Chapitre 24 - Partie I


Roxane


Le soleil décroît maintenant dans le ciel de Manhattan et les ombres que le crépuscule dessine dans la salle d'audience me provoquent de longs frissons d'effroi. Mon estomac gargouille encore de son mal et la nausée ne me quitte pas d'une semelle. Installée à notre table, je prends une profonde inspiration pour tenter de calmer l'angoisse qui s'immisce un peu plus en moi à chaque seconde qui passe.

Mes yeux contemplent cette scène comme si c'était la dernière. Le public et les Jurés sont déjà là, et patientent dans un silence presque religieux. À mes côtés, Maître Patterson se contente de fixer le vide devant lui en faisant jouer un stylo entre ses doigts, trahissant son inquiétude croissante. À la table de l'accusation, le Procureur classe plusieurs documents dans ses dossiers, l'air serein.

Soudain, une drôle de sensation sur ma main meurtrie attire mon attention. Je baisse lentement la tête et retiens un petit soupir de surprise. Un magnifique papillon aux ailes aussi noires que la nuit vient de se poser sur mon doigt blessé. J'entrouvre les lèvres, incrédule ; comment est-il entré ici ? Je n'en ai pas la moindre idée. D'un geste tremblant, je déplace les chaînes de mes menottes et le rapproche un peu plus de mon cœur. Il ne s'envole pas, indifférent à mon mouvement. Ses ailes s'ouvrent et se ferment délicatement. Il reste là, inébranlable, et je souris alors timidement.

— Tu es là...

Mon souffle l'effleure, il s'agite. Ses petites pattes arpentent à présent les monts rougis de ma main jusqu'à le mener au creux de ma paume. Sa présence si rare et si précieuse me rassure et m'apaise. Pendant quelques brèves secondes, je ne suis plus prisonnière de cette société injuste. Je ne suis plus le pantin d'une sinistre exhibition médiatique ni le souffre-douleur des mains du droit et du devoir. Je sens le vent du soir qui effleure mon visage et la douceur du soleil couchant sur mes lèvres...

Pendant quelques brèves secondes, je suis libre.

Face à moi, la Juge termine de lire le verdict des Jurés. Je prends alors une profonde inspiration et ferme les paupières, profitant de ces ultimes moments de paix avant que le destin ne m'inflige une énième sentence sous le joug d'une justice humaine aussi imparfaite que ses créateurs.

— Bien. Roxane Amanda Preston, compte tenu du fait que vous avez plaidé coupable d'homicide involontaire sur la personne de Monsieur Lawson, mais que vous avez refusé de livrer les noms de vos complices, voici le jugement que la Cour a rendu.

Le papillon fait encore quelques pas jusqu'à mon poignet. Mon souffle tremble, je n'ose pas ouvrir les yeux.

— A la question, Roxane Preston est elle rattachée à une organisation criminelle, la réponse, à l'unanimité, est « oui ». À la question, Roxane Preston est-elle la chef de l'organisation criminelle à laquelle elle est affiliée, la réponse, à l'unanimité, est « non ».

Mon cœur martèle dans ma poitrine. Les premières réactions du public dans mon dos me parviennent en écho. Je pince les lèvres et tente de focaliser toute mon attention sur la douceur des pas du papillon sur ma peau.

— En revanche, vous avez été reconnue coupable des meurtres au premier degré de Edward Harrison, Zara Fletcher, Robin J. Lane et Henri Preston, avec, pour ce dernier, la circonstance aggravante de parricide. Vous avez également été jugée coupable pour les trois chefs d'accusation suivants : recel, vol à l'étalage et complicité de blanchiment d'argent.

Le destin abat sur moi son couperet de glace en même temps qu'une larme s'échappe de sous ma paupière.

— Par conséquent, la cour vous condamne à la prison à perpétuité, assortie d'une période de sûreté de trente ans et sans possibilité de libération conditionnelle. Merci à tous. L'audience est levée !

Un éclair me transperce. Le temps semble s'être arrêté tout autour de moi. Je reste figée, incapable de faire le moindre geste, d'articuler le moindre mot.

La prison à perpétuité.

Maître Patterson se laisse lourdement tomber contre le dossier de son fauteuil, à bout de nerfs. Le papillon se déplace à nouveau dans ma main au moment où j'entre dans un profond état second. Le brouhaha de la foule qui s'indigne et se félicite en même temps dans mon dos se mêle à l'écho de la sentence qui résonne encore dans mon esprit. J'ouvre lentement les yeux ; le Procureur est debout, applaudissant les Jurés. Maître Patterson garde la tête plongée dans sa main, abattu par ce jugement implacable. Je me tourne vers le public toujours sous le choc de la nouvelle. La femme au premier rang est maintenant en larmes, prête à défaillir tandis que deux hommes s'emploient tant bien que mal à la maintenir debout. Les Jurés quittent progressivement la salle, pressés et soulagés de pouvoir enfin retrouver leur vie de famille après de longs mois de procès synonymes d'isolement.

Le même policier m'ayant escortée ici il y a quelques minutes s'approche de moi et s'empare de mon bras avec fermeté. Aussitôt, mon papillon déploie ses magnifiques ailes noirâtres et prend son envol, emportant avec lui mes derniers rêves de liberté.

— Allez, retour à Rikers. Et pour un bon bout de temps cette fois-ci !

Les ricanements de l'officier offusquent Maître Patterson qui sort brusquement de sa torpeur et se lève d'un bond :

— Ça suffit ! Vos railleries sont inadmissibles et un minimum de respect ne serait pas de trop au vu des circonstances !

Mon regard balaie la pièce à la recherche d'une explication, d'une preuve tangible que ce qui vient de se produire est seulement le fruit d'une énième hallucination. Mais en vain. Comme depuis les dix derniers mois, rien n'est là pour me persuader que je ne vis pas dans un perpétuel cauchemar ou que ce cauchemar n'est en fin de compte rien d'autre que ma triste réalité.

L'officier ignore mon avocat avec mépris et s'empresse de me précipiter à l'extérieur de la salle d'audience, sans plus de cérémonie. À travers le bourdonnement de mes oreilles et les larmes qui brouillent ma vue, je discerne alors avec difficultés les dernières paroles de Maître Patterson, sonnant comme un ultime chant d'espoir insipide :

— Nous ferons appel, je vous le promets, Mademoiselle Preston ! En attendant, je vais demander à ce que vous soyez transférée dans une autre prison le plus rapidement possible. Tenez bon, Mademoiselle ! Tenez bon !

Sous l'impulsion du policier, mes pas incertains me guident bon gré mal gré à travers les longs couloirs du Tribunal, jusqu'au majestueux hall principal. Soudain, l'officier s'arrête net et me retient par le bras, si bien que la douleur de son emprise me force moi aussi à me figer sur place. Derrière les lourdes portes qui gardent le temple sacré de la Justice, une horde de badauds s'est de nouveau amassée sur le parvis de la Cour Suprême. Je fais un pas en arrière, apeurée par leurs éclats de voix furibonds. Au même instant, un nouvel agent s'approche de nous en pointant du doigt une tout autre direction.

— On ne peut pas la faire sortir par là, Thomas. C'est beaucoup trop dangereux. J'ai fait avancer le fourgon derrière le Tribunal. C'est beaucoup plus discret.

Le dénommé Thomas pousse un long soupir de lassitude. Son emprise sur moi me force alors à me tourner, puis à me diriger vers le fond du bâtiment. Le deuxième agent s'empresse de nous suivre sans prêter attention aux sautes d'humeur impromptues de son acolyte. Ce dernier me bouscule à présent jusqu'à cette nouvelle issue, bien plus à l'abri des regards et des flashs indiscrets des journalistes, à l'affût de la moindre information à jeter en pâture aux habitants déchaînés de cette ville.

Lorsque je quitte enfin les murs du Tribunal, une bourrasque de vent efface instantanément les dernières larmes qui ruissellent encore sur mon visage. Devant moi, deux voitures de police et un fourgon blindé stationnent dans cette petite cour arrière, fermée par une haute clôture de fer aux pointes acérées. Le second agent nous dépasse et fait quelques pas avant d'ouvrir les portes du camion. Ce même cercueil ambulant qui m'a conduite ici ce matin et qui s'apprête à présent à me ramener tout droit en enfer pour le restant de mes jours. Thomas — qui n'a toujours pas relâché son emprise sur mon bras — me pousse alors en direction du fourgon. Mais mes jambes refusent d'obtempérer. Je recule d'un pas, me heurtant du même coup au torse du policier qui s'exaspère copieusement :

— Allez, avance ! On va pas y passer la journée !

D'une violente impulsion, il me propulse en avant. Je titube et me rattrape de justesse au bras de son collègue. Ce dernier lui lance un regard noir avant de m'aider à me redresser avec douceur.

— Ça va, Mademoiselle ?

Je m'apprête à répondre à sa question quand soudain, face à moi, deux ombres derrière les grilles d'acier attirent mon attention. Je plisse les yeux ; il s'agit de deux hommes, aux vêtements de couleur sombre. L'un d'entre eux, à la carrure imposante et l'air totalement ahuri, me fixe en ricanant niaisement. L'autre, plus svelte, prend de longues bouffées sur sa cigarette sans me lâcher de ses yeux clairs. Je me redresse et tente alors de me concentrer sur leurs visages.

Tout à coup, de nouvelles bribes de souvenirs refont surface dans ma mémoire. Je revois l'homme massif tendre la main vers moi dans une voiture noire, juste avant d'encaisser un violent coup de coude au visage pour avoir essayé de me toucher. Je revois le deuxième glisser ses doigts sur mon cou et serrer, serrer, serrer... Mon souffle s'accélère, une vague d'adrénaline me submerge.

Eux, ce sont eux.

Je m'agrippe à la manche du policier à mes côtés et désigne alors les deux hommes avec véhémence en criant, relancée par un puissant regain d'espoir de rédemption :

— Là ! Là !

Les deux sbires prennent aussitôt la fuite, se mêlant aux passants avant que l'agent ne puisse distinguer leur présence.

— Qu'est-ce qu'il y a ? Je ne vois rien, Mademoiselle...

— Tu perds ton temps. Elle voit des choses qui n'existent pas.

Thomas s'avance à grands pas vers nous, puis s'empare de nouveau de mon bras et m'exhorte à prendre place dans le fourgon en me tirant de toutes ses forces. J'accroche alors furieusement mes deux mains à la veste de son collègue, dont le regard empli de douceur me contemple avec désolation.

— Non, non ! Je vous en prie ! Je vous en supplie, écoutez-moi ! Ils étaient là ! Ils...

Mes pieds me trahissent. Emportée par mon élan, je trébuche et m'affale lourdement contre la paroi métallique du fourgon, invitant alors le ciel à venir danser devant mes yeux.

— Mais, ça va pas ? Pourquoi tu l'as tirée comme ça ?!

— Elle est tombée toute seule !

Je masse mon crâne endolori au moment où des mains délicates m'installent sur la banquette. Les battements de ma poitrine résonnent dans ma tempe. Je suis épuisée, à bout de nerfs, abattue par leur manque cuisant de discernement. Les deux agents s'attèlent enfin à refermer les lourdes portes du fourgon blindé avant de prendre place à mes côtés. Ma tête roule jusqu'à venir effleurer le bras du policier bienveillant, assis à ma droite. Ce dernier ne bronche pas, m'accordant ainsi son indulgence pour déposer sur son épaule quelques-unes de mes souffrances et bon nombre de mes regrets. Je pousse un profond soupir et ferme lentement les yeux, bercée par le mouvement du véhicule. L'agent baisse alors la tête vers moi et murmure, d'une voix presque inaudible :

— Tout ira bien, Mademoiselle. Vous verrez. Ne vous inquiétez pas. Ne vous inquiétez pas...


*


« Hier, le verdict de l'affaire du Rouge-Gorge a été rendu à la Cour Suprême de New York. Depuis la nuit du massacre de Manhattan, l'accusée Roxane Preston, fille unique du milliardaire et collectionneur Henri Preston, était soupçonnée d'être la personne dissimulée derrière l'identité du célèbre chef de gang. Ce dernier réputé pour son commerce illicite d'œuvres d'art et ses multiples meurtres avait toujours réussi à échapper aux radars des agents fédéraux.

Après de longs mois de procès et des conclusions qui resteront dans les annales, de par le débat enflammé que les deux parties ont mené jusqu'à la dernière minute, la prévenue a été déclarée coupable d'affiliation à une organisation criminelle, mais pas d'en être le leader tant recherché. Reconnue responsable de ses actes malgré un état de trouble psychiatrique jugé sérieux, l'accusée est également coupable du meurtre au premier degré de trois des victimes, dont son propre père. En outre, la Cour l'a condamnée pour l'homicide involontaire d'une quatrième personne ainsi que pour trois autres chefs d'accusation.

Roxane Preston a aujourd'hui écopé d'une peine de prison à perpétuité, assortie d'une période de sûreté de trente ans et sans possibilité de libération conditionnelle. Pour l'heure, nous ne savons pas si la prévenue et son avocat ont décidé de faire appel. Ce verdict sonne comme un véritable soulagement pour les familles des victimes, bien que les proches de Joanna Garvey — retrouvée étranglée dans une ruelle à deux pas de son internat — et celle de Jordan Miller — brutalement assassiné dans son propre appartement — demandent déjà à la justice de réétudier le dossier. Elles demeurent persuadées que ces deux meurtres ont un lien direct avec cette affaire, les deux victimes ayant côtoyé la prévenue au cours du mois précédant leur sordide assassinat... »


*


La pluie frappe les carreaux de ma lucarne et la pâle lueur du ciel gris se reflète sur le mur sali de ma cellule. Assise sur mon piètre lit, je fixe la paroi en face de moi sans vraiment la voir.

Je n'ai pas dormi. Les mots prononcés par la Juge hier soir résonnent inlassablement dans ma tête. Depuis que j'ai quitté le Tribunal, mon esprit fait un effort surhumain pour déceler si tout ceci n'est pas encore le fruit d'une énième torture de mes démons. Mais après des heures et des heures d'insomnies, j'ai fini par me perdre une nouvelle fois dans les limbes de mes pensées. Sans plus savoir si j'étais moi-même encore en vie.

Le bruissement des verrous de ma porte me tire tout à coup de mon état amorphe. Je tourne lentement la tête en direction de l'ouverture par laquelle vient de pénétrer un geôlier.

— Bonjour, Roxane.

J'étire mes lèvres en un tout petit sourire quand je découvre le visage de Gary, un vieil homme proche de la retraite, au cœur aussi grand que l'océan. De tous les gardiens de cet enfer, il est le seul à avoir de véritables allures d'ange. Il est l'un des rares geôliers à avoir su conserver sa bonté entre ces murs où le mal règne en maître. Son sourire et ses iris emplis de douceur apportent un peu de chaleur à de nombreux prisonniers de cette section. Moi y compris.

Gary s'avance vers moi, son éternelle petite flamme de vivacité dans les yeux malgré son échine légèrement courbée. Ses traits fatigués par la vie transpirent la bienveillance tandis qu'il se penche vers moi et m'informe, sur un ton calme :

— Tu as de la visite, ma petite.

Je reste un instant immobile, surprise par ses mots. De la visite ? Je n'ai jamais eu de visite. Qui pourrait bien vouloir me voir, de toute façon ? Incrédule, je descends mes jambes du lit sans lâcher le gardien du regard.

— Je... je n'ai jamais de visite, Gary.

— Il faut croire que cette fois, si.

Je déglutis nerveusement. Aujourd'hui, son sourire réconfortant ne suffit pas à annihiler la sensation étrange qui vient de se réveiller en moi. Un subtil mélange de peur, d'excitation et de détresse que je ne parviens pas à contenir. Gary me tend la main pour m'aider à me mettre debout. Je lui présente ensuite mes poignets rougis auxquels il passe les menottes avec délicatesse avant de m'ouvrir la voie vers la sortie de ma cellule. J'inspire puis avance alors à travers le long couloir, en direction de l'aile du bâtiment réservé aux visites, non sans une certaine appréhension. Le gardien marche à mes côtés, me jetant quelques brefs regards de temps à autre.

— Ça va te faire du bien de parler à quelqu'un, Roxane. Tu verras.

Je ne réponds pas, les yeux rivés vers le sol. Terrorisé à l'idée d'être encore déçu, mon cœur a érigé des barricades de doute que même le sourire confiant de Gary ne parvient pas à faire tomber. Arrivé devant une nouvelle porte d'acier, il en déverrouille l'accès, puis m'invite à pénétrer dans cette pièce inconnue.

Je fais alors un pas, puis un autre au cœur cette salle grisâtre, éclairée par une simple lucarne en hauteur à travers laquelle filtre la même lumière blanchâtre. Au centre et sous son délicat faisceau trônent deux chaises en face à face, séparée par une petite table usée. La pièce est dépourvue de tout autre décoration ou mobilier. Gary m'indique de prendre place sur le siège le plus proche et je m'exécute, sans dire un mot.

— Je serai juste derrière la porte. Si tu as besoin, appelle-moi.

Je me tourne vers le gardien qui quitte alors la pièce, me laissant seule face au silence morbide qui règne en maître en ce lieu. Mon cœur pulse dans ma poitrine. Devant moi, derrière la deuxième chaise, se dessine un autre battant d'acier, toujours fermé. C'est la porte qui donne accès aux rêves et à la vie. La porte qui donne accès à la liberté. Elle est si proche...

Mais moi, je suis là. Quelque part entre le ciel et l'enfer. Entre la prison et le reste du monde. Perdue dans un univers dépourvu de couleur et de droit. Engloutie dans l'infini d'un silence coupable. Comme à jamais condamnée à ce purgatoire par ma propre conscience, jusqu'à l'expiation de toutes mes fautes.

J'enfouis nerveusement mes mains entre mes cuisses. Les battements dans ma poitrine se répercutent dans tout mon être. Je baisse la tête.

Tout à coup, le bruit de verrous qui coulissent se fait de nouveau entendre. J'entrouvre les lèvres, mon souffle tremble. La porte du monde libre s'ouvre puis se referme aussitôt. Je ferme les yeux. Quelques pas timides résonnent à présent dans la pièce, suivis de près par le son d'une chaise que l'on tire. Et puis plus rien. Les secondes s'écoulent comme des minutes, comme si le temps lui-même n'existait plus entre ces murs. Ma respiration fébrile fait voltiger une mèche de mes cheveux qui retombe ensuite sur mon visage. La peur au ventre, j'attends. J'attends que la personne ayant pris place face à moi se décide enfin à rompre le silence.

— Salut, Roxane.

J'ouvre les yeux, sans oser relever la tête. Mon cœur rate un battement.

Cette voix... Je connais cette voix.

— Je... je sais, enfin je me doute que je suis la dernière personne que tu aies envie de voir, mais je voulais vraiment te parler. Savoir comment tu allais...

Chacune de ses paroles me heurte à la manière d'un jet de pierre. Un long frisson remonte ma colonne vertébrale à mesure qu'une vague de panique me submerge. Ma mâchoire se met à trembler et de nouvelles larmes viennent embuer mes iris déjà humides.

— Roxane... ? Tu m'entends ?

Je n'ose pas relever la tête. La peur de réveiller d'autres souvenirs insoutenables est plus forte que tout. Je reste prostrée, interdite. La voix retentit de nouveau, empreinte d'une légère vibration d'hésitation :

— Je voulais que tu saches...

Mes paupières s'agitent, menaçant de faire tomber les grosses gouttes d'amertume qui brillent maintenant à mes yeux. La personne pose ses mains entrelacées sur la table entre nous.

— Des personnes ont été mandatées ici, à Rikers, pour t'empêcher de parler. Il faut que tu fasses attention à toi, Roxane.

Ses mots résonnent dans mon esprit sans trouver de sens. Le vide que je ressens en moi-même se creuse un peu plus à chaque parole que j'entends.

— Tu sais, il ne se passe pas un jour sans que je repense à ce qu'il s'est passé. À ce que j'ai fait.

Soudain, j'ouvre les paupières en même temps que mon cœur fait un puissant bond dans ma poitrine.

Ce qu'il s'est passé.

Il me faut en avoir le coeur net. Malgré la peur qui me tord le ventre, je décide alors de relever lentement le visage sur la personne qui me fait face.

— Je ne te demande pas de me pardonner, mais je voulais que tu comprennes...

Une cascade d'effroi déferle sur chaque centimètre de ma peau au moment où mon regard croise le sien. Je me recule brusquement, les pieds de ma chaise raclent sur le sol.

Ses cheveux châtains, son air faussement innocent, ses traits juvéniles...

Face à ma réaction, il se redresse et tend une main vers moi. Deux larmes s'échappent et roulent sur mes joues. Mon souffle saccadé s'accélère. Je ressens à nouveau la froideur du canon qu'il a posé contre ma tempe, ce soir-là. La force de son emprise sur moi pour m'empêcher de fuir... Lui. La seule autre personne à avoir survécu à toutes ces horreurs. La seule personne à savoir ce qu'il s'est réellement passé cette nuit-là.

— Toi... C'est toi.

— Je t'en prie, Roxane. Écoute-moi.

Mon regard plonge dans le sien et aussitôt, une vague de souvenir glaçant me revient en mémoire. Les visages se bousculent dans mon esprit. Les gestes, les mots et les morts aussi. Je me recule un peu plus, apeurée. Il s'avance, les yeux soudain emplis d'une supplication que je ne peux me résoudre à affronter.

— Si j'ai fait tout ça, c'est parce que j'avais peur. Je ne pouvais plus reculer, je n'avais pas le choix. Je t'en prie, il faut que tu me croies. J'étais terrorisé, je n'ai pas réalisé l'ampleur de mes actes. Maintenant, je comprends. Je sais que je n'aurais jamais dû faire ça, je...

— Tu savais. Tu savais et tu n'as rien dit...

Il reste muet pendant un court instant avant de se reculer au fond de sa chaise en hochant la tête, dubitatif :

— Qu'est-ce que tu veux dire ?

Mon souffle s'emballe. La crise d'angoisse qui monte en moi est irrépressible. Ma main accroche mes cheveux et tire de toute ses forces sur leurs racines. Je balbutie, au bord de l'hystérie :

— Au procès, tu n'es pas venu au procès ! Tu n'es pas venu... Ils croient que tout est de ma faute, mais ce n'est pas le cas. Et toi, toi tu sais que ce n'est pas vrai. Tu sais que ce n'est pas moi qui ai fait tout ça !

D'un seul coup, je me redresse et me confronte à son regard. Le jeune homme se fige, puis jette quelques coups d'œil inquiet tout autour de lui avant de reprendre, à mi-voix :

— Oui, je le sais.

Mon cœur tambourine dans ma poitrine. Ma main crispée relâche la poignée de cheveux qu'elle vient d'arracher et se plaque contre la table. Je reste suspendue à ses lèvres et mes yeux plongés dans les siens, désespérant de le voir enfin raviver les ultimes braises de vie qui brûlent encore en moi.

— J'ai voulu venir, je te le promets...

Mais mon visage se décompose au fur et à mesure qu'il baisse la tête, confus.

Non... Je refuse d'y croire. Je refuse.

— Mais s'ils l'avaient su, je serai mort à l'heure qu'il est.

Ses paroles résonnent en moi comme un coup de tonnerre. Dans un élan de déni ridicule, je secoue la tête, me lève et m'appuie sur la table en tremblant de tous mes membres.

— Non... Non, non, non. Tu ne peux pas faire ça. Tu dois leur dire. Maintenant !

— Je suis désolé, Roxane. Tellement désolé.

— Tu dois... Écoute-moi !

Il quitte à son tour sa chaise, la tête basse, et mes mains menottées se ruent sur une des siennes, l'agrippant comme on s'agrippe à la vie. Je fais un pas de plus, bousculant le mobilier au passage.

— Je t'en supplie, ne me laisse pas ici ! Tu sais que je n'ai rien fait ! Tu le sais bien ! C'est injuste ! Par pitié !

Sa main m'échappe. Je reste immobile, la bouche béante. Mon visiteur pousse un dernier soupir, tout en essayant de dissimuler ses yeux bordés de larmes de culpabilité. Il se recule alors en direction de la sortie, sans oser croiser mon regard. Anéantie par mon incompréhension de le voir s'éloigner sans dire un mot, je murmure à travers mon sanglot :

— Pourquoi tu fais ça ? Je t'en supplie... Aide-moi ! Pourquoi...

Il s'arrête face à la porte, mais ne se retourne pas vers moi. Ma respiration saccadée ne tient plus qu'à un fil. Il baisse la tête et après quelques secondes d'hésitation, finit par me lancer, d'une voix tremblante :

— Il... Il m'a laissé partir, cette nuit-là. Sans le savoir, il m'a sauvé la vie. Sans lui, je ne sais pas ce que je serai devenu. Je lui en serai à jamais reconnaissant, Roxane. Je voulais que tu le saches. C'était quelqu'un de bien... Quelqu'un de bien.

Et sans me laisser le temps de répondre, mon visiteur quitte la pièce sans ajouter un mot. La porte du monde libre se referme aussitôt derrière lui. Elle se referme à jamais sur mes rêves, sur mes espoirs... Mes jambes flageolent. Je m'effondre sur le sol, en larmes.

— Roxane, qu'est-ce qu'il se passe ?

Gary s'approche rapidement de moi et s'agenouille à mes côtés. Mon souffle s'emballe, je manque d'air. Le gardien tente de me relever, en vain. Je ne parviens plus à respirer. L'effroi comprime mes poumons, les privant d'oxygène. Je tousse. Ma vision se brouille sur cette porte qui ne s'ouvrira jamais plus. Gary se remet debout et appelle à l'aide tandis que je bascule sur le côté. Je m'écroule en même temps que ce qu'il reste des ruines de ma vie. Mon corps s'affale sur le sol. Je tousse encore, en vain. Je pose ma tête sur le sol juste avant de sombrer dans l'inconscience, au milieu de la poussière qui s'élève dans l'atmosphère et qui se mêle à mes cendres d'espoir pour rejoindre ensemble le néant de la mort.

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