Chapitre 5 - Partie III
Roxane
La douce lueur de l'aube commence à faire timidement pâlir le ciel nocturne. Figée devant la porte d'entrée de mon appartement, je prends une profonde inspiration. Mon ventre est toujours aussi douloureux et les picotements sur ma joue m'indiquent sans mal que ma chute dans le caniveau a été plus violente que je ne l'aurais cru. Tout cela sans compter l'infernale migraine qui me perfore le crâne depuis une bonne demi-heure. À bout de force, je laisse ma main farfouiller dans le fond de mon sac déchiré ; avec un peu de chance, ils n'ont pas réussi à prendre mes clés.
Gagné.
Je parviens à extirper mon trousseau, dissimulé dans la petite poche intérieure à fermeture éclair. Je débloque la lourde porte en acier, en priant pour que les verrous soient assez silencieux et ne réveillent pas mon père. Je referme ensuite délicatement le battant derrière moi, en retenant mon souffle. L'appartement semble figé dans le temps et ce silence assourdissant me met soudainement si mal à l'aise que j'ose à peine respirer. Sans bruit, je retire mes escarpins et avance à pas de loup vers la porte de ma chambre, lorsque tout à coup, la lumière inonde la pièce et je retiens un cri de surprise. Je tourne la tête vers la lueur qui émane du centre du salon pour y découvrir mon père, assis sur le canapé, la main encore posée sur la belle lampe de table en porcelaine qu'il vient d'allumer. Confuse, je fuis son regard qui me fusille.
— Il est six heures Roxane. Six heures.
Je reste muette, tirant sur ma robe pour dissimuler mes collants troués.
— As-tu la moindre idée de la fin de nuit que je viens de passer ?
Je baisse la tête et pince les lèvres. Je suis incapable de formuler une réponse correcte.
— Où étais-tu, avec qui et comment es-tu rentrée ?
Une mèche de mes cheveux tombe sur mes yeux. Je la replace derrière mon oreille tout en balbutiant, à mi-voix :
— Je suis allée à l'anniversaire d'une fille de mon université... Avec Jordan, et je...
— Qui est Jordan ?
— Un copain.
— Comment es-tu rentrée ?
— En métro.
— Où sont tes boucles et ton bracelet ?
— Je... Je les ai perdus.
Tête basse, je tente vainement de dissimuler la rougeur de mes joues. Je ne tiens absolument pas à évoquer ce qu'il s'est passé durant cette nuit avec mon père. Ce dernier opine du chef avec ironie, avant de descendre le fond de son verre de whisky d'une traite. Il reprend ensuite, dans un gloussement sarcastique :
— Tu es toute sale, tu as la joue écorchée, tu ne réponds pas à ton téléphone portable, tu n'as plus aucun bijou sur toi, ton sac est déchiré et tu vas me dire qu'il ne s'est rien passé ? Que tu as juste... Tout perdu ?
Il s'avance vers moi et les larmes que je vois perler au coin de ses yeux provoquent une cascade de frissons dans mon dos. Prise au dépourvu, je tente de m'échapper vers ma chambre, mais il me devance et se poste face à moi. Sa stature me stoppe net. Dans un mouvement de panique, j'essaie de le contourner, mais il m'empoigne par le bras et m'oblige à l'affronter de nouveau.
— Mais qu'est-ce qu'il te prend Roxane ?!
— Lâche-moi, tu me fais mal !
— Dis-moi ce qu'il s'est passé cette nuit !
— Lâche-moi je te dis !
Mon cri résonne dans le salon. Mon père relâche brusquement son emprise et je titube, emportée par mon élan. À présent prostrée contre le mur, je me concentre sur la régulation de ma respiration saccadée.
— Je t'interdis de sortir de nouveau.
Je passe une main dans mes cheveux emmêlés, tout en réprimant un rire grossier, au goût d'un sanglot amer, qui m'obstrue la gorge.
— Ah oui... C'est vrai que c'est tellement plus simple.
— De quoi tu parles ?
— C'est tellement plus simple de me garder enfermée ici au lieu d'être là quand j'ai besoin de toi ! La vérité c'est que tu as peur que je parte, tu as peur de me perdre et tout ça parce que quoi ? Parce que tu n'as pas été capable de protéger maman le soir où elle a été tuée ! Mais c'est pas de ta faute, tu n'étais pas là !! Tu n'es JAMAIS là de toute façon !!
Je réalise la portée de mes paroles à la seconde où elles s'envolent de ma bouche. Mon père reste pétrifié et silencieux face à moi, ses yeux ne quittent pas les miens et la douleur que je peux y lire me terrasse.
— Je... Papa, je...
— Va te coucher Roxane. Je ne veux plus rien entendre.
Une larme de remords s'échappe de sous ma paupière et roule sur ma joue meurtrie.
— Je ne voulais pas dire ça... Excuse-moi.
Il ne répond pas et tourne lentement les talons en direction de sa chambre. Je le regarde s'éloigner, cherchant désespérément les mots pour réparer ma faute. Mais je comprends bien assez vite que rien ne peut pallier la cruauté des paroles acides de la colère. Lorsque je me retrouve seule dans le salon, uniquement éclairée par les premières lueurs du jour, je réalise brusquement à quel point mes propos ont ébranlé la culpabilité de mon père. Je pince mes lèvres pour réprimer les nouvelles larmes douloureuses que je sens poindre en moi. Je sais qu'il n'a jamais été responsable de l'imprudence de ma mère ce soir-là, tout comme il n'est pas plus responsable de la mienne, cette nuit.
Cette nuit, d'ailleurs si grisante, qui aurait pu tellement mal finir...
*
Mon manteau souillé glisse sur le sol de ma chambre, et je retire ce qu'il reste de ma robe et de mes collants avant de considérer plus en détail l'état de mon corps, dans le miroir de ma coiffeuse. Ma main droite est éraflée et mes ongles recouverts de sang. D'énormes traces rouge violacé encerclent mes poignets et plusieurs hématomes sont en train d'apparaître sur mon ventre, mes jambes et mon dos. Je pousse un long soupir avant d'observer de plus près la blessure que je considérais comme légère, sur mon visage. Tout compte fait, ma pommette éraflée par le bitume mériterait peut-être d'être nettoyée.
Épuisée, je m'affale sur mon lit et saisis mon pilulier dans ma table de nuit. Ma crise psychotique de cette nuit ne doit jamais se reproduire. Elle ne doit même jamais avoir existé. Si mon père l'apprenait, je retournerais dans cet hôpital infernal où tout semble dénué d'un quelconque espoir de guérison. Je me suis juré de ne plus jamais y mettre les pieds. Je me suis juré de ne plus jamais les laisser me toucher. Coûte que coûte. J'enfourne alors une poignée de cachets dans ma bouche — que j'ai beaucoup de mal à avaler — puis m'allonge sur le dos, les yeux perdus dans le vide. Je me maudis intérieurement de ne pas avoir pris ces satanées pilules avant de quitter l'appartement, un peu plus tôt dans la soirée. Si je n'en avais pas fait qu'à ma tête, je n'aurais peut-être pas fait de crise, je ne serais peut-être pas partie en courant et je n'aurais peut-être pas fini dans cette ruelle morbide.
Oui, cette nuit aurait pu tellement mal finir... S'il n'avait pas été là.
Shane. Lorsque ce nom revient à mon esprit, il est aussitôt suivi par une ribambelle de questions qui se bousculent dans ma tête. Pourquoi semblait-il connaître mes agresseurs ? Pourquoi était-il en possession d'un couteau aussi tranchant ? Pourquoi rôdait-il aux alentours de Columbia l'autre jour ? Pourquoi dégageait-il autant d'assurance face à trois hommes armés jusqu'aux dents ?
Et pourquoi restait-il ancré dans mes pensées de cette façon ?
Je secoue la tête, pour dissiper ces pensées beaucoup trop complexes pour cohabiter avec la terrible migraine qui ne semble pas vouloir prendre congé. Je jette un rapide coup d'œil en direction de la fenêtre. Le soleil se lève entre les buildings de New York et je m'enroule alors dans ma couette comme dans un cocon. Tout cela afin d'envoyer l'astre de jour à tous les diables et tenter enfin de trouver le sommeil.
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