Chapitre II-I : Accusé à tort

Raeni sursauta lorsque la porte claqua. Elle s'était pourtant retournée pour voir l'Ahal partir, mais sa fureur et la menace de se faire couper la langue l'avaient rendue nerveuse.

Une fois le silence revenu sur la petite pièce, elle reporta son attention sur le directeur. En cet instant, l'homme lui inspirait une profonde admiration : malgré ses frasques quotidiennes et tous les problèmes qu'elle avait pu apporter à l'orphelinat, il avait pris sa défense sans hésiter face à Vanador. Elle admirait son courage et se sentit presque honteuse de lui avoir causé tant de soucis. Elle s'en voulait même presque de l'avoir accusé, à de multiples reprises, de ne jamais montrer d'affection à ses pensionnaires. Il venait de lui prouver que même lui s'était attaché à eux. Elle se jura de limiter ses bêtises, à l'avenir.

Pourtant, le regard qu'il lui lança ne présageait rien de bon. Les éclairs furieux dans ses iris, qu'elle ne cessait de surveiller avec inquiétude depuis qu'elle était entrée dans son bureau, en disaient long sur sa pensée. Aussi, lorsqu'il laissa échapper un énième soupir avant de la fixer à nouveau, elle frissonna.

— J'espère que tu es fière de toi, Raeni.

La jeune femme pinça les lèvres. Déjà, la peur laissait la place à un profond dégoût pour cet alfombre qui se croyait tant supérieur à eux.

— Je n'allais quand même pas le laisser prendre la défense de Khassendrah ! se défendit-elle.

— Ta dernière remarque n'était pas nécessaire.

Malgré sa propre colère, elle admirait le calme dont il faisait preuve. Elle sentait sa frustration, certes, mais sa voix restait posée. Il en fallait beaucoup pour le faire sortir de ses gonds. Jusqu'à présent, ce n'était jamais arrivé, du moins à sa connaissance. Il semblait toutefois au bord de l'explosion.

— Je n'ai fait qu'énoncer la vérité, affirma-t-elle. Khassendrah lui a retourné le cerveau, à ce type !

— Parle autrement de l'Ahal, siffla-t-il.

A ses regards inquiets autour d'eux, elle devina qu'il craignait que le mage n'ait laissé des pièges magiques capables de les écouter. Cette pensée la fit frémir. De peur, mais aussi de dégoût.

Son tuteur s'éloigna d'elle pour commencer à faire les cent pas devant son bureau. En d'autres circonstances, Raeni l'aurait trouvé amusant, avec ses épais sourcils roux froncés et ses cheveux en bataille. Cependant, pour une fois, la gravité de la situation l'empêchait de se moquer. D'ordinaire, le directeur était un homme calme, posé, qui préférait discuter avec ses pensionnaires plutôt que de les punir. Ou, s'il y était contraint, leur trouver une tâche qui leur permette de prendre la pleine mesure de leur bêtise, sans pour autant les mutiler. Le voir ainsi agité ne rassurait pas Raeni.

— Quelle galère... grommela-t-il. D'abord ce vol, et maintenant ça...

— C'est Khassendrah la coupable, tenta-t-elle une nouvelle fois. Ayrik...

— Ton Ayrik est condamné, à cause de tes paroles ! s'exclama-t-il, furieux.

Il s'approcha d'elle, pour mieux la fixer dans les yeux. Un étrange malaise envahit la jeune femme.

— Si tu t'étais montrée plus délicate dans tes propos, j'aurais pu négocier avec l'Ahal pour lui épargner une punition trop violente, reprit-il. Mais ton interruption m'a non seulement forcé à me dresser contre lui, mais, en plus, tu lui as montré que tu étais tout, sauf saine d'esprit.

— Parce que, pour vous, c'est être sain d'esprit que d'accepter de se faire insulter ?

— Il y avait d'autres manières de le lui faire comprendre ! L'insulter en retour, ce n'était vraiment pas malin !

Il s'arrêta d'un coup, soupçonneux.

— D'ailleurs, comment peux-tu affirmer que Khassendrah a pu...

— Tout le monde en ville sait que Khassendrah sait se servir de son corps pour obtenir ce qu'elle veut, le coupa-t-elle, ses iris plongés dans les siens.

— Raeni...

Elle sentit ses joues s'enflammer. Même si elle s'efforçait de paraître sûre d'elle, confiante, elle savait qu'il commençait à soupçonner quelque chose.

— Tu étais déjà au courant, pour ce vol, l'accusa-t-il.

— Non, se défendit-elle.

Son cœur avait accéléré. Elle s'efforça de réfréner son inquiétude pour se donner l'air le plus honnête possible. L'elfe de feu, par chance, se laissa avoir. Son visage sembla se détendre quelque peu, avant qu'un nouveau pli ne vienne barrer son front.

— Si tu t'en sors avec une simple punition pour manque de respect, c'est mieux que si tu avais menti à l'Ahal. Mais cela ne retire rien au fait que je doive gérer cette histoire de vol... et te couvrir pour ta prestation merveilleuse, désormais.

— En quoi ça vous inquiète ? demanda-t-elle, soulagée qu'il l'ait crue. Vous l'avez dit vous-même, il n'a aucun pouvoir ici, à Khaëlentis.

— Tu te trompes lourdement, jeune fille, laissa tomber l'adulte avec un regard sombre. Il n'a aucun pouvoir juridique, mais il reste puissant et beau parleur. Il lui suffit de te trouver une implication quelconque dans le vol et tu seras condamnée à vie. Et puisque tu lui as bien prouvé à quel point tu es attachée à Ayrik, il ne devrait avoir aucun problème pour t'accuser de complicité ou que sais-je encore.

— Je continue à dire que Khassendrah lui a retourné le cerveau, s'entêta-t-elle. Il n'a aucune raison de vouloir m'inculper, sinon. Je défends Ayrik, et après ? Ce n'est quand même pas ma faute s'il se laisse manipuler par la pire garce de la ville !

— Attention à ce que tu dis, la menaça-t-il. N'oublie pas que, aux yeux de cet Ahal, tu n'es qu'une gamine, orpheline de surcroît. Née de l'union d'une elfe de feu et d'un alfombre. Pour lui, ton existence est aussi condamnable que celle d'Ayrik.

Raeni repoussa l'un de ses mèches de cheveux, venue troubler son champ de vision. Une colère sourde et froide commençait à monter en elle.

— Comment peut-il penser une chose pareille ? siffla-t-elle. Ayrik est le petit garçon le plus adorable du monde !

— Parce qu'il est humain, lâcha simplement le directeur. Faible, comme tous ceux de son peuple.

Son regard, pensif, dévia vers la fenêtre.

— Corrompu par l'Originel Noir, acheva-t-il dans un murmure.

— Les alfombres sont mille fois plus corrompus que lui, grogna-t-elle.

L'adulte reporta son attention sur elle. Un sourire amusé étira ses lèvres.

— Faelor, corrompu ? s'amusa-t-il.

— Faelor est différent, s'exclama-t-elle. Lui, il ne se moque pas de Thaëlya parce qu'elle a la peau décolorée. Il ne va pas harceler les plus petits pour leur voler leur goûter et s'amuser à leur faire peur. Il ne m'a jamais regardée comme une erreur de la nature à cause du sang mêlé qui, d'après vous, me vaut si peu de considération de la part de Vanador.

— Ahal Vanador, la corrigea-t-il d'un air pincé. Tu veux vraiment te faire arracher la langue ?

— Vous ne le feriez pas, affirma-t-elle, la tête haute. Vous venez de prendre ma défense pour m'éviter ce supplice.

Un soupir échappa à l'elfe de feu, qui leva les yeux au ciel.

— Je ne pourrai pas te protéger à chaque fois, Raeni. Plus tu t'enfonces, plus il me sera difficile de plaider en ta faveur si l'Ahal vient à t'accuser de complicité ou du vol lui-même.

— Il n'aurait aucune raison de le faire, si ?

— Tout le monde en ville sait que tu t'autoproclames protectrice de ce petit garçon. Tu aurais très bien pu organiser le vol, l'aider à s'introduire dans la chambre de l'Ahal, ou même aider Ayrik à disparaître afin que personne ne retrouve sa trace.

Le cœur de Raeni accéléra sa cadence.

— Comment ça ? s'étonna-t-elle.

Le directeur lui jeta un regard étrange, comme s'il hésitait à la croire son ignorance – feinte, bien entendu. A son expression, elle sut qu'il allait la tester, dans l'espoir d'obtenir une information de sa part.

— Tu ne le savais pas ? Ayrik n'était pas dans sa chambre, lorsque le bijou a été retrouvé. Il semblerait qu'il ait disparu. En fuite, ou caché dans un obscur recoin de la ville.

L'hybride secoua la tête.

— Ça ne lui ressemble pas, déclara-t-elle. Il est trop craintif pour sortir de l'orphelinat à la noct-heure.

— Peut-être quelqu'un l'accompagne-t-il, suggéra l'adulte. J'ai cru comprendre que tu avais des amis, en ville, qui auraient pu l'aider à échapper à la garde.

— Je vous ai déjà dit que je n'avais rien à voir avec ce vol, s'agaça-t-elle. Et ensuite, s'il avait vraiment commis ce crime, pourquoi aurait-il laissé le bijou dans ses affaires au lieu de l'emporter avec lui ? Ce serait stupide.

— Manque de temps pour le récupérer ? suggéra-t-il.

— Je pense surtout que quelqu'un l'a placé là pour le faire accuser. Après tout, ce ne serait pas la première fois.

Une moue légère déforma les traits de son interlocuteur. A sa mine fatiguée, elle sut qu'elle devrait déployer ses meilleurs arguments pour l'amener à la croire, et ce, sans perdre son calme. Chose compliquée pour elle, puisque la vie de son protégé reposait entre ses mains.

— Vous l'avez dit vous-même, insista-t-elle, Ayrik est humain. Il fait partie de ce peuple contre lequel nous, les althëliens, étions en guerre il n'y a pas si longtemps. C'est facile de le faire accuser, dès lors qu'on connaît l'aversion des thalëni pour eux. Et en plus, il est tout petit, incapable de se défendre, frêle comme tout, et guère très apprécié justement à cause de ses origines. Il n'y a pas à réfléchir beaucoup pour comprendre qu'il est sans doute victime de quelqu'un d'autre, quelqu'un de bien plus audacieux, réfléchi et retors, qui n'hésitera pas à l'inculper pour protéger sa propre peau et pouvoir continuer à agir en toute impunité.

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