Chapitre 21
Isaac compte jusqu'à dix et tente de ramener toute sa concentration sur le livre qui se trouve face à lui. Les mots et les lettres tournent dans sa tête, dansant une ronde folle, l'air de se moquer allègrement de lui. Il ferme les yeux ; le monde entier autour de lui s'est mis à tourner.
« Isaac ! Viens voir ! »
Il rouvre doucement les yeux et se tourne vers l'origine de la voix. Elizabeth est assise à la table voisine, un énorme livre entre les mains, et lui fait signe de le rejoindre. Il se lève et traverse les quelques mètres qui les sépare ; le livre est ouvert sur un chapitre intitulé « La légende du Particulier détraqué ».
« Écoute ça, dit-elle, et elle se met à lire tout haut. La légende raconte qu'il y a bien longtemps, certains Particuliers possédaient une âme creuse. Dépourvus de Particularité, ils cherchaient âprement à s'en procurer une. Il est dit que l'un d'entre eux, désespéré, après avoir parcouru le monde entier à la recherche d'une Particularité, se rendit dans la demeure des Estres et demanda à recevoir l'âme d'un détraqueur. Il accueillit ainsi en lui un détraqueur, dissimulé dans les plus profonds recoins de son esprit. Cependant, le détraqueur, las d'être enfermé, trouva un moyen de se libérer et de prendre possession du Particulier. Ainsi le Particulier fut condamné à vivre, adoptant tantôt une forme humaine, tantôt une forme de détraqueur, à jamais rejeté par les deux mondes – celui des Particuliers, et celui des Estres. »
Elizabeth détache son regard du livre pour le poser sur Isaac. Celui-ci la regarde, bouche-bée, incapable de trouver quelque chose à dire.
« Tu comprends ? Ce Particulier pouvait prendre la forme d'un détraqueur ! Et si on s'était trompés ? Et si, au lieu d'avoir un allié particulier, le détraqueur était un Particulier ? »
Isaac regarde son expression changer à mesure qu'elle admet l'impensable.
« Et si... et si Miss Grimmalkin était le détraqueur ?
– Elizabeth, tu...
– Tu ne vas pas t'y mettre, toi aussi ? Miss Grimmalkin a du mal en elle, c'est certain. Tu te souviens ce qu'elle a fait quand on l'a questionnée ? C'était... c'était comme si elle aspirait notre âme.
– Mais... si elle a commencé à aspirer notre âme... pourquoi n'est-elle pas allée jusqu'au bout ?
– Je ne sais pas. »
Elizabeth baisse les yeux et secoue la tête, les sourcils froncés de concentration.
« Écoute, Isaac, je sais que vous êtes là depuis très longtemps, Arthur et toi, et que vous faites confiance à Miss Grimmalkin. Mais s'il y a ne serait-ce qu'une seule chance qu'elle soit le détraqueur, on ne peut pas prendre de risques en faisant comme si de rien n'était. Il faut qu'on aille... »
L'arrivée soudaine de Miss Raven, essoufflée et en sueur, dans la bibliothèque, interrompt Elizabeth. Les regards de la poignée d'élèves qui se trouvent dans la salle se tournent vers elle.
« Tous les élèves doivent se rendre dans la nef. Immédiatement. »
Elle repart aussitôt, s'élançant dans les escaliers. Les élèves échangent des regards d'incompréhension, mais le ton péremptoire de l'Ombrune les dissuade de protester. En quelques minutes, les affaires sont rassemblées et les élèves descendent les escaliers.
« Tu crois qu'il est arrivé quelque chose, quelque chose ? demande Isaac à Elizabeth.
– Probablement. Peut-être une autre attaque. »
Isaac écarquille les yeux, une lueur de panique dans le regard.
« Il faut que je trouve Rose, Rose. »
Arrivés dans la nef, ils rejoignent l'assemblée d'élèves réunis face à l'autel. Isaac se fraye un passage à travers l'amas d'enfants, écartant filles et garçons sans ménagements.
« Rose ? Rose ? » appelle-t-il, de plus en plus paniqué.
Il scanne la foule à la recherche de sa petite sœur. Quand enfin, il l'aperçoit, un soupir de soulagement l'ébranle.
« Rose ! »
Il la rejoint enfin et elle lève vers lui des yeux innocents.
« Qu'est-ce qu'il y a, Isaac ? demande-t-elle.
– Rien, rien. »
Elle fronce les sourcils avec perplexité, puis hausse les épaules et reporte son attention sur l'autel. Assise dessus, la directrice balaie l'assistance du regard, une expression indéchiffrable sur le visage. Une fois tous les élèves réunis, elle demande le silence d'un simple raclement de gorge.
« Une troisième attaque a eu lieu au cours de la dernière heure. Cette attaque nous touche tous tout particulièrement, car la victime n'est autre que Teresa Marshall, notre très estimée professeure de géographie des boucles. »
La salle entière est parcourue d'un frisson ; des murmures, des cris de stupeur s'élèvent. On entend même les pleurs effrayés d'un enfant, dans un coin de la salle.
« Cet événement ébranle l'école comme aucun autre auparavant. Mais nous sommes solides. Nous survivrons à cette épreuve. »
D'un geste protecteur, Isaac se saisit des épaules de sa petite sœur et l'attire contre lui.
« Voilà deux semaines que nous traquons activement le détraqueur, continue la directrice. Devant l'absence de résultat, nous sommes contraints de prendre de nouvelles mesures de sécurité. Nous avons la certitude que le détraqueur ne se trouve pas dans cette salle – personne ne quittera donc la nef jusqu'à ce que la créature ait été neutralisée. Des matelas seront apportés ici, vous passerez vos nuits ici et suivrez vos cours ici. Cela supprime toute possibilité d'une nouvelle attaque. »
Isaac échange un regard avec Elizabeth, à une dizaine de mètres de lui, qui secoue doucement la tête. D'un signe de tête, elle lui désigne Miss Grimmalkin ; celle-ci, debout avec les enseignants, aborde un visage tout aussi indéchiffrable que celui de Miss Peregrine.
« Nous mettons tout en œuvre pour... »
La phrase de la directrice est interrompue par un long hurlement de douleur, qui résonne dans toute la nef. Trois cents paires d'yeux se tournent vers l'origine du cri : M. Hogord, le concierge, vient d'entrer dans la nef, une petite forme sombre et poilue dans les bras.
« Mon chaaaaat ! gémit l'homme. Ma Princesse ! Il m'a pris ma Princesse ! »
Dans ses bras, le chat soulève les paupières, laissant découvrir des yeux entièrement noirs.
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