Chapitre V-I : Traqués
Raeni se sentait d'humeur massacrante. Elle n'avait presque pas dormi de la nuit tant les menaces qui pesaient sur Ayrik l'angoissaient. La présence de Vanador dans les couloirs, depuis quatre jours, lui donnait l'effet d'accueillir, sur son territoire, un dangereux prédateur qui pourrait l'attraper n'importe quand. Entre les cours et les repas, elle s'efforçait de jouer au chat et à la souris avec lui : les autres orphelins la prévenaient à l'avance des allées et venues de leur ennemi afin qu'elle puisse l'esquiver au mieux. Parfois, il les surprenait dans les couloirs. Elle profitait alors de diversions créées par ses camarades pour lui échapper.
Toutefois, la veille, il avait réussi à la coincer à la sortie du réfectoire. Leur brève conversation l'avait agacée, mais elle avait su garder son sang-froid. Elle le devait, puisqu'elle savait qu'il n'hésiterait pas à lever la main sur elle ou la faire enfermer si elle venait à lui manquer de respect. Elle devait rester libre. En pleine forme. Pour Ayrik.
Elle calma ses nerfs lors de son cours de couture. Bien que l'orphelinat n'ait pas les moyens d'offrir à ses pensionnaires des études prestigieuses, il assurait tout de même un enseignement pratique qui leur permettrait, un jour, de trouver du travail ou au moins de se débrouiller seuls. Cuisine, couture et diverses activités manuelles étaient donc proposées aux orphelins, tant pour canaliser l'énergie débordante de certains que pour leur offrir quelques compétences facilement accessibles malgré tout. Certains décrochaient même, à l'occasion, une formation auprès d'une échoppe en ville, qu'il s'agisse d'un fermier, d'un forgeron ou encore d'une poissonnière. Pour Raeni, confectionner des petites œuvres d'art ou des objets utiles en tissu ne servait pas qu'à lui assurer un potentiel gagne-pain plus tard. Sa mère, lorsqu'elle était encore en vie, avait commencé à lui enseigner ce métier qu'elle pratiquait elle-même. Une aiguille à la main, concentrée sur sa broderie ou sur l'assemblage de deux pièces d'étoffes entre elles, elle entendait encore sa voix lui souffler des conseils. Une pensée rassurante, encourageante, qui poussait l'hybride à aller de l'avant.
De tous les pensionnaires de Valmaëlën, elle se trouvait être la plus douée dans ce domaine. La salle de classe résonnait bien souvent de bavardages joyeux et insouciants auxquels elle prenait part avec joie. A la différence d'autres cours qu'elle séchait ou durant lesquels elle s'endormait, elle s'investissait de son mieux dans ses projets de couture et les achevait avec soin. Ses professeurs l'encourageaient, dans l'espoir de la voir s'assagir et cesser ses frasques.
Ce jour-là, elle expliquait avec patience à une elfe de feu de huit ans comment fabriquer une jupe à partir de quelques morceaux de tissus récupérés sur de vieux vêtements abîmés. Ses mains maniaient les outils avec aisance et assurance, et la passion qu'elle mettait dans son ouvrage avait contaminé la petite fille à ses côtés, qui l'observait avec attention. Raeni avait choisi une vieille robe vert sombre pour fabriquer le vêtement et l'adapter à la taille de l'enfant. Elle s'occupait depuis plusieurs jours des détails, une fine broderie qu'elle réalisait avec des fils colorés. De fins motifs enflammés, disposés autour de la taille et le long de l'ourlet. La fillette, à ses côtés, tentait avec peine de coudre un bout de tissu sur la jupe pour pouvoir y passer un ruban en guise de ceinture. L'aînée posa son ouvrage un instant, le temps de la guider avec douceur.
Une rumeur monta soudain depuis le couloir. Trois enfants entrèrent dans la pièce, essoufflés. La jeune femme leur jeta un regard inquiet. Elle les connaissait, tous trois faisaient partie de sa bande. Elle savait qu'aucun d'entre eux n'aurait couru sans bonne raison. Un danger, ou une menace. Elle n'eut cependant pas le temps de leur parler. Leur professeur de couture, une alfombre entre deux âges au visage sévère, nommée Hëlaya, apostropha aussitôt les trois retardataires pour leur demander des comptes.
— Bande de chenapans, leur lança-t-elle depuis l'autre bout de la pièce. Quelle excuse allez-vous encore inventer pour justifier votre retard, cette fois ?
— Le tr... Vanador nous a retenus, bafouilla l'aîné du trio.
— Ahal Vanador, corrigea la vieille femme qui s'était rapprochée. Vous me ferez le plaisir de faire preuve d'un peu de respect envers notre invité.
— Je veux bien, répliqua le plus jeune, mais il faudrait déjà que lui-même se montre plus respectueux... Il m'a poussé parce que je ne marchais pas assez vite...
La vieille femme soupira lorsqu'il lui montra ses paumes en sang. Elle s'agenouilla devant lui pour inspecter ses plaies.
— Tu aurais dû te reculer pour le laisser passer, le réprimanda-t-elle d'un ton plus doux.
— Oh, je l'aurais bien fait, répondit le gamin, mais il nous avait demandé de venir le voir pour qu'il puisse nous parler.
— Et il t'a poussé alors qu'il t'avait demandé de rester ? s'étonna Hëlaya.
— Pas tout de suite, expliqua l'aîné. Il nous a d'abord demandé de lui dire si on savait où se trouvait Raeni.
— Et on lui a dit qu'elle devait être sortie pour manger chez Anathor, assura le plus petit avec un regard espiègle. C'est là qu'il m'a poussé pour passer. Et en plus, il n'a même pas dit pardon !
— Je lui dirai deux mots moi-même, dans ce cas, assura l'adulte, les sourcils froncés. Mais tu lui as menti, puisque tu savais très bien que Raeni était ici...
— Mais Vanador...
— Ahal Vanador, le reprit-elle.
— Ahal Vanador avait l'air menaçant, termina l'enfant. Je suis sûr qu'il lui aurait fait mal encore plus qu'à moi !
— On règlera ça plus tard, soupira la vieille femme. Nymëanor, tu peux l'accompagner à l'infirmerie ? Il ne coudra pas grand-chose avec des mains dans cet état-là.
— Oui madame ! répondit l'aîné.
Tous deux ressortirent aussitôt. Le troisième, qui n'avait pas ouvert la bouche, alla s'installer à côté de Raeni sans émettre le moindre son. La jeune femme lui jeta un regard inquiet.
— Ça va, Emëlien ? chuchota-t-elle.
— Khassendrah a enlevé Lyf', souffla-t-il.
L'hybride pâlit.
— Comment ça ?
— Elle veut plaire à Vanador, alors elle... elle a...
Un sanglot lui échappa. La jeune femme passa un bras autour de ses épaules pour le réconforter.
— Hé, calme-toi, souffla-t-elle. On va la retrouver.
— Vanador te cherche...Il... il sait que tu as aidé Ayrik...
— Mais vous l'avez envoyé sur une fausse piste, le rassura-t-elle.
— Il va vouloir te faire du mal, murmura-t-il.
— Il ne m'en fera pas, lui assura-t-elle. Promis.
Le jeune garçon continua toutefois à pleurer. Hëlaya le remarqua.
— Tout va bien ? s'enquit-elle en passant à côté de lui.
— J'ai mal au ventre... mentit le petit garçon.
— Je peux l'accompagner à l'infirmerie, proposa Raeni. Il a peut-être mangé quelque chose de pas frais.
— Allez-y, soupira l'adulte, consciente qu'il s'agissait sûrement d'un mensonge. Mais dépêchez-vous.
Les deux enfants se levèrent. Raeni attrapa la main de son cadet, et l'emmena avec elle hors de la salle. Cependant, au lieu de prendre la direction de l'infirmerie, ils se dirigèrent vers les cuisines à pas de loup. Les couloirs, à cette heure-ci, étaient déserts. Ils pouvaient donc entendre le moindre bruit de pas, le plus léger bruissement de cape qui aurait pu trahir la présence de Vanador.
Par chance, l'Ahal ne se montra pas. Les deux orphelins parvinrent au réfectoire sans encombre, puis se glissèrent dans les cuisines avec discrétion. Les deux cuisinières discutaient entre elles avec animation, tandis qu'elles terminaient la vaisselle. Le boucan rendit les deux compères encore plus silencieux et leur permit de se glisser jusqu'au vide-ordure, qui donnait directement sur la rue. Raeni descendit la première par la trappe, s'assura que personne ne passait, puis aida son acolyte à la rejoindre. Ils prirent ensuite la direction des bas-quartiers avec prudence. Personne ne devait les voir, ou en tous cas pas les gardes, ni Vanador, ni Khassendrah et les brutes qui la servaient.
Ils se stoppèrent bien vite, à deux rues de Valmaëlën. La voix du mage claqua dans une allée, accompagnée des pleurs d'un enfant. Raeni attrapa son protégé et se glissa à l'angle d'une maison, dans une minuscule ruelle sombre et étroite, à l'abri des regards. Elle posa une main sur la bouche du garçon pour s'assurer qu'il ne les trahisse pas, puis écouta. A en juger par la colère de son ton, l'Ahal avait découvert quelque chose qui ne lui plaisait pas. La jeune femme tendit l'oreille, consciente qu'ils étaient tous les deux dans le pétrin si Vanador venait à les découvrir. Des pas pressés parvinrent aux deux enfants, dont le cœur accéléra lorsqu'ils comprirent qu'ils venaient dans leur direction. L'hybride poussa davantage son compagnon d'infortune au fond de leur cachette et se plaça devant lui. L'ombre les dissimulait depuis la rue principale, mais si quelqu'un s'approchait de trop près, ils seraient repérés à coup sûr.
— ... garce, entendirent-ils alors que les voix se faisaient plus proches. Sale gamine !
Ils reconnurent le ton sec et désagréable de Vanador.
— Je vous avais dit qu'elle vous avait menti, jubila une voix féminine aux notes douces, mais trop mielleuses pour être sincères.
— J'aurais dû t'écouter, concéda Vanador. Elle va payer, cette espèce de...
Les voix s'éloignèrent en direction de Valmaëlën. Les deux enfants laissèrent échapper un léger soupir de soulagement, mais Raeni sentait toujours le frisson glacial qui l'avait parcourue lorsqu'elle avait entendu l'autre voix. Khassendrah. Elle s'était alliée à l'Ahal, et celui-ci semblait charmé par son aide.
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