Chapitre V-II : Injustice

Raeni aida son acolyte à escalader le mur, puis s'élança à sa suite. De l'autre côté se trouvait la cour d'une maison abandonnée, incendiée pendant la guerre et pas encore reconstruite. Ils se glissèrent entre les herbes folles jusqu'à la palissade opposée, qui donnait sur une autre ruelle. Ils s'y engagèrent avec prudence, après avoir vérifié plusieurs fois qu'aucun soldat ne se trouvait dans les parages, puis s'élancèrent sur les pavés. L'hybride marchait vite, son protégé trottinait pour rester à sa hauteur. Elle bifurqua à un croisement, changea encore de chemin au carrefour suivant.

Ses pas les amenèrent bientôt dans les quartiers les plus mal famés de la ville. Malgré l'heure, personne ne passait dans le secteur, pas même les gardes. Elle repéra une femme en haillons penchée sur un feu de fortune, entraîna le petit garçon dans une rue transversale lorsqu'elle aperçut deux hommes à la silhouette malveillante plus loin dans celle qu'ils suivaient. Elle passa par une maison à moitié détruite pour gagner une autre cour, remonta une allée jonchée de débris avant d'arriver, enfin, sur la place où se trouvait leur cachette. Elle s'assura que personne ne rôdait dans les parages, et courut jusqu'à la porte de chez Laertha.

Il ne fallut que quelques secondes au fantôme pour leur ouvrir. L'hybride la remercia, puis entraîna le gamin dans le bâtiment en ruines. Elle le garda près d'elle afin qu'il ne s'approche pas trop des araignées. Ils descendirent les escaliers quatre à quatre. Raeni frappa ensuite au mur, qui s'ouvrit à une vitesse hallucinante, comme s'il était conscient de la gravité de la situation. Elle attrapa la main de son protégé pour le guider le long du couloir.

Enfin, ils atteignirent la pièce principale de leur repaire. Deux gamins un peu maigres, mais au regard pétillant, discutaient dans un coin, penchés sur un objet un peu étrange dont Raeni préféra ne pas connaître l'origine. Elle demanda au jeune garçon d'attendre là, et se dirigea vers le fond de la pièce dans l'intention de passer une porte de bois pour gagner une autre zone du complexe souterrain. Une voix la coupa cependant dans son élan.

— Raeni !

Elle se tourna à temps pour recevoir le petit humain aux cheveux blonds dans ses bras. Un sourire soulagé étira ses lèvres, et elle serra son petit corps contre elle.

— Ayrik, souffla-t-elle.

Le gamin enfouit sa tête dans son cou un instant, puis releva ses yeux d'azur vers elle. Elle ne put s'empêcher d'admirer son regard doux, un peu rêveur, qu'elle appréciait tant chez lui.

— Tu devais revenir hier, lui reprocha-t-il.

— J'ai été forcée de rester à Valmaëlën, s'excusa-t-elle. Pardon, Ayrik.

— J'ai eu peur... avoua-t-il, sa tête à nouveau posée contre son épaule.

— Je suis là, maintenant, lui assura-t-elle. Et je ne te quitterai plus, promis.

— Promis promis ? insista l'enfant.

— Promis promis, confirma-t-elle. Je reste ici. C'est trop dangereux pour moi aussi, en ville. Vanador m'en veut autant qu'à toi.

— Mais je n'ai rien fait, moi... Je ne sais même pas qui c'est...

La jeune femme le serra un peu plus fort contre elle et passa une main dans sa chevelure fine pour caresser sa tête.

— Je sais, soupira-t-elle. Je sais.

Le silence se fit, à la fois apaisant et angoissant. Le petit humain ne comprenait pas ce qu'il avait pu faire de travers pour s'attirer à ce point les foudres de Khassendrah. Raeni le sentait. Elle sentait qu'il était triste, qu'il avait peur. Mais elle ne pouvait rien faire d'autre que le serrer dans ses bras pour lui offrir un maigre réconfort.

— Rae ?

La jeune femme leva les yeux. Avëlëa la rejoignit, les sourcils froncés, consciente que quelque chose n'allait pas. Raeni lui adressa un regard pour lui signifier qu'elle lui expliquerait plus tard, puis lui demanda :

— Il faudrait que tu réussisses à réunir Anathor, Faelor et Thaëlya. Il faut que je leur parle le plus vite possible.

L'elfe de feu hocha la tête. Elle comprit que la présence d'Ayrik gênait Raeni, qui ne voulait pas l'exposer à de trop mauvaises nouvelles. Elle la laissa donc avec le petit humain pour rejoindre les deux autres enfants. L'hybride relâcha un peu son étreinte autour du garçon, qui reposa les pieds au sol.

— Dis, tu veux voir le joli dessin que j'ai fait ? lui demanda-t-il d'un air ravi.

— Je veux bien, acquiesça son aînée.

Ayrik attrapa donc sa main et l'entraîna jusqu'à la porte qu'elle comptait emprunter plus tôt. A sa grande surprise, il l'amena devant une pièce fermée par un panneau de bois épais, qu'il poussa de toutes ses forces pour entrer. A l'intérieur, une grande table constituée d'une planche posée sur deux tréteaux occupait une bonne partie de l'espace. Une carte de la ville ornait un mur, coincée entre deux lourdes étagères chargées de feuilles, de gros registres et d'une collection hétéroclite d'objets mystérieux et étranges.

— Qui t'a permis d'entrer ici ? le gronda Raeni.

— C'est Av', se défendit-t-il avec un regard innocent. Elle m'a dit que je pouvais dessiner, si je ne touchais à rien. J'ai été sage, promis !

La jeune femme soupira. Un sourire attendri passa sur ses lèvres devant la bouille de son protégé. Elle le croyait sans problème.

— Tu as rangé ton dessin quelque part ? s'enquit-elle, signe qu'elle n'était pas fâchée contre lui.

— Juste ici ! s'écria-t-il.

Il courut jusqu'à l'un des meubles et se hissa sur la pointe des pieds pour y chercher quelque chose. Elle observa ses petits doigts tâtonner à la recherche d'une feuille, qu'il attrapa maladroitement avant de la ramener à la jeune femme. Celle-ci s'assit sur un tabouret branlant, puis souleva le petit garçon pour lui permettre d'être à hauteur de table. Il étala avec précaution son papier sur la surface de bois. Des formes tremblotantes, esquissées au charbon, se révélèrent sous les yeux de sa protectrice. Un bateau, avec une silhouette d'enfant à la proue. Le soleil brillait au-dessus du vaisseau, la mer s'étendait en-dessous. Des poissons nageaient, des oiseaux volaient, et une femme tenait la barre, un sourire aux lèvres. L'hybride en fut attendrie.

— C'est très joli, le complimenta-t-elle. Qui c'est ?

— Toi et moi ! expliqua l'enfant.

— Sur un navire ? remarqua-t-elle, amusée.

Le gamin sur ses genoux se contorsionna pour la regarder. Il arborait une mine sérieuse, mais son regard bleuté reflétait l'imaginaire qui habitait son âme.

— J'ai rêvé qu'on montait sur un bateau, révéla-t-il. Tu étais une capitaine pirate, comme Enhis Rackhamm, mais en beaucoup plus gentille. Tu parcourais la mer pour sauver tous les enfants qui en avaient besoin. Et en plus, notre bateau pouvait voler pour aider aussi les enfants qui habitaient loin de la mer !

Raeni déposa un baiser sur son crâne.

— C'était un très joli rêve, souffla-t-elle.

— J'aimerais qu'il devienne réel... avoua le garçon.

La jeune femme le serra dans ses bras. Sans le savoir, il venait de lui donner une idée.

— Un jour, promit-elle. Mais avant, il nous faut quitter Khaëlentis.

— Tu crois que c'est possible ? s'enquit-t-il.

— J'en suis certaine, affirma-t-elle. Je vais devoir réfléchir à comment faire, mais je pense qu'on peut partir d'ici très vite.

Ayrik afficha un sourire ravi, et enfouit son visage contre sa protectrice. Celle-ci resta un long moment à le serrer contre elle, perdue dans ses pensées. Un plan commençait à se former dans son esprit. Risqué, sans doute délicat à mettre en œuvre, mais avec un peu de réflexion, elle pourrait en tirer quelque chose de faisable. Elle devait juste en discuter avec ses amis avant. Leur avis compterait, de même que leurs remarques.

— Raeni ? demanda soudain l'enfant.

— Oui ?

— Pourquoi Khassendrah est aussi méchante avec moi ?

La question déstabilisa l'hybride. Jamais auparavant il n'avait semblé vouloir comprendre l'origine de la haine que lui vouait l'alfombre. Elle ne s'attendait pas à une telle demande, et ne savait pas quoi lui répondre. Il était encore très jeune. Elle ne voulait pas le blesser, ni même lui exposer une raison qu'il serait encore incapable de comprendre. Il restait rêveur, et, par-dessus tout, humain. Non pas qu'elle prêtait attention aux clichés qui couraient sur eux, mais elle avait remarqué qu'Ayrik semblait plus doué pour se perdre dans son imaginaire que pour comprendre le monde extérieur. Elle n'avait pas envie de le traumatiser, mais ne souhaitait pas non plus lui mentir.

— Elle est méchante avec tout le monde, commença-t-elle d'une voix mal assurée. Mais oui, elle est pire avec toi. Je ne sais pas trop pourquoi elle se comporte comme ça. Elle pense peut-être que, parce que tu es humain, tu es moins important que d'autres personnes. Que tu as plus le droit de souffrir, mais c'est complètement faux.

— Pourquoi personne n'aime les humains ? soupira-t-il.

— Je ne t'aime pas, moi ? s'offusqua-t-elle.

— Tu t'attires plein d'ennuis à cause de moi, expliqua le blondinet. Et puis même monsieur le directeur ne m'apprécie pas.

— Ils sont tous très bêtes, laissa-t-elle échapper. Tous ceux qui ne t'aiment pas pensent que les humains ont déclenché la guerre, d'après ce qu'on dit. Ils croient que tous les humains sont méchants et veulent leur faire du mal. Ce qu'ils oublient, c'est que ce sont les thalëni qui leur ont permis de devenir assez forts pour pouvoir attaquer. Et que, si on avait été plus gentils avec eux dès le début, il n'y aurait sans doute pas eu de guerre.

— Mais je n'étais même pas né quand la guerre a commencé...

— Je sais... c'est pour ça que je te dis qu'ils sont bêtes. Ils pensent que, parce que tu es humain, tu vas faire des bêtises comme ceux qui ont déclenché la guerre. Ils ne pensent pas que tu as ton propre caractère, et que tu peux choisir ce que tu vas devenir. Et en plus, eux aussi ont fait des choses vraiment pas belles pendant la guerre.

— Donc ce n'est pas ma faute ? s'émerveilla le petit garçon, plein d'espoir.

— Ça ne l'a jamais été, confirma Raeni en déposant un petit bisou sur son front.

Un sourire ravi éclaira le visage du gamin. Elle resserra de nouveau ses bras autour de lui pour le câliner un instant supplémentaire. Bien qu'elle ne connaisse pas les origines exactes du conflit qui lui avait pris tout ce qu'elle possédait, elle était plutôt fière de ses explications, et soulagée de voir que son protégé s'était apaisé. Un instant, elle s'imagina ce que ce devait être pour lui de devoir supporter tant de haine gratuite, tant de méchanceté dirigée contre lui à cause de ses simples origines. Cette pensée la conforta dans son idée. Ayrik devait à tout prix quitter Khaëlentis. Elle devait lui trouver un véritable foyer, de préférence humain, où il pourrait s'épanouir et se sentir aimé.


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