Chapitre 6 - Partie I
Shane
Les pâles rayons de l'aurore, qui se reflètent sur la baie de New York, m'éblouissent de leur éclat virginal. Seul l'écho de mes pas me tient compagnie, tandis que j'avance lentement entre les immenses abris désaffectés du port.
Je déteste me lever tôt.
Il y a une heure de cela, Robin m'a téléphoné pour me demander de le rejoindre au hangar, le plus rapidement possible. Résultat, je n'ai pu dormir que deux heures la nuit dernière et la fatigue ne semble pas vouloir relâcher son étreinte. Quelques mètres plus loin, je pousse la lourde porte d'acier et lorsque je pénètre enfin dans le repère de Robin, je constate à ma grande surprise que je ne suis pas le seul à avoir manqué de sommeil. Desmond est déjà là, en pleine discussion avec Robin, qui lui est installé dans le canapé du fond, comme à l'accoutumée. Je prends une profonde inspiration avant de m'avancer pas à pas, les mains dans les poches de mon manteau noir. Lorsqu'il se rend compte de ma présence, Robin relève la tête et ses iris gris me détaillent de la tête aux pieds, sans afficher une quelconque expression. Desmond tressaille à ma vue et se redresse rapidement. Mon attention oscille entre les deux hommes. Qu'est-ce qu'ils peuvent bien comploter tous les deux ?
— Shane... mon frère.
Robin me fait signe d'approcher, tandis que Desmond s'efface indolemment par le côté. Après avoir toisé ce dernier d'un regard noir, je me laisse tomber sur un des fauteuils miteux qui font face au canapé de Robin. Cette configuration de salon de thé m'a toujours fait beaucoup rire. Comme si s'asseoir autour des caisses de bois, qui font figure de tables basses, présageait un bon moment entre amis... Robin allume une cigarette et en avale une longue bouffée avec délectation :
— Tu te souviens du jour où je t'ai ramassé ?
Je récupère la sèche qu'il me tend et la porte à mes lèvres avec précaution, tout en m'enfonçant davantage dans le vieux fauteuil.
— Tu veux dire le jour où tu as vraiment failli me tuer ?
— Oui ! Précisément, ce jour-là ! T'avais quoi... 15 ans ?
J'acquiesce. Il émet un petit rire narquois, son regard glacial ne quitte pas mon visage. Pendant un court instant, il semble perdu dans ses pensées :
— Oui... Tu traînais dans la rue au milieu des ordures, comme un sale chien d'égout, et tu volais à la sauvette pour t'en sortir.
Je pince les lèvres et baisse la tête. Ces paroles abjectes me précipitent de nouveau dans les méandres des souvenirs de cette époque. Robin se redresse sur le canapé et appuie ses coudes sur ses genoux, sans me quitter des yeux, à l'affût du moindre signe de faiblesse.
— Mais tout ça... C'était avant. Les temps changent, hein, Shane ? En quelques années, tu es passé de cette pauvre raclure de bitume à... ça.
Il me désigne d'un nonchalant mouvement du doigt. Je reste muet, hypnotisé par son regard de glace. Il s'appuie soudainement contre le dossier du canapé, dans une posture somme toute apathique, en reprenant :
— Enfin, dans tout ça, il y a quand même bien une chose qui n'a pas changé chez toi, Shane !
Je lève un sourcil interrogateur vers lui en pinçant un peu plus mes lèvres sur la cigarette. Robin fixe maintenant le plafond, exaspéré par mon manque de clairvoyance.
— Oh arrête, tu sais très bien de quoi je parle. Fais pas ton innocent.
— Non Robin, je ne vois pas de quoi tu parles.
Il braque brusquement la tête vers moi et affiche un large sourire sadique qui me provoque une cascade de frissons.
— Je parle de ça, précisément de ça ! De cette... naïveté, cette aura d'innocence qui ne t'a jamais quitté Shane. Toi et ta gueule d'ange... On te donnerait le Bon Dieu sans confession !
Desmond se met à pouffer de rire. Je l'ignore, mes yeux plongent dans ceux de Robin. Comme guidé par un instinct primaire, l'adrénaline s'empare de moi et j'ai de plus en plus de mal à conserver mon calme. J'expulse alors lentement la fumée de mes poumons, comme pour essayer de garder mon souffle et mon rythme cardiaque à une fréquence normale. Robin poursuit :
— Ça fait dix ans que tu bosses pour moi, Shane. Je t'ai tout appris, je t'ai toujours traité comme mon petit frère, j'ai fait de toi l'homme que tu es aujourd'hui.
Je déglutis avec difficulté. Il s'arrête et jette un rapide coup d'œil à Desmond qui dévie alors obscurément le regard. Le souvenir du braquage de la veille refait surface en moi comme un raz-de-marée. A-t-il décelé une seule erreur de ma part ? Je perds tout contrôle sur mon cœur quand Robin sort son arme à feu de sous un coussin.
— Hier soir, tu m'as prouvé ta loyauté. Tu as fait le job et comme d'habitude, tu l'as fait à la perfection. Aucune bavure, une vraie ombre... Oui... C'en est presque incroyable.
Je serre les dents à m'en briser la mâchoire. De grosses gouttes de sueur coulent maintenant le long de ma nuque, tandis qu'il agite son Beretta devant moi. Après quoi, Robin reste silencieux et immobile pendant un court instant, puis émet un léger rire moqueur. Il finit par s'enfoncer de nouveau dans le canapé, en continuant son monologue :
— Desmond m'a parlé de votre... petite rencontre d'hier soir, avec ces bouffons de la bande de Reese.
— Alors il a dû te dire que ça a été vite réglé et qu'il n'y a eu aucune effusion de sang.
À mon grand soulagement, aucune once de peur ne transparait dans ma voix. Robin inspecte son arme en grimaçant.
— Dommage... Néanmoins, il semblerait que la petite que tu as sauvée, en bon chevalier servant que tu es, avait beaucoup d'argent sur elle. Et de beaux bijoux. Et tout le reste.
Desmond glousse de nouveau. J'écrase ma cigarette dans le cendrier disposé entre Robin et moi, puis croise les bras sur ma poitrine. Il sourit, tout en faisant tourner le Beretta entre ses doigts avec une insupportable nonchalance. Le silence pesant qui s'installe me glace le sang, je décide donc de le rompre :
— Et donc ?
Robin s'arrête et reporte son attention sur moi, en sortant un portefeuille noir de la poche de son jean :
— Et donc, gueule d'ange. Cette gonzesse c'est la fille Preston. Preston. Ça te parle, Shane ?
Il me jette le petit objet en cuir et je m'empresse d'en découvrir le contenu. Je passe nerveusement une main dans mes cheveux quand je réalise qu'il s'agit bien du portefeuille de Roxane. Hormis l'argent et les cartes bancaires, la totalité des papiers est encore à l'intérieur... Documents d'identité, permis... Une corne d'abondance pour Robin, qui bénéficie maintenant de toutes les informations dont il a besoin sans même avoir recours à ses indicateurs. Je fusille Desmond du regard ; c'est donc cela qu'il a ramassé dans la ruelle, en partant, hier soir... Robin reprend sur un ton enjoué, me sortant subitement de mes pensées :
— Je vais être clair. D'une part, cette fille pèse des milliards de dollars, et je dois dire que tu as sacrément bien fait de ne pas la laisser à Reese. D'autre part, je n'ai jamais été aussi ravi d'avoir avec moi un Roméo dans ton genre. Tu sais pourquoi ? Parce que son cher papa est non seulement un businessman pourri jusqu'à l'os, mais en plus, il est réputé pour être un des plus grands collectionneurs d'art de toute cette foutue ville...
Je pousse un profond soupir.
— En bref, Shane. Tu as trouvé la poule aux œufs d'or. Et maintenant, tu vas faire en sorte qu'elle me rapporte le pactole.
— Comment ?
— Très simple ! Tu vas la retrouver et tu vas gagner sa confiance.
Je tressaille.
— Non, Robin, je ne sais pas faire ça.
Il écarte les bras en haussant les épaules. À travers sa chemise blanche entrouverte, l'énorme oiseau qui orne son torse semble déployer ses ailes sur sa peau.
— Allons, Shane ! Qui d'autre que toi ?!
Je reste immobile, ce qui paraît porter grandement sur les nerfs de Robin. Tout à coup, ce dernier se lève sans crier gare, poussant du même coup le canapé et les caisses, pour se précipiter vers moi. Il me force à me mettre debout, en empoignant le col de mon manteau. Desmond a un mouvement de recul, surpris par la brutalité de l'action. Je titube, surveillant la proximité alarmante du Beretta de mon visage, pendant que Robin me précipite violemment face à la plaque d'acier poli qui nous renvoie notre reflet imprécis. Mon cœur est prêt à exploser. Il me secoue par le col puis relâche brutalement son emprise avant de me confronter de force à ma propre image.
— Maintenant, regarde-toi. Regarde-toi, j'ai dit ! Tu es beau comme un astre, timide, drôle, sensible... Toutes les filles le disent ! D'ailleurs, toutes les filles feraient n'importe quoi pour une seule oeillade de toi. Vraiment toutes.
Je reste stoïque, les iris plongés dans leur propre reflet vert que la plaque d'acier me renvoie. J'ai la gorge sèche, je n'ose plus regarder dans la direction de Robin. Il reprend, plus calmement :
— Et à ce qu'il paraît, elle est plutôt mignonne. Pour une fois, tu pourras... Comment dire de façon... Ah oui ! Joindre l'utile à l'agréable ?
J'arrive à percevoir son sourire machiavélique dans mon champ de vision. Il jette ensuite un coup d'oeil entendu à Desmond qui acquiesce d'un mouvement de tête. Je baisse la tête et agrippe une main dans mes cheveux. Robin passe son bras autour de mon épaule.
— Chez elle, il y a une toile en particulier qui m'intéresse. Je te connais, je n'ai aucun doute sur le fait que tu sauras deviner laquelle, quand tu y seras. Si tu fais ce que je te demande, Shane, tu auras une très belle récompense. Ma confiance absolue et 50/50 entre toi et moi.
Il pointe son arme sur lui puis sur moi tout en prononçant ces dernières paroles. Je reste immobile, concentré sur le bout de mes chaussures. Si, comme Robin le dit, cette fille possède un appartement rempli des plus belles œuvres de maître, la revente d'une seule d'entre elles pourrait nous rendre plus riches que Crésus. Je pourrais peut-être gagner assez d'argent pour quitter cette maudite ville avec Zara, et fuir le plus loin possible de cette ancienne vie. Après tout... je ne connais pas cette fille et elle ne manquera jamais de rien, même avec une ou deux toiles en moins. C'est peut-être ma seule chance de m'enfuir, ma seule chance de vivre, enfin. Mes yeux se posent de nouveau sur leur reflet flou à l'instant où le regard sadique de Robin me transperce, dans l'attente d'une réponse imminente. Je pousse un long soupir avant de me tourner vers lui.
— 50/50 Rouge-Gorge ?
— 50/50 mon frère.
Je libère mon bras de la poche de mon manteau et lui tends la main qu'il serre avec force.
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