Chapitre I-II : un vol odieux

Vanador pinça les lèvres. Son interrogation, associée à son ton innocent et à la perplexité qui éclairait toujours ses traits difformes, semblait indiquer une certaine forme de sincérité. Elle ne reconnaissait pas la broche. L'émerveillement qui avait illuminé ses prunelles en témoignait. Se pourrait-il que cette Khassendrah se soit trompée ? Que la bâtarde ne soit pas impliquée dans cette affaire ?

— Il m'a été dérobé il y a à peine quelques heures, déclara-t-il en réponse.

Il le replaça à sa place, accroché à ses vêtements au niveau de son épaule. La gamine suivit ses gestes des yeux, les sourcils soudain froncés.

— Vous me pensez coupable ? s'insurgea-t-elle. Je...

— Elle a été retrouvée dans les affaires de l'un de vos camarades, la coupa-t-il.

Elle referma la bouche, le teint soudain livide. Si un instant plus tôt elle semblait prête à s'enflammer, Vanador comprit qu'elle appréhendait la suite. Le nom de son camarade, qu'il n'avait pas pris la peine de retenir.

— Cet enfant serait d'origine humaine, acheva-t-il avec lenteur, sans la quitter du regard.

— Ayrik est innocent.

Ayrik. Cela lui revenait, maintenant. C'était bien ce nom-là que Khassendrah avait prononcé, lorsqu'elle lui avait révélé ce qu'elle avait vu. Toutefois, comme l'orphelinat n'accueillait qu'un humain, quelle importance ? Tant qu'ils savaient de qui il voulait parler, son nom ne présentait pas la moindre utilité.

En revanche, la réaction de la bâtarde le surprit. Cette fois, elle avait serré les dents et sa réponse avait fusé avant même qu'il n'ait pu refermer la bouche. Tous ses muscles s'étaient tendus. A la lueur qui brillait désormais dans ses iris, Vanador comprit qu'il avait touché un point sensible. Elle était sur la défensive. Prête à protéger le petit démon qu'il venait d'accuser.

— Il n'aurait jamais osé voler quoi que ce soit à qui que ce soit, poursuivit-elle aussitôt. Il refuse déjà d'emprunter des craies dans les réserves de l'orphelinat, alors dérober un bijou...

— N'oubliez pas qu'il s'agit d'un humain, rappela-t-il, les paupières plissées. Un être vil et retors, de la même engeance que ceux qui nous ont déclaré la guerre et vous ont sans doute conduite ici, pauvre idiote.

— Ayrik n'a rien à voir avec les soldats qui ont attaqué Khaëlentis il y a cinq ans, siffla-t-elle. Ce n'est qu'un enfant, comme tant d'autres ici, qui ne demande qu'à être aimé. Ce que personne ne semble capable de faire, ajouta-t-elle ensuite avec une moue dédaigneuse.

— Raeni... tenta le directeur.

— Laissez, réclama-t-il. J'aimerais entendre ce qu'elle a à dire.

En réalité, il voulait surtout entendre de sa bouche ce qui, selon elle, le rendait innocent. Toutes les preuves l'accablaient. Même avec un argumentaire digne des meilleurs orateurs thalëni, il lui faudrait de véritables preuves pour prouver sa non-implication dans le vol.

La bâtarde releva la tête pour croiser son regard. Ses iris immondes se plantèrent dans les siens, brillants d'assurance et d'une honnêteté toute relative. Elle ne manquait pas d'audace, il devait bien l'admettre. Une audace qui lui serait fatale si elle continuait à le provoquer comme elle le faisait.

— Ayrik est innocent, répéta-t-elle, en articulant chaque syllabe. Il est tout petit, il a peur de tout, et, surtout, il n'a aucun pouvoir magique. Et en plus, il n'aime pas les sang-noirs.

— Il n'empêche que la broche a été retrouvée dans ses affaires, soutint l'Ahal, guère convaincu. Si ce n'est pas lui, alors qui aurait...

— Khassendrah, lâcha-t-elle aussitôt.

— Raeni... tenta une nouvelle fois le directeur.

Il jeta un regard à Vanador, sans doute pour obtenir son autorisation de continuer. Au moins, si la bâtarde se montrait irrespectueuse, lui présentait un minimum d'éducation et de bon sens. Dommage qu'il n'ait su transmettre ces valeurs à ses pensionnaires, songea l'Ahal avec une légère moue dédaigneuse. Il lui signifia cependant son accord d'un signe de tête à peine perceptible, curieux d'entendre ce qu'elle aurait à dire au sujet de Khassendrah.

— Je sais bien que ta camarade n'est pas un modèle d'honnêteté, poursuivit l'elfe de feu, mais Ayrik a lui aussi commis plusieurs infractions graves qui nous permettent de croire qu'il a commis ce crime.

— Ayrik ne ferait pas de mal à une mouche ! s'exclama-t-elle, furieuse. Vous devriez le savoir, à force ! Il est déjà incapable de récupérer sa peluche quand une fillette de quatre ans la lui vole, alors dérober un bijou de valeur à un Ahal, c'est impensable !

Elle marqua une courte pause, puis reprit :

— A chaque fois qu'il a des ennuis, c'est moi qu'il vient voir pour les résoudre. Il essaye de les éviter, ce n'est pas pour aller en créer.

— Chaque fois, c'est sur toi que retombent les ennuis, Raeni, soupira le directeur. Ayrik le sait et en profite pour te manipuler.

— C'est vous qui êtes manipulé, siffla-t-elle, à la limite de perdre son sang-froid. Par cette garce de Khassendrah.

Son regard se reporta sur Vanador.

— Ayrik est innocent, répéta-t-elle pour la troisième fois. En revanche, si une personne dans cet orphelinat a pu organiser un tel vol sans que personne, vous compris, ne se doute de rien, c'est bien elle.

— Il se trouve que j'ai eu le loisir d'échanger quelques mots avec cette charmante demoiselle, déclara-t-il. Elle m'a tout l'air saine d'esprit, ou, du moins, préservée de cette gangrène qui pourrit le vôtre. Votre tuteur a raison. Cet humain vous...

La gamine lui coupa la parole.

— C'est vous qui vous êtes fait retourner la tête. Elle vous a donné quoi, en échange de votre protection ? Un peu de son temps ? Un bijou ?

— Raeni ! s'exclama le directeur, choqué par ses propos.

La rage déforma les traits de Vanador. Elle venait de dépasser les limites. D'un pas rageur, il s'approcha d'elle pour la corriger à sa manière. Un tel manque de respect ne pouvait rester impuni. Qu'elle ne s'incline pas face à lui, il pouvait encore le concevoir. On n'apprenait pas aux roturiers bâtards la politesse. Mais sous-entendre que lui, l'un des plus respectables Ahals de la société thalëni, ait pu partager le lit d'une catin ? Non, il ne pouvait laisser passer cet affront.

En deux pas à peine, il fut sur elle. Il eut tout juste le temps de remarquer la soudaine terreur qu'il lui inspirait avant de lui asséner une violente gifle. La bâtarde émit un petit couinement de douleur, chancelante, tandis qu'il la sermonnait :

— Si nous étions à Drahlmahë, ce serait le fer rouge et la langue fendue que tu aurais reçu ! Petite impertinente... Tu mériterais une bonne punition thalëni pour t'apprendre le respect et les bonnes manières !

Cette fois, ses yeux brillaient de terreur lorsqu'elle les releva vers lui. Enfin ! Avec un peu de chance, elle comprenait à qui elle avait affaire, désormais. Peut-être même qu'elle y réfléchirait à deux fois, à l'avenir, avant de l'insulter ouvertement. Toutefois, Vanador ne comptait pas la laisser s'en tirer avec une simple marque rouge sur la joue. Au contraire, il souhaitait mettre sa menace à exécution, même s'il n'avait pas le matériel adéquat sous la main pour la punir. A moins qu'il n'utilise la magie...

Alors qu'il levait la main pour l'entourer de chaînes d'ombre solidifiées, capables de lui infliger de terribles tourments, l'elfe de feu vint se placer entre sa victime et lui. Son visage, bien qu'irradiant de peur, montrait une grande détermination, qui l'agaça.

— Vous ne toucherez pas à cette jeune fille, déclara-t-il d'un ton catégorique.

— Ecartez-vous, imbécile.

Le directeur secoua la tête.

— Je fais peut-être la plus terrible erreur de ma vie, poursuivit-il, mais cette demoiselle est sous ma protection. Tant qu'elle le sera, vous avez interdiction d'appliquer vos méthodes de torture barbares sur elle. N'oubliez pas que vous êtes un étranger pour Khaëlentis. Vous devez respecter nos lois.

Leurs regards s'affrontèrent. Vanador ne s'avouait pas vaincu. Même s'il devait reconnaître qu'il se trouvait en effet hors de l'empire thalëni, il refusait de céder ainsi. Il savait que ses pouvoirs dépassaient de loin ceux des dirigeants de la ville. Il lui suffirait de quelques mots pour leur forcer la main. Personne, pas même ce directeur de pacotille, n'était en droit de lui dire ce qu'il devait faire.

— Je vous le répète, écartez-vous, insista-t-il, les sourcils froncés. Vos supérieurs n'apprécieraient pas qu'on leur apprenne votre complicité dans cette affaire.

— Mes supérieurs se méfient des mages aux pouvoirs d'ombre, répliqua-t-il. La population n'apprécie guère les frasques de Raeni et de sa bande, mais ils haïssent encore plus les étrangers qui pensent pouvoir faire régner l'ordre chez nous comme ils l'entendent. Nous en avons eu assez d'une invasion, durant la guerre. Essayez de faire du mal à Raeni, et vous aurez aussitôt la ville sur le dos. Et je peux vous assurer que, tout Ahal que vous puissiez être, c'est noyé dans les eaux du port que vous finirez.

Vanador le foudroya du regard, les mâchoires serrées. S'il croyait qu'un groupe de paysans armés de fourches et de cordages allaient l'effrayer, c'était mal le connaître ! Il se sentait capable d'affronter une centaine de ces gens à lui seul s'il le fallait. Sa maîtrise de la magie, et même des arts les plus obscurs, lui permettrait de triompher sans le moindre souci.

Cependant, les flammes qui semblèrent un court instant animer les yeux du directeur lui rappelèrent que ce peuple, tout armé de fourche et de cordages qu'il fût, possédait un héritage magique plus important que le sien. Même parmi les orphelins, certains savaient manier le feu avec plus d'aisance que n'importe quel pyromage thalëni vétéran. Si la ville entière se retournait contre lui, il ne doutait pas un seul instant de risquer le bûcher. Et quand bien même il s'en sortirait vivant, le carnage qu'il laisserait le ferait aussitôt tomber en disgrâce auprès des siens.

— Sale gamine... grinça-t-il entre ses dents. Tu ne perds rien pour attendre.

Son regard croisa celui, toujours effrayé, de la bâtarde. Il se détourna cependant d'elle pour gagner la porte. Il n'avait plus rien à faire ici. De toute évidence, il allait devoir se débrouiller autrement pour coincer le coupable.

— Cette entrevue est terminée, lança-t-il à l'elfe de feu, ses iris brillants de haine. Mais ne comptez pas vous en sortir si facilement, ni l'un ni l'autre.

Sans attendre de réponse, il sortit et claqua la porte derrière lui, furieux de la tournure qu'avaient pris les évènements.


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