Chapitre 18 - Partie III


Shane

 
Les roues de la Mini Cooper crissent sur le bitume à chaque fois que Zara donne un coup de volant pour rejoindre Parkside Avenue. Agile et confiante, elle slalom entre les voitures et finit par couper la route à un énorme 4x4 noir, dont le son du klaxon accompagne alors longuement notre course folle en plein cœur des allées ventées de Brooklyn.

Assis du côté passager, j'observe Z et chacun de ses mouvements empreints de nervosité. Les mains crispées sur le volant, elle fixe l'horizon, pestant de temps à autre sur un autre conducteur et accélérant à la moindre occasion. Au détour d'une petite rue, elle prend une profonde inspiration et m'annonce enfin ce que je redoute d'apprendre depuis que nous avons quitté le port :

— Écoute-moi bien, Shane. C'est ce soir que Robin va aller chercher la toile chez Roxane et il compte bien l'emmener avec lui. De gré ou de force.

— Quoi ?!

Mon cœur rate un battement puis repart de plus belle. J'appuie mon coude contre la portière et passe une main sur mon visage, comme pour m'assurer que je ne suis pas en train de rêver. Zara me jette un rapide coup d'œil avant de reprendre, agacée par mon interruption :

— Laisse-moi finir ! Je suis dans le coup. Selon le plan de Robin, j'aurais dû m'assurer que tu étais bien ligoté au port et donc incapable d'intervenir, pendant qu'il faisait venir Roxane au Nest. Je n'ai vraiment aucune idée de ce qu'il veut faire d'elle. Mais maintenant, je dois retourner là-bas pour lui annoncer que tout se déroule exactement comme il l'a planifié.

J'appuie mon front contre ma paume en expirant bruyamment. Tout est clair à présent ; il avait tout prévu, depuis le début :

— L'alarme. C'est un système de reconnaissance digitale. Il a besoin d'elle pour la désactiver. C'est pas possible, c'est un vrai cauchemar...

Zara secoue la tête et klaxonne une petite voiture blanche bien décidée à prendre son temps pour choisir sa voie. Elle braque à gauche pour dépasser le conducteur qui s'empresse de lui adresser un doigt d'honneur par la fenêtre. De mon côté, je reste prostré au fond du fauteuil passager, inquiet par l'attitude de Zara qui reprend d'une voix fébrile :

— Écoute, il faut que tu saches qu'il t'en veut énormément et je ne sais pas pourquoi. Il veut ta peau, Shane. Il devait te récupérer au hangar demain et te régler ton compte, c'est ce qui était prévu. 

Un long frisson d'effroi me parcourt soudainement la nuque, porté par un flot de terreur et d'incompréhension. Mais qu'ai-je bien pu faire pour m'attirer les foudres de Robin avec tant de véhémence ? Je déglutis avec difficultés et fixe le ballet de voiture qui s'agite sous mes yeux. Mon cœur tambourine dans ma poitrine et une forte nausée d'angoisse me soulève l'estomac. Maintenant plus que jamais, je crains pour ma propre vie, figée devant le miroir de mes erreurs. En proie à mille doutes, je me décide alors à poser la question qui me taraude l'esprit depuis que nous avons quitté le hangar : 

— Pourquoi tu fais ça, Zara ?

Elle me jette un bref coup d'œil en biais avant de porter de nouveau son regard sur la route. 

— Qu'est-ce que c'est que cette question ? 

— Tu m'as très bien compris. Pourquoi tu fais ça pour moi ? Et pourquoi tu fais ça pour elle ?

Soudain, Zara pile devant un feu de circulation venant de passer au rouge et soupire en s'exclamant : 

— C'est pas vrai ! 

— Réponds-moi, Z.

Elle s'enfonce un peu plus dans son fauteuil et laisse tomber ses bras sur ses jambes, exaspérée. L'inquiétude qui brille dans ses yeux ne fait qu'augmenter celle qui enserre mon thorax depuis plusieurs minutes. Elle continue de fixer l'horizon avant de répliquer, sur un ton froid : 

— Que les choses soient claires. C'est pas pour elle que je le fais. C'est pour toi. 

Son regard se perd dans le vide et je sens une certaine douleur monter en elle et s'immiscer dans le timbre de sa voix :

— Depuis que je te connais, je n'ai peur que de deux choses. Que tu tombes amoureux de quelqu'un d'autre et que tu disparaisses de la surface de la Terre. Je n'ai pas pu empêcher la première chose d'arriver, mais je ferais tout pour te préserver de la deuxième.

Je l'observe du coin de l'œil ; sa mâchoire se met à trembler et ses yeux, maintenant embués de larmes, balaient la rue devant elle. Je laisse mon regard glisser sur son cou, encore marqué par les violences de Robin, puis sur ses cheveux, auparavant si soyeux, si brillants, maintenus en arrière par un joli foulard de soie rouge. Ses joues roses ne sont plus que des fossés d'amertume, surmontés par des cernes plus sombres qu'un crépuscule hivernal. Je pousse un profond soupir et dévie mon regard vers le sol. Elle était belle, Zara. Sensuelle et élégante, espiègle et souriante... Jusqu'à ce que je lui brise le cœur à grands coups de promesses gâchées et de souvenirs résonnant comme des élégies funestes. 

— Je n'avais rien prévu, Z. C'est arrivé, comme ça. 

Elle ferme les yeux et déglutis lentement, le crâne appuyé contre le repose-tête, puis reprend, d'une voix étranglée :

— Tu sais, jusqu'au bout j'ai essayé de me persuader qu'elle n'était qu'une fille de passage. Que Robin avait tort sur tes sentiments. Jusqu'au bout, j'ai cru qu'elle n'était rien pour toi... Et puis je t'ai vu au Nest, cette semaine. Alors que tu avais juré de ne jamais y revenir, même pas pour moi. 

Je reste silencieux, muré dans la culpabilité engendrée par la véracité de mes sentiments. Zara enclenche sa vitesse d'une main tremblante. Une larme roule sur sa joue ; elle l'efface d'un revers discret, de peur que je l'aperçoive. 

— Je suis désolé.

— Oh, arrête avec tes fausses excuses. Tu ne m'as jamais regardé comme tu la regardes. Tu ne t'es jamais battu pour moi comme tu le fais pour elle... Tu sais très bien que tu ne m'as jamais aimée comme tu l'aimes. Admets-le.

Je me prends de passion pour mes mains, seul, déchiré entre la peur et les doutes qui habitent mon cœur depuis plusieurs semaines et qui semblent se confirmer aujourd'hui. J'inspire profondément et réponds, d'une voix mal-assurée :

— C'est faux. Je t'ai aimée, mais peut-être pas de la même manière.

Zara hoche la tête et mord ses lèvres, comme pour tenter de ravaler les larmes qui coulent à flots sur son visage. Je poursuis, penaud : 

— Maintenant si tu veux te venger, tu n'as qu'à me livrer à Robin. Au moins, tu seras en sécurité et je pourrais essayer de le convaincre de ne pas faire de mal à...

Zara relève la tête vers moi et me fusille du regard :

— Jamais je ne ferais une chose pareille. Je t'ai trahi une fois en te quittant pour lui, je ne referai pas les mêmes erreurs. Et puis, je ne serais sûrement pas venue te sortir des griffes de Finn si c'était pour t'amener à Robin ensuite. 

— Alors pourquoi tu fais tout ça, Z ? 

Elle frappe le volant d'une main et hausse le ton en ma direction :

— Parce que moi, je t'aime ! Et je t'aimerai toujours, quoi que tu fasses... Depuis le jour où tu as rejoint la bande, tu es mon rayon de soleil, mon petit moment de bonheur. Peu importe ce que tu as pu faire à cause de lui, pendant toutes ces années tu as mis de la joie dans ma vie si sombre, si triste. Si je rayonnais, c'était seulement grâce à toi, parce que tu étais là.

Les joues rosies, je baisse la tête et replace mes cheveux en arrière. La situation m'est inconfortable, au point que ma poitrine est écrasée sous le poids des remords. Je suffoque tandis que mon cœur continue sa valse folle, au gré des relents d'appréhension et de culpabilité qui l'abreuvent. 

Lorsque je relève les yeux, le feu tricolore passe enfin au vert et la Mini détale alors à une vitesse folle à travers les avenues de Brooklyn. 

— Je... Je ne sais pas quoi te dire, Zara.

Elle braque le volant à droite et tourne au coin d'une petite ruelle qu'elle traverse ensuite comme une furie jusqu'à l'usine désaffectée. Sa voix tremble au rythme de son sanglot douloureux :

— Ne dis plus rien, je t'en prie... J'ai espéré de tout mon cœur pouvoir te garder auprès de moi pour toujours, mais Robin en a décidé autrement. Tu le sais maintenant, ce n'était pas ma faute. Je n'ai jamais aimé que toi et aujourd'hui, je ne peux plus lutter contre elle. Je n'en ai même pas le droit, en réalité. Oh, bien sûr, je l'ai détestée. Et ne te fais pas d'illusions, je la déteste encore, parce qu'elle m'a volé mon soleil. Mais je ne veux pas te priver d'un bonheur que je ne peux plus te donner. Je ne me le pardonnerai jamais...

— Mais je ne veux pas t'abandonner ! Je ne veux pas te laisser toute seule avec lui !

Zara passe une main fébrile sur son cou meurtri avant d'orienter le volant de sa Mini vers le trottoir désert en face de l'usine. L'engin escalade maladroitement le rebord goudronné, puis s'arrête net devant la porte principale. Z se tourne ensuite vers moi et je suis terrassé par les éclairs de désespoirs que ses yeux luisants me lancent :

— Bien sûr que si, tu vas le faire. Tu vas partir avec elle, loin, très loin d'ici. Tôt ou tard, Robin saura que tu t'es enfui et il n'aura de cesse de te traquer dans tous les recoins de cette ville. C'est pour ça qu'il faut que tu partes, le plus vite et le plus loin possible, tu comprends ? 

Elle s'agite et pose une main sur la poignée, prête à se précipiter à l'extérieur. Je m'empare alors de son bras et la retient un court instant auprès de moi : 

— Mais, et toi ? Qu'est-ce que tu crois qu'il va faire de toi ?! Je...

— Ne t'en fais pas pour moi. Je fais partie de ce gang depuis si longtemps maintenant... J'étais là bien avant toi et je connais Robin mieux que qui que ce soit dans notre entourage. Je trouverais quoi faire pour m'en sortir. 

Elle déverrouille la portière et s'apprête à quitter l'habitacle quand mon angoisse reprend le dessus. J'agrippe de nouveau son bras et la tire vers moi, sous ses gémissements plaintifs  :

— Je t'en prie, Shane. Ne rends pas les choses plus compliquées qu'elles ne le sont déjà...

— Il ne t'épargnera pas ! Pas après ce que tu viens de faire, Z ! Tu m'as aidé et s'il l'apprend, je...

Mon regard plonge dans le sien. La panique me submerge, mon cœur pulse frénétiquement dans ma poitrine, entraîné par un véritable instinct de survie. Zara lit la terreur qui me ronge au fond de mes yeux clairs et s'approche alors de moi jusqu'à poser ses deux mains de par et d'autre de mon visage. Sa peau contre la mienne déclenche une série de frissons le long de ma colonne vertébrale. Les souvenirs que ce contact éveille se mêlent au ballet dantesque de mes émotions, qui tournoient dans un cataclysme de tous les diables au plus profond de moi. Z plonge son regard dans le mien et m'adresse un petit sourire tremblant avant de répondre, sur un ton faussement confiant :

— Je lui dirais que tu t'es échappé et je prierai pour qu'il n'apprenne jamais la vérité. Shane, dans tous les cas, je n'ai plus rien à perdre. J'ai choisi cette vie, je l'assumerai jusqu'au bout. Maintenant, il faut qu'on aille la chercher. S'il te plaît. Le temps presse pour toi. Pour vous. 

Une boule de forme dans ma gorge. Une larme de gratitude s'échappe de sous ma paupière, vite effacée par le pouce de Zara. Elle affiche un petit sourire trahi par la douleur qui transparaît dans ses prunelles bleutées. Cette réalité me brise un peu plus. Z m'aime au point de sacrifier sa propre existence pour me voir heureux dans les bras d'une autre. Et Dieu sait à quel point je regrette de n'avoir pas su lui rendre son amour comme elle le méritait. Mais la vie en a décidé autrement. Au même moment, elle délaisse mon visage, laissant une grande sensation de vide à l'endroit qu'elle occupait dans mon cœur. 

Elle quitte l'habitacle à la hâte et je reste un instant immobile, le regard perdu dans le néant. Je ne parviens pas à remettre de l'ordre dans mes idées. Je ne parviens pas à réaliser que ma vie entière vient de s'écrouler en quelques secondes à peine. Que je suis à présent en danger de mort et condamné à l'exil, emportant dans ma chute les deux personnes qui comptent le plus pour moi. Mes pensées sont brusquement happées par un gigantesque trou noir dont je suis incapable de m'extraire, figé par l'effroyable réalité qui alerte ma conscience. 

Z toque alors contre la vitre de sa voiture, me pressant de la rejoindre. Je cligne des yeux, puis cherche mécaniquement la poignée de la portière avant de quitter à mon tour le véhicule et de me diriger à grands pas vers l'entrée de l'immeuble, à la suite de Zara. 

Le souffle court, je gravis les marches quatre à quatre jusqu'à mon étage et m'engouffre à toute vitesse dans le couloir. Soudain, elle m'arrête d'un mouvement de bras et me désigne la porte entrebâillée de mon appartement d'un geste de la tête. Mon sang ne fait qu'un tour.

— Rox !

 Je me décale et me précipite vers le battant que j'ouvre à la volée et me rue à l'intérieur. Zara me suit de près, mais s'arrête sur le seuil, incapable de franchir le pas vers les spectres de nos souvenirs heureux. 

Je passe une main dans mes cheveux en jurant ; vide. L'appartement est vide. Nous sommes arrivés trop tard. Dans l'obscurité naissante de la fin du jour, je tourne sur moi même à la recherche du moindre indice. Mais il n'y a aucune trace de lutte ni de chahut. Aucune trace de vol ou de fouille. Personne n'est venu...

— Elle n'aurait pas dû bouger d'ici, Z.

Zara hausse les épaules pour toute réponse, puis observe rapidement le voisinage alentour avant de revenir sur le seuil de l'entrée, le visage fermé. Je pousse un profond soupir et me décale nerveusement vers le lit. Au même moment, mon pied écrase quelque chose. Je baisse le regard sur ce qui semble être le sac à main de Roxane, dont l'intérieur a été entièrement vidé par terre. Je hausse un sourcil et m'accroupis afin d'observer le capharnaüm qui s'offre à mes yeux. Les pochettes sont ouvertes et leur contenu déversé jonche le sol. Je reste perplexe. Mon regard remonte vers le lit défait, dont les draps semblent avoir été entraînés vers ce même désordre. Zara me toise patiemment et hoche la tête :

— Si elle n'est pas là, où est-ce qu'elle a pu aller selon toi ?

Je me retourne vers elle et mon regard est alors attiré par un petit objet scintillant près du mur. Mon cœur rate un battement. Je me relève et m'approche précipitamment de mon couteau, ouvert et échoué sur le sol. Je le récupère, l'observe quelques secondes, puis redresse la tête vers Zara.

— Il s'est passé quelque chose, Z. Elle m'avait promis de ne pas bouger d'ici jusqu'à ce que je revienne. Il a dû arriver quelque chose qui l'a poussée à partir...

Le sang fuse dans mes tempes au fur et à mesure que je tourne nerveusement le couteau dans mes mains en pinçant les lèvres. L'évidence qui se présente à moi me soulève une nouvelle fois l'estomac :

— Je lui ai dit que personne ne pouvait lui désobéir... Ni elle ni moi, ni personne. Et en me pensant avec Robin, elle a peut-être voulu me rejoindre...

— Shane, si elle est partie au Nest, on peut peut-être encore la rattraper. 

Zara m'encourage d'un rapide signe de tête en direction de la cage d'escalier. Je fronce les sourcils et balaie du regard le bazar sur le sol devant moi. Oui, Roxane a probablement cherché à me rejoindre en suivant les ordres de Robin. Néanmoins, quelque chose ne va pas. Je le sens. 

Emporté par un tourbillon d'incertitude et de peur, je m'élance à la suite de Zara à travers le couloir et quitte l'immeuble à la hâte. Une fois à l'extérieur, Z se précipite du côté conducteur de sa voiture et s'engouffre à l'intérieur de l'habitacle en me criant :

— Dépêche-toi, bon sang !

L'esprit toujours embrumé par toutes les questions qui se bousculent dans ma tête, je reste immobile, face à la portière de la Mini. Pendant un court instant, je n'entends plus que les battements qui résonnent frénétiquement dans ma tempe et l'écho de ma respiration tremblante. Je tourne alors lentement les yeux vers l'extrémité ouest de la rue. Le soleil taquine la cime des buildings dans un éclat d'or et de cuivre resplendissant. Ses ultimes rayons célestes colorent le ciel d'une aura de feu plus intense que la lave d'un volcan. Bravant les ténèbres qui se préparent à envahir la Terre, l'astre de jour luit une dernière fois face à sa belle-de-nuit décroissante dans son faisceau lumineux. 

Zara cogne de nouveau contre la vitre avec impatience, me sommant de monter en voiture et m'extirpant du même coup de ma rêverie. Je prends alors une profonde inspiration avant de m'engouffrer à mon tour dans le véhicule qui détale presque aussitôt en direction du nord de Brooklyn. 

Robin avait au moins raison sur un point ; les couleurs du coucher de soleil sont vraiment les plus belles.

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