Chapitre VI -II : Il faut quitter Khaëlentis. Comment ? En bateau, pardi !

La déclaration de Raeni suscita aussitôt de vives réactions. Les marins semblèrent comprendre pourquoi ils avaient été conviés, et leur expression en disait long sur leurs pensées. Les plus jeunes parlaient avec animation entre eux, surexcités par l'idée de leur chef. Les plus âgés, en revanche, semblaient sceptiques. Avëlëa avait même pâli et ouvert la bouche, sans pour autant laisser échapper le moindre son. Seul Anathor restait impassible, de toute évidence déjà dans la confidence. Autour de lui, des remarques fusaient, des questions étaient posées, mais l'hybride ne pouvait comprendre quoi que ce soit à cause du brouhaha ambiant. Elle demanda le silence par trois fois, sans succès. Son prédécesseur lui vint en aide.

— Silence ! lança-t-il de sa voix puissante. Rae n'a pas fini ses explications.

Le calme revint aussitôt. Raeni le remercia d'un regard, puis reprit :

— Un navire est arrivé au port il y a trois jours. Un khílrë, nommé Perle d'Ambre. C'est un navire magnifique, et de très loin le plus rapide disponible en ville. Si on arrive à le prendre, on n'aura pas à craindre d'être pourchassés.

— Tu sais gréer une voile ? demanda alors un marin. Tenir la barre ? Déterminer un cap ?

— C'est pour ça que je vous ai demandé de venir, expliqua-t-elle avec un léger haussement d'épaules. Et puis, ça s'apprend. En plus, on pourra ramer pour quitter le port. Une bonne diversion suffira à nous laisser assez de temps pour nous éloigner assez. Pour le reste, on s'organisera.

— Mais tu te rends compte de ce que tu nous demandes ? s'insurgea l'autre matelot. Si on se fait prendre, on est morts !

— Si on reste ici, on est morts aussi, répliqua-t-elle.

— Et en plus, Raeni a un plan en béton pour minimiser les risques, l'appuya Anathor. Je dois vous rappeler la règle cinq ?

— Tout membre de la bande en détresse doit être secouru, soupira le second marin. Mais ça n'empêche pas que si on vole ce bateau, on n'aura plus de salaire.

— Pour ce qu'on est payés... ironisa son compagnon. Moi, je suis partant. Si tu nous expliques ce que tu attends de nous et ce que tu comptes faire du Perle d'Ambre, bien sûr.

La jeune femme esquissa un sourire ravi.

— Parfait.

— Mais et nous ? s'inquiéta une petite elfe de feu. On est vraiment obligés de venir ? J'ai peur de l'eau...

— J'aurai besoin d'aide à terre pour nous faire une bonne diversion, la rassura Raeni. Si tu préfères rester ici pour la monter, ce n'est pas un problème, Fëlia.

— Ouf, soupira-t-elle avec soulagement.

— Du coup, tu comptes faire comment ? l'interrogea Faelor, intrigué.

— Dans un premier temps, il me faudrait plusieurs équipes pour créer des incendies un peu partout en ville, expliqua son amie. Le but sera juste de créer de quoi occuper la garde et détourner l'attention de tout le monde pendant qu'on piquera le bateau, il faut que personne ne soit blessé. J'aurais aussi besoin de quelqu'un pour retenir les marins et éviter qu'ils ne se montrent pendant qu'on s'occupera de prendre le navire.

— Je peux m'occuper des incendies ! se proposa Fëlia. J'adore jouer avec le feu !

Elle écarta les doigts, la main devant elle, paume ouverte vers le haut. De minuscules flammes y dansèrent quelques instants, puis s'enroulèrent autour de son bras sans la blesser. Des regards émerveillés la fixèrent, tandis que des exclamations échappaient à certains des enfants.

— Excellent, souffla Raeni. Je te laisse gérer ça, alors.

— Je peux aider aussi ? demanda Emëlien, un peu timidement. J'aimerais pouvoir venger ma sœur pour ce que Vanador lui a fait...

— Tant que tu ne blesses personne, je veux bien, concéda-t-elle. Mais fais attention à ne pas te faire prendre, surtout.

Elle promena son regard sur l'assemblée.

— Qui pour détourner l'attention des marins ? s'enquit-elle. J'aurais une préférence pour des filles, ça marche toujours mieux.

— Je veux bien ! s'exclama une jeune demoiselle à la beauté extraordinaire, aux origines alfombre et älfä. Je ne suis peut-être pas Khassendrah, mais je crois que les garçons m'apprécient beaucoup.

Un petit rire échappa à quelques-uns des enfants présents. Tous connaissaient ses dons pour attirer tous les dragueurs potentiels de la région, même sans le vouloir. La jeune chef elle-même laissa un sourire étirer ses lèvres un instant.

— Si ça t'amuse, Laëlia, accepta-t-elle. On verra les détails de vos missions plus tard, ajouta-t-elle ensuite à l'attention des trois volontaires.

Ses yeux se posèrent à nouveau sur le petit groupe rassemblé autour d'elle. Son visage devint plus sérieux.

— Maintenant, j'aimerais savoir qui viendra avec nous en mer.

Un silence pesant lui répondit. Elle se mordit la lèvre, un peu inquiète. Cette partie-là du plan la rendait plus anxieuse, car elle savait que le danger serait différent sur l'océan. Prendre le large revenait, pour eux, à se jeter dans l'inconnu, tandis que la ville leur offrait au moins l'assurance d'un milieu familier, déjà exploré maintes et maintes fois, et qui ne leur cachait presque plus rien. De plus, une bonne partie de ses camarades possédaient du sang d'elfe de feu, et la jeune femme savait que ceux-ci craignaient l'eau. Elle-même n'appréciait guère le contact du liquide sur sa peau, mais elle avait pu surpasser ce dégoût très tôt grâce à son père, qui lui avait appris à nager pour la désensibiliser.

Son regard se promena avec appréhension sur les enfants autour d'elle. Quelques-uns discutaient à voix basse, l'air de peser le pour et le contre. D'autres regardaient leurs pieds ou ceux de leur voisin, de peur d'être désignés de force pour embarquer avec Raeni et Ayrik. Comme elle le craignait, les elfes de feu semblaient terrifiés à la perspective de se retrouver sur une embarcation flottante, au beau milieu d'une étendue d'eau salée aussi capricieuse qu'imprévisible. Même Avëlëa avait détourné les yeux.

Un murmure parcourut alors la foule. Les gamins s'écartèrent pour laisser passer Faelor. Celui-ci se planta devant Raeni, qui fut forcée de lever la tête pour pouvoir croiser son regard. Ses iris écarlates brillaient de détermination et d'une confiance sans faille qui lui réchauffa le cœur.

— Je viens avec toi, déclara-t-il d'une voix calme, mais assurée.

Un sourire étira les lèvres de son amie.

— Merci, souffla-t-elle, rassurée.

— Je serais bien venu aussi, si la forge n'avait pas besoin de moi, regretta Anathor.

— Je préfère que tu restes pour surveiller Khassendrah, de toute façon, lui répondit-elle. Mais merci.

— Je viens aussi ! s'exclama Thaëlya en rejoignant Raeni. C'est risqué, mais si on peut échapper à cette sale peste et sauver Ayrik par la même occasion, je suis partante ! Et en plus, tu auras besoin de quelqu'un pour t'empêcher de faire des bêtises, ajouta-t-elle avec un clin d'œil.

Le dévouement des deux plus proches amis de l'hybride suffit à décider les autres. Un à un, les gamins rejoignirent la jeune femme, prêts à la suivre au bout du monde s'il le fallait. Beaucoup ne semblaient guère rassurés, mais leur confiance en elle suffisait. Elle les avait toujours protégés et dirigés de son mieux. Si, aujourd'hui, elle jugeait nécessaire de quitter Khaëlentis, alors ils étaient prêts à prendre le risque de l'accompagner dans cette aventure. Pour Ayrik, et pour échapper à Khassendrah.

Au final, une vingtaine de volontaires se désignèrent pour prendre la mer. La petite dizaine d'enfants restante se composait en majeure partie d'elfes de feu ou de semi-elfes de feu, ce qui n'étonna personne. Raeni leur assura qu'elle ne leur en voulait pas de préférer rester. Son ton doux et son regard sincère eurent tôt fait de rasséréner les jeunes althëliens, surtout lorsqu'elle leur assura que la partie la plus délicate du plan reposait sur eux. Elle remarqua ensuite qu'Ayrik s'était endormi dans ses bras, et que quelques-uns parmi les plus jeunes bâillaient à s'en décrocher la mâchoire.

— Allez dormir, leur ordonna-t-elle d'un ton bienveillant. Vous aurez besoin de toutes vos forces, demain. J'aurais juste besoin de Faelor, Thaëlya, Anathor, Thaelor, Ehanor, Avëlëa, Emëlien, Laëlia et Fëlia pour mettre au point quelques détails avant demain.

Ceux non concernés par la demande laissèrent échapper quelques exclamations ravies. La foule se dispersa, pour gagner le coin où se trouvaient les paillasses. Certains semblaient décidés à dormir sur les tapis, tandis que deux ou trois gagnaient la sortie. Raeni s'excusa auprès de ses amis le temps d'aller coucher Ayrik. Elle gagna le couloir dans lequel se trouvait le bureau, puis le quitta par une petite porte de bois simple. Derrière celle-ci se trouvait une chambre minuscule, avec une simple paillasse en guise de lit. Une jolie peluche traînait sur l'oreiller, en réalité une couverture pliée en huit. Raeni déposa son petit protégé sur la couchette de fortune, puis le couvrit de sa cape. Le gamin rouvrit les yeux.

— Ne me laisse pas tout seul, Raeni... supplia-t-il, une lueur de détresse dans les yeux.

La jeune femme déposa un baiser sur son front.

— Je suis juste à côté, lui assura-t-elle. Je reviens dès que j'ai terminé, promis.

— Je veux rester avec toi... s'obstina l'enfant.

— Tu dois dormir, Ayrik, insista-t-elle.

— Mais toi aussi...

— J'ai encore quelques petites choses à faire, déclara-t-elle. Après, promis, je viendrai dormir.

— Alors je veux une chanson, réclama-t-il.

— Si tu veux, souffla-t-elle avec un sourire attendri. Mais après, je veux que tu dormes.

Le petit garçon hocha la tête. Raeni le borda, puis s'assit en tailleur à côté de lui. Elle observa un instant ses traits doux, un peu fatigués, et ses grands yeux attentifs. Elle n'aimait pas trop chanter, car elle trouvait sa voix horrible en comparaison de celles des conteuses dans les tavernes. Toutefois, elle était prête à faire n'importe quoi pour satisfaire son protégé, d'autant plus qu'il venait d'apprendre une horrible nouvelle.

Elle commença donc à fredonner une antique mélodie en ancien eldalien, une berceuse que lui chantait sa mère lorsqu'elle était toute petite. Les paroles, bien que très simples, avaient le pouvoir d'apaiser et endormir le cœur des enfants et, d'après les légendes, éloigner les mauvais rêves. Elle n'y croyait cependant qu'à moitié, car elle-même ne maîtrisait pas l'art subtil du chant et était persuadée de ne pas savoir donner à sa chanson une telle puissance.

C'était ce qu'elle pensait, du moins, car la magie sembla faire effet sur lui. Ses yeux se fermèrent peu à peu, sa respiration ralentit, puis se cala sur un rythme régulier. Le visage de la jeune hybride s'attendrit devant la petite bouille d'ange de son protégé. Sa voix retomba peu à peu, puis le silence les enveloppa. Elle déposa un léger baiser sur le front d'Ayrik avant de se relever et de sortir avec la plus grande discrétion. Quoi qu'il puisse en dire, elle avait encore des choses à faire. Elle devait impérativement voir les détails de son plan et des différentes diversions, sans quoi ils ne pourraient jamais quitter l'île.


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