Chapitre IX - II : L'embarquement

A mesure que l'alfombre avançait dans son récit, la jeune hybride sentait son cœur se glacer davantage. Dans son esprit, une sombre silhouette se dessinait, immense, semblable en tous points à ce que lui décrivait le marin. Un monstre irréel, qui parcourait les flots en pleine tempête, détruisant et tuant tout sur son passage. Elle crut même, un instant, entendre résonner son terrible cri au loin, derrière elle.

Apeurée, elle se retourna d'un geste vif. Par-delà les bâtiments, une lueur orangée s'élevait depuis la campagne, accompagnée d'une épaisse fumée âcre. Elle se demanda, dans un accès de terreur, si le navire maudit dont elle venait d'apprendre l'existence pouvait voler. Le rire d'Aranor la fit sursauter. Elle se tourna vers lui, à l'affut du moindre signe qu'une telle engeance puisse se manifester.

— Ah, bravo ! s'exclama l'un des marins d'un air bougon, tu nous l'as traumatisée avec tes histoires !

— Avouez quand même que l'incendie dans le fond tombe fort à propos !

Alors que les matelots se chamaillaient à grands renforts de rires, une main se posa avec douceur sur l'épaule de Raeni pour la faire asseoir sur le pont. Elle releva les yeux vers celui qui se montrait si prévenant avec elle, et reconnut Thaelor. L'alfombre semblait inquiet pour elle, comme en témoignait son expression.

— Ça va aller, Rae ? s'enquit-il à voix basse.

— Il... il existe vraiment, ce... truc ? questionna-t-elle en retour.

— Bien sûr qu'non qu'il existe pas, ma belle ! s'exclama l'un des camarades de son acolyte. C't'une légende, un truc pour effrayer les mousses et les jolies filles, à terre.

Il lui cala une chope pleine entre les mains avec un sourire amusé.

— Avale ça, ça va t'r'monter un peu. Ça s'rait dommage qu'on t'perde pour ça. T'as l'air sympa, pas comme l'aut' qu'nous a servis hier, à l'auberge...

La jeune femme esquissa un sourire, et prit une gorgée d'alcool. La boisson lui brûla aussitôt le palais et la gorge. Elle s'efforça de ne pas la recracher, mais ne put s'empêcher de grimacer. Son expression fit rire les matelots.

— C'est fort, hein ? s'amusa l'un d'eux.

— C'est pas pour moi, ce genre de trucs, avoua-t-elle en lui rendant son verre.

— Au moins, ça t'a revigorée un peu, remarqua Thaelor.

— Et ne t'inquiète pas, enchaîna Aranor. Le Dragon n'est qu'une légende, et si tu restes à terre, tu ne risques pas de le croiser.

Elle hocha la tête et s'efforça de paraître rassurée. Elle-même ne comprenait pas son soudain accès de panique. Elle en avait entendu, des récits de monstres mythiques et de créatures maudites. Aucune ne lui avait pourtant procuré un tel sentiment de terreur. Elle commença à soupçonner le mage d'avoir joué avec son esprit. Elle en était persuadée, en fait. Il devait avoir eu envie de s'amuser avec elle à sa façon, d'utiliser ses pouvoirs pour ne pas perdre la main. Non, cette terreur inexpliquée n'était pas la sienne. Elle lui avait été insufflée, elle en était certaine.

Elle se releva, piquée au vif. Elle n'allait pas lui donner la satisfaction de se montrer faible et impressionnable. Toute danseuse qu'elle puisse être à ses yeux, elle refusait de laisser cet homme se servir d'elle ainsi. Au loin, elle percevait la rumeur des appels de renforts pour éteindre les incendies. Personne, sur le navire, ne semblait s'y intéresser, hormis Thaelor et elle, même si le jeune homme faisait semblant de ne pas y prêter attention.

— Ah, tu vas mieux, se réjouit le conteur. Tu vas pouvoir reprendre le service.

— Et danser ! réclama l'un de ses camarades. Tu es plutôt jolie, tu dois l'être encore plus quand tu danses...

— Heu, maintenant ? s'exclama-t-elle d'un air un peu plus apeuré qu'elle ne l'aurait voulu.

— Laisse-la se remettre, Faranor, le sermonna Thaelor. Elle vient d'avoir la frousse, il faudrait qu'elle arrête de trembler pour nous faire une jolie chorégraphie.

Le jeune homme avait raison, remarqua Raeni pour elle-même. Elle tremblait un peu, sans doute à cause de la terreur que lui avait inspirée la légende. Son bras, sur lequel elle s'appuyait au bastingage, était parcouru de frissons incontrôlables. Les marins l'observaient inquiets. Elle s'efforça de les rassurer d'un sourire.

— Ce n'est rien, ça va passer, assura-t-elle.

— Tu en es sûre ? insista Faranor. Tu as l'air un peu pâle.

— Certaine, confirma-t-elle. D'ici quelques minutes, ça ira mieux.

Elle se força à rire d'un air insouciant avant d'ajouter :

— Au moins, je ne suis pas tombée dans les pommes, cette fois.

— T'es donc si sensible qu'ça ? demanda l'un des matelots.

— On dirait bien, soupira-t-elle.

La fin de sa phrase fut masquée par le bâillement colossal d'Aranor. Ses compagnons lui adressèrent un regard étonné, avant de l'imiter chacun leur tour, plus ou moins fort. La jeune femme elle-même fut contaminée par la fatigue générale. Un rire échappa à l'un d'eux.

— T'abuses, Aranor, grogna-t-il.

— Désolé, mais je me sens un peu fatigué... se défendit-il.

— Toi ? s'étonna Thaelor. Fatigué ?

— J'ai dû trop m'amuser cet après-midi, supposa le conteur. J'ai pas mal marché, et j'ai beaucoup dansé...

— Et t'as dû boire un peu trop, aussi, lui reprocha l'ami de Raeni.

— Faux ! se défendit-il. J'ai à peine goûté quelques verres !

— Tu devrais arrêter pour ce soir, alors, lui conseilla l'un de ses camarades.

— Ça va aller... grogna-t-il. Tiens, gamine, ajouta-t-il à l'attention de Raeni, ressers-m'en un.

L'hybride obtempéra, consciente que le somnifère commençait à faire effet. Elle remarqua que les camarades de Thaelor bâillaient tous avec plus ou moins de discrétion, et que leurs yeux commençaient à se fermer tout seuls. Elle rendit sa chope au marin, puis proposa :

— Je me sens encore un peu faible pour danser, mais je peux toujours chanter. Ça vous dirait ?

— Bien sûr, ma belle ! s'exclama Faranor.

La jeune femme sourit devant tant d'enthousiasme et s'assit sur le bastingage. Elle ferma les yeux un instant, le temps de trouver ce qu'elle allait leur interpréter.

— Tu connais la complainte du dragon blanc ? demanda Thaelor.

Il ajouta aussitôt d'une voix maladroite :

— Au cœur des ténèbres, par-delà les vertes forêts...

— Loin au cœur des montagnes glacées, un dragon blanc naquit... poursuivit-elle, un sourire aux lèvres.

L'alfombre se tut, tandis qu'elle reprenait :

— Seul et perdu dans les vastes vallées de givre éternel, sa douce voix résonna entre les sommets, triste mais si belle...

Sa voix gagna en intensité à mesure qu'elle se laissait porter par les paroles. Bien qu'elle se sente maladroite par rapport aux véritables Chanteurs, elle espérait qu'en mettant tout son cœur dans sa chanson, elle réussisse à tromper les marins. Les mots coulèrent l'un après l'autre sur ses lèvres, pour s'envoler ensuite dans le vent jusqu'aux oreilles des matelots. Elle chanta la solitude du dragon blanc, son désespoir de trouver un jour un ami ou une compagne. Elle se prit à penser à Ayrik, qu'elle associa à cette créature esseulée, isolée loin des siens. L'unique différence avec le garçon résidait dans la méchanceté des althëliens autour de lui, tandis que le dragon ne connaissait personne.

La jeune femme fut surprise d'entendre un sanglot. Elle rouvrit les yeux, et remarqua que quatre des marins s'étaient déjà endormis. Faranor pleurait, couché sur le pont, alors que ses deux derniers camarades contemplaient d'un regard vide le fond de leur chope. Elle se douta que Thaelor faisait semblant, mais les larmes de Faranor la coupèrent dans sa chanson. Sa voix chancela un instant, jusqu'à ce que son regard croise celui de son ami. Il l'encouragea à continuer, et elle s'exécuta. Bientôt, les deux éveillés sombrèrent dans le sommeil. Thaelor s'assura qu'ils ne se réveilleraient pas dans la minute avant de souffler à Raeni :

— Tu chantes vraiment bien. Tu aurais dû postuler pour entrer à l'Académie Musicale de Tal Dorehava.

— Arrête de dire n'importe quoi et trouve de quoi les attacher et les bâillonner, grogna-t-elle. Ça serait bête qu'ils se réveillent maintenant.

— Comme tu veux, chuchota-t-il avec un sourire.

Pendant qu'il partait chercher de quoi ligoter les matelots, elle les fouilla avec soin. Elle dénicha des armes sur trois d'entre eux, ainsi qu'un étrange appareil qu'elle crut reconnaître comme étant une boussole élémentaire. Elle demanderait confirmation à ses spécialistes de la mer plus tard. Elle attendit ensuite que l'alfombre soit revenu avec les cordes, puis l'aida à entraver les marins. Elle lui demanda ensuite d'aller prévenir ses camarades cachés dans les ponts inférieurs afin qu'ils viennent l'aider à les déposer sur une barque qu'ils éloigneraient par la suite du navire.

Une fois ce petit détail réglé, elle se posta au sommet de la passerelle et poussa un long sifflement aigu, suivi de trois autres plus courts. Elle observa ensuite le quai, inquiète. Les minuscules flambeaux des gardes brillaient au loin, mais, ailleurs, l'obscurité recouvrait tout et l'empêchait de voir à plus de quelques mètres au-delà du pied de la rampe d'accès au navire.

Elle finit par remarquer une silhouette menue qui se faufilait entre les lourdes caisses posées au sol. Elle esquissa un léger sourire : cette ombre à la démarche légère ne lui était pas inconnue, bien au contraire. Elle scruta de nouveau les ténèbres, à la recherche du reste de sa bande, qui ne tarda pas à se glisser dans le sillage de sa guide. Un à un, Raeni les regarda défiler dans le noir, s'arrêtant parfois pour échapper aux gardes avant de reprendre leur route en direction du navire. Elle fronça cependant les sourcils lorsqu'elle fit le compte des enfants.

— Quelque chose ne va pas ? s'inquiéta aussitôt Thaelor.

— Ils sont onze, expliqua-t-elle. Ils devraient être quinze... Et je n'ai pas vu Ayrik.

— Faelor doit l'avoir avec lui, tenta-t-il de la rassurer. Vu sa taille, il doit être dans ses bras.

— Je n'ai pas repéré Faelor non plus, souffla-t-elle.

— Ça, c'est plus embêtant, concéda l'alfombre. Il attend peut-être que tout le monde soit passé pour venir ?

— Je ne sais pas. J'espère...

— On va vite le savoir, déclara-t-il lorsque les premiers enfants s'élancèrent sur la passerelle.

Raeni les aida à monter à bord avec nervosité. Son regard ne cessait de se reporter vers le quai, mais son ami ne semblait guère décidé à se montrer. Lorsqu'elle repéra Thaëlya, Ayrik dans les bras, elle comprit que quelque chose n'allait pas. Elle arrêta l'albinos lorsque celle-ci atteignit le pont.

— Vous avez eu des problèmes, en route ? lui demanda-t-elle, inquiète.

— Non, rapporta Thaëlya. Tout était calme, dans le port. Les incendies ont été efficaces, je crois.

— Mais vous n'êtes pas tous là...

— Lyfëa est restée avec sa sœur, qui a été blessée en début de soirée, un peu après que tu aies quitté le repaire.

— Comment ça ? s'étonna l'hybride.

— Elle a été prise la main dans le sac d'un mage, qui a voulu la tuer en représailles expliqua son amie. On a eu beaucoup de chance, Vanador cherchait des infos sur toi à l'orphelinat, donc il ne traînait pas dans le coin et on a pu la sauver.

— Ouf, souffla son aînée.

— En revanche, reprit Thaëlya, Amaëlle et Emëlien sont introuvables. Je les ai attendu le plus longtemps possible, mais...

— Et Faelor ? la coupa Raeni.

— Pas vu non plus, avoua-t-elle. Je pensais qu'il était avec ceux qui devaient monter à bord par les sabords.

Le silence s'abattit un instant entre eux. Le regard de l'albinos passa de sa cheffe à Thaelor. Elle sentit les mains d'Ayrik serrer un peu plus ses vêtements. Il formula alors la question que tous se posaient en silence :

— Mais alors, il est où ?


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