplémentaires pour deux ou trois détails.
Ses amis hochèrent la tête. Elle promena son regard sur chacun d'eux afin de s'assurer que tous suivaient, puis reprit :
— Déjà, il faudrait mettre au point les incendies. Il en faudrait plusieurs, assez éloignés du port mais aussi bien répartis dans l'ensemble de la ville afin que personne ne se doute de quoi que ce soit. Il faudrait aussi les déclencher dans un ordre bien précis pour éviter que des gens ne passent trop devant le navire et qu'on se fasse repérer, et de préférence assez loin des zones habitées pour éviter une catastrophe de grande ampleur. Je ne veux pas qu'il y ait de morts, ni de blessés.
— Vu les débris partout, on aura quand même quelques choix intéressants, fit remarquer Emëlien.
— J'ai déjà pensé à une maison effondrée juste ici, expliqua l'hybride, le doigt pointé sur un quartier à l'est de la ville. J'y suis allée il n'y a pas longtemps. J'ai repéré pas mal de bouts de verre qui pourraient accumuler assez de chaleur pour créer un petit feu en fin de journée, quand le vent se lève pour attiser les braises chauffées plus tôt. Une couverture parfaite pour vous. Tout le quartier avait été évacué et personne n'y est revenu hormis quelques mendiants, qui resteront assez facilement à l'écart si on les effraye avec quelques fausses ombres pour mimer des fantômes. Ensuite, il suffira juste d'attendre que quelqu'un remarque l'odeur ou la fumée.
— T'as vraiment pensé à tout ! s'exclama Laëlia, émerveillée.
— C'est pour ça qu'elle est la chef, non ? s'amusa Anathor.
Raeni sentit ses joues se colorer.
— Tu exagères un peu, bredouilla-t-elle.
— A peine, répliqua le jeune adulte avec un sourire un peu moqueur. Sinon, tu as d'autres idées ?
— Non, avoua Raeni. Je comptais sur vous pour m'en donner. J'ai bien quelques trucs, mais... je ne suis pas certaine que ça convienne.
— On pourrait se servir de la grange de la vieille Lyla, suggéra Fëlia. Tout le monde en ville sait qu'elle est en si mauvais état qu'un incendie pourrait s'y déclencher à tout moment. On n'aurait qu'à juste donner un petit coup de pouce aux flammes, et on aurait un beau brasier qui occuperait la garde pendant quelques temps...
— Il faudrait éloigner Lyla, remarqua Faelor. Rae a bien dit qu'elle ne voulait pas de blessés.
— Ça, je sais comment faire ! s'exclama la jeune elfe de feu.
— Comment ? s'enquit Avëlëa.
— On n'a qu'à lui faire croire qu'un félynx est venu jouer dans son jardin ! Elle en a une peur bleue. Dès qu'elle en verra un, elle s'enfuira en courant prévenir la garde et on sera tranquilles pour déclencher l'incendie. Le temps qu'ils reviennent, le brasier sera assez important pour qu'ils soient forcés d'appeler des renforts, et le feu pourra encore grandir en les attendant, donc il sera encore plus compliqué à éteindre après, non ?
— On t'a déjà dit que tu es géniale ? demanda Thaëlya, les yeux brillants. C'est une super idée !
— Impeccable, confirma leur chef. C'est même encore mieux que ce que j'imaginais, parce que rien que ça, ça leur prendra des heures à éteindre et il faudra pas mal de monde. On devrait donc être tranquilles une bonne partie de la noct-heure, du coup.
— Et s'il y a besoin, rajouta Emëlien, on peut toujours s'arranger pour bien énerver Haelya, au moins assez pour qu'elle mette le feu à son lit ou à une table dans l'orphelinat. Peut-être même qu'elle déclenchera un incendie dans le réfectoire si on la pousse vraiment à bout.
— Mais pour ça, il faudrait retourner à Valmaëlën... nuança Thaëlya.
— On peut faire passer le message, se contenta de suggérer Raeni. Ils sont assez nombreux à l'intérieur à connaître nos codes pour qu'on puisse leur faire parvenir l'information sans pour autant que qui que ce soit ne se doute de quelque chose.
— C'est vrai, concéda l'albinos. Bien vu.
— Donc la question des incendies est réglée, récapitula l'hybride. Emëlien, Fëlia, je vous laisse gérer ça.
— A tes ordres ! s'exclamèrent les deux pyromanes en herbe.
— Et maintenant ? demanda Laëlia.
— On va s'occuper de ta diversion à toi, répondit sa chef. Il faudrait que tu retiennes les marins.
— Certains vont passer la noct-heure heu... pas seuls, je pense, intervint Thaelor. Je pourrai vous donner les noms demain, mais de toute évidence on sera tranquilles avec au moins cinq ou six matelots. En revanche, le capitaine a tendance à s'amuser un peu et à rentrer dormir dans sa cabine après. Et, bien sûr, il y a une bonne dizaine de camarades qui iront à l'auberge pour boire et s'amuser avant de rentrer.
— Il faudrait donc détourner leur attention ou leur faire faire un bon gros dodo, réfléchit Raeni à voix haute.
— On pourrait les droguer, peut-être ? proposa la demi-älfä.
— Avec quoi ? Et comment tu comptes faire sans te faire remarquer ?
— Les hommes ne se méfient jamais des jolies filles, rit-elle. Quelques gouttes de larmes de Lymnös dans une grande chope de flhylh et le tour sera joué. C'est tout simple, mais ça a de grandes chances de fonctionner.
— Des larmes de quoi ? demanda Anathor, les sourcils froncés. Je n'en ai jamais entendu parler. Et puis même, si une telle drogue existe, ça doit être rare et hors de prix...
Laëlia afficha aussitôt un sourire aussi charmeur que mystérieux, et tira de sa poche une minuscule fiole à l'aspect cristallin. Le liquide bleuté à l'intérieur luisait à la lueur des bougies, et l'étiquette rédigée en eldalien sylalénique indiquait sans conteste sa provenance lointaine, de même que la finesse des motifs gravés ou sculptés sur le contenant. Tout le groupe resta bouche bée alors qu'elle énonçait d'une voix claire et innocente :
— Règle numéro sept : si quelqu'un de plus riche que toi possède quelque chose qui pourrait être utile à la bande, arrange-toi pour que cet objet devienne ta propriété.
— Laë... souffla Raeni, la main tendue pour effleurer d'un doigt incrédule le récipient. Tu es la meilleure. Vraiment.
— Merci, bafouilla la jeune fille soudain prise d'un léger rougissement.
— T'as fait comment pour trouver ça ? s'enquit Faelor, émerveillé.
La demi-älfä devint écarlate, jusqu'à la racine de ses cheveux qui foncèrent un peu.
— C'étaient des marchands sylalen de passage, expliqua-t-elle. J'ai fait un pari avec l'un d'eux, et j'ai gagné.
— Tu as parié quoi ?
— Je voulais qu'il admette que j'étais la meilleure, bredouilla-t-elle, les yeux baissés sur ses doigts.
— Hé ben t'avais raison, rit Ehanor. T'es la meilleure !
— En rajoute pas... demanda-t-elle, gênée.
Sa réaction fit rire l'ensemble du groupe, ce qui eut pour effet de la faire rougir davantage encore. Ses cheveux eux-mêmes affichèrent des reflets cramoisis, signe de son embarrassement.
— Du coup, tu me retires une belle épine du pied, déclara Raeni au bout de quelques instants pour ramener le sérieux de la discussion. Non seulement on a de quoi endormir les marins dans la taverne, mais, en plus, tu me donnes une idée pour prendre le navire...
— Parce que tu n'en avais pas déjà une ? s'exclama Anathor, faussement étonné.
— Si, admit-elle, mais elle vient de m'en donner une encore meilleure.
— Tu comptais faire quoi ? questionna Thaëlya.
— Faire croire à une agression pile devant le navire pour éloigner les gardes, puis monter sur le Perle d'Ambre par surprise pour assommer les matelots restants et les balancer sur une barque une fois qu'on aurait levé l'ancre. Mais c'est pas terrible, et beaucoup trop aléatoire et risqué.
— Une autre idée, alors ? interrogea Faelor.
— Comme l'a si bien dit Laëlia, aucun homme ne peut résister à une jolie fille... et encore moins si elle a un tonneau de flhylh avec elle.
— C'est faux, se défendirent les trois hommes adultes présents.
Le regard lourd de sous-entendus de leurs camarades féminines les fit rougir un peu.
— D'accord, céda Anathor, j'aime bien boire un verre de temps en temps pour me changer les idées, mais...
— Ëllyssa, articula juste Raeni.
— On est fiancés ! crut bon de rajouter l'ancien chef de la bande.
— Depuis quand ? s'exclamèrent Thaëlya et les deux marins en même temps, choqués par la nouvelle.
— Trois semaines, soupira-t-il. Je comptais l'officialiser un jour auprès de tout le monde, promis. Je cherchais juste une date pour faire ça bien, mais...
— Mais bref, le coupa l'hybride, ça prouve bien que tous les hommes sont sensibles à une jolie fille et à un tonneau de flhylh.
— Si ça t'amuse... grogna-t-il à contrecœur. Mais Ëllyssa n'est pas juste une jolie fille.
— Bref, insista Raeni, les marins sont encore plus sensibles à ce genre d'arguments, surtout quand c'est une jeune et jolie danseuse qui vient faire le service parce que les petits camarades à l'auberge ont jugé sympathique de leur envoyer de quoi boire et se rincer l'œil un peu.
— Tu veux en venir où, là ? demanda Thaëlya, un peu perdue.
— Je crois que je vois... souffla Laëlia. Tu veux utiliser le somnifère pour les endormir aussi à bord de manière plus sûre et durable, c'est ça ?
— Tu as tout compris, répondit sa chef.
— Et qui s'en chargera ? s'enquit l'albinos.
— Vu à quel point ça sera risqué, je pense que ce sera moi, expliqua Raeni. Je ne veux pas vous menacer inutilement. Je vais devoir réfléchir un peu à comment je vais faire, mais je pense que me déguiser en danseuse et verser quelques larmes dans un tonneau de flhylh, ça devrait suffire.
— J'ai du mal à t'imaginer en séductrice, remarqua Anathor, l'air pensif.
— Encore heureux ! s'exclama sa successeuse.
Son expression outrée arracha un sourire à Faelor.
— Je suis sûr que tu seras très convaincante, la rassura-t-il. Tu... heu, tu es très jolie. Assez pour te faire passer pour une danseuse.
Par chance, Raeni sembla se détendre. Un pli barra cependant bien vite son front.
— Le seul truc qui m'inquiète, souffla-t-elle, c'est que je suis recherchée. Donc que si quelqu'un me voit, je peux dire adieu à la liberté...
— Je vais m'occuper de toi, proposa Laëlia. Je vais te transformer en véritable princesse, personne ne te reconnaîtra.
— J'aimerais bien quand même savoir que c'est bien elle qui me dira qu'on lève les voiles, réclama Thaelor. On ne sait jamais, des fois que quelqu'un se fasse passer pour elle...
— Tu la reconnaîtras, assura-t-elle.
— Je te fais confiance, déclara Raeni, un peu inquiète malgré tout. Tant que je ne ressemble pas à Khassendrah, ça me va. Sinon, Thaëlya, Faelor, je compte sur vous pour encadrer ceux qui prendront le large avec nous. Ehanor, puisque tu sais nager, tu t'occuperas d'un petit groupe qui montera à bord pendant que je tiendrai occupés les marins. Vous passerez par les sabords et vous commencerez à préparer les rames pour le départ.
— Comme tu voudras, acquiescèrent les trois intéressés.
— Tu as encore besoin de quelque chose ? demanda Laëlia.
L'hybride réfléchit quelques instants, puis secoua la tête.
— Non, lâcha-t-elle. C'est bon, je pense. Au pire, on verra les derniers détails demain. Je pense que vous pouvez aller dormir, la journée de demain risque d'être chargée.
— A tes ordres ! s'exclamèrent-ils tous.
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