Chapitre 18 - Partie I


Trois jours plus tard


Roxane


Assise sur le rebord de la fenêtre, je rehausse le gilet à grosses mailles qui tombe de mes épaules dénudées. Dehors, les oiseaux prennent leur envol vers le soleil au zénith. Ils tournent et se rassemblent, se préparant au long voyage qui les mènera vers de plus chaudes contrées, loin du bruit infernal de cette ville, loin du vent glacial qui hurle entre ses buildings, loin de toute la folie qui gangrène ses habitants.

Je ferme les yeux. Je suis à bout de force, éreintée. Depuis cette nuit funeste, mes jours sont embrumés par des visions que je ne parviens presque plus à réfréner. Mes sommeils sont torturés par des cauchemars sordides, mêlant sang et larmes à tout ce que mon esprit refuse de concevoir. Et malgré les attentions toujours plus grandes que mon amant porte à mon égard, je ne parviens pas à m'extirper des méandres de mon âme mutilée.

Le long écho d'une sirène de police fait tressaillir mon cœur. Shane est parti ce matin avant que je me réveille, sans me dire où il allait, sans me dire pourquoi, sans me dire comment. Je ne supporte plus de le savoir loin de moi, ne serait-ce qu'une petite heure. Chacune de mes souffrances est décuplée dès qu'il n'est plus là, comme si mes démons se nourrissaient inlassablement du vide intersidéral que son absence laisse au fond de mon être.

Je pousse un profond soupir et me penche en avant pour attraper le paquet de cigarettes échoué sur le rebord de la fenêtre. Au passage, mes doigts effleurent mon téléphone dont l'écran en veille affiche deux nouveaux appels en absence de mon père. D'un pincement de lèvres sur le filtre, j'extirpe une sèche puis m'attelle à nouer mes cheveux emmêlés en une vague queue de cheval. Une intuition stupide me pousse à croire que dégager mon visage chassera du même coup les bribes de souvenirs morbides pourtant bien ancrés dans ma mémoire.

Au même instant, la porte de l'appartement s'ouvre, puis se referme aussitôt. Les mains toujours occupées par ma crinière, mes yeux balaient devant moi à la recherche d'un briquet égaré. Un bruit de pas se rapproche de moi et fait s'accélérer les battements dans ma poitrine. Shane s'avance jusqu'au centre de la pièce puis s'arrête, un petit sachet dans la main. Alors qu'il s'apprête à prendre la parole, j'abaisse les bras et le devance :

— Où étais-tu ?

Il hoche la tête et me désigne le sac qu'il tient avant de répondre avec hésitation :

— Je suis allé te chercher à manger.

— J'ai pas faim.

— Ca fait trois jours que tu n'as rien avalé et je...

— Donne-moi du feu.

Shane se stoppe net et baisse la tête, rabattu par mon ton glacial. Il plonge une main dans la poche de son manteau et s'approche de moi pour faire naître la flamme d'un briquet qui embrase alors la pointe de ma cigarette. Je prends une longue bouffée et expulse lentement la fumée dans l'air ; la nicotine parvient à peine à apaiser mon esprit tourmenté. Shane range le petit objet puis dépose le sachet qui renferme de la nourriture juste devant moi avant de faire demi-tour. L'odeur que les aliments dégagent me donne la nausée. Emportée par la fatigue et l'agacement, je m'en empare et le jette dans le vide. Aussitôt, deux oiseaux blottis sur le retour de fenêtre de l'étage inférieur s'envolent dans un bruissement d'ailes, apeurés par mon geste. Shane se retourne vers moi et après avoir réalisé ce que j'ai fait, me fixe avec une profonde lassitude :

— Sérieusement, Rox ?

— Je t'ai dit que je n'avais pas faim.

Je masse longuement mes sourcils et ferme les yeux, priant intérieurement pour qu'il ne relance pas le débat. Les frissons qui me remontent l'échine depuis plusieurs minutes maintenant n'augurent rien de bon et je ne suis pas en état d'assumer une nouvelle crise. Par chance, Shane ne se donne pas la peine d'argumenter plus. Il se contente de soupirer et s'attelle alors à ramasser quelques affaires qui trainent ça et là dans la pièce. Chaque geste qu'il effectue, même minime, l'aide à tromper sa colère et faire face au spectre de la mort qui s'est installé au sein de notre couple. Je prends une nouvelle bouffée sur ma cigarette, perds mon regard dans le ciel bleu et déglutis lentement, comme pour ravaler les larmes de remords que mon attitude injuste et dédaigneuse à son égard pousse à mes yeux. Je sais que mon cœur refuse de le rejeter, encore moins de le blesser, mais mon esprit faussé ne parvient pas à le dissocier des événements d'il y a trois jours.

Tout à coup, je sursaute ; Shane propulse une veste sur le sol, de toute la force que sa fureur enfouie lui confère. Il se redresse vers moi, les yeux luisants de colère et de tristesse.

— Tu comptes me faire payer combien de temps, Roxane ?

J'expire un nuage de fumée sans dire un mot. Son regard exaspéré ne quitte pas mon visage, je détourne la tête. Au bord de la crise de nerfs, il se met à faire les cent pas au centre de la pièce avant de reprendre d'une voix tremblante :

— Je sais que tu m'en veux pour ce qu'il s'est passé l'autre soir. Je sais que si je t'avais appelée plus tôt tu n'y serais peut-être pas allée, que je n'ai pas été là pour toi, mais je t'ai dit que j'étais désolé. Qu'est-ce qu'il faut que je fasse ? Que je mette à genoux pour que tu comprennes ?

— Laisse-moi, Shane.

Il agrippe une main dans ses cheveux et détourne la tête en retenant un juron avant de se laisser tomber sur son fauteuil, le visage plongé dans une de ses paumes. Je me débarrasse de mes cendres dans le vide et appuie mon crâne contre le cadre, le cœur lourd. Le souvenir de cette soirée funeste et cette nouvelle dispute pousse un sanglot au fond de ma gorge.

Au bout de quelques secondes, Shane relève la tête vers moi et je me débarrasse de mon mégot par la fenêtre en fuyant son regard. Soudain, il se lève et se précipite à ma rencontre. J'inspire ; mon cœur m'interdit de lui infliger un énième rejet. Ma mâchoire tremble, mes yeux se bordent de larmes quand sa main ramène délicatement mon menton vers lui.

— Arrête, laisse-moi. S'il te plaît...

— Qu'est-ce qu'il t'arrive, Rox ? S'il te plaît, dis-moi ce qu'il se passe. Je ne te reconnais plus...

— Rien.

Shane observe la moindre parcelle de mon visage, ses pouces effleurent mes pommettes et le coin de mes lèvres. Je refuse de croiser ses iris emplis d'inquiétude et d'un amour que je ne mérite pas. Je baisse la tête et pose ma main sur la sienne. Il appuie son front contre le mien et reste un instant silencieux. Je pourrais lui dire que depuis ces trois derniers jours, je suis perdue entre rêve et réalité. Que mes symptômes ne font que s'accentuer de minute en minute. Que mes démons reprennent de plus en plus possession de mon âme sans que je puisse les en empêcher. Mais pourrait-il seulement comprendre ce que je ne comprends pas moi-même ?

Son téléphone portable se met à sonner. Shane se détache alors de moi tandis que je rehausse une nouvelle fois le gilet sur mes épaules. Il s'éloigne pour prendre l'appel et je détourne les yeux par la fenêtre, tentant vainement de réguler les sueurs froides qui me remontent l'échine. Au bout de quelques secondes, Shane raccroche et reste un instant figé, le regard perdu dans le vide. Je me retourne vers lui et hoche la tête :

— Qu'est-ce qu'il se passe ?

— Robin veut me voir. Je ne sais pas pourquoi, ce n'était pas prévu.

Mon cœur rate un battement. Il fait nerveusement tourner son téléphone entre ses doigts et fronce les sourcils. L'inquiétude se traduit dans ses iris émeraude qui balaient le sol en même temps que son esprit cherche une raison à ce rendez-vous impromptu. Shane soupire puis se redresse avant de composer un numéro sur son clavier pendant que je le dévisage, interloquée.

— Qu'est-ce que tu fais ?

— J'appelle Tony.

— Qui est Tony ?

Je descends mes jambes du rebord de la fenêtre.

— Un gars de la bande. J'ai totalement confiance en lui, il veillera sur toi.

— Pardon ?

Il ignore mon questionnement et porte le téléphone à son oreille. Furieuse, je me lève et m'avance vers lui à grands pas. Shane se recule, comme pour fuir la tempête en approche.

— Raccroche. Tout de suite.

— Hors de question.

— Shane. Raccroche.

Sans lui laisser le temps de réagir, je m'empare de son téléphone et mets fin à l'appel en cours avant de faire demi-tour. Soudain, Shane se braque et explose. Il empoigne mon bras avec force, si bien que la douleur m'arrache un petit gémissement. Ma vision se brouille, l'angoisse monte en moi par vague et avec elle, le début d'une nouvelle crise psychotique. Il me replace face à lui avant de reprendre, au bord de lui-même :

— Si jamais tu le balances lui aussi par la fenêtre, je te jure que...

Je me dégage de son emprise avec fureur et le repousse avant de rétorquer sans en avoir pleinement conscience :

— Que quoi ? Qu'est-ce que tu vas bien pouvoir me faire de pire ? Tu veux me frapper ? Me violer ? Me tuer ? Vas-y, dis-moi !

Shane ouvre des yeux ronds et fait deux pas en arrière, affligé par mes propos.

Mais qu'est-ce qu'il m'arrive?

Les battements de mon cœur résonnent dans ma tempe et le sol se met à tanguer sous mes yeux. Je lâche le téléphone qui s'écrase par terre et pose la main sur le rebord de la fenêtre pour me maintenir debout. Je n'ai jamais perdu le contrôle sur mes actes de cette manière et cette nouvelle forme de cauchemar me terrorise davantage ; suis-je vraiment en train de laisser mon mal gagner la bataille...? Tremblante, j'essuie la ligne de sueur qui perle à mon front. Shane secoue alors la tête, récupère son portable et s'avance lentement vers la porte d'entrée en me lançant à mi-voix :

— Reste ici jusqu'à ce que je revienne.

Brusquement guidée par la peur de le voir quitter l'appartement, je me précipite à sa rencontre, m'accroche à son bras et le tire de toutes mes forces dans ma direction. Je tire, je ne veux pas qu'il m'échappe. Il résiste, je tire encore plus fort. Il fait volte-face, hors de lui :

— Quoi encore !?

Je vacille, emportée par mon élan. La pièce oscille et tout commence à tourner autour de moi. Je lutte contre ce que mes yeux voient et m'agrippe un peu plus à la manche de son manteau.

— Soit tu restes ici, soit tu m'emmènes. Dans tous les cas, je t'interdis de me laisser toute seule, tu entends ? Je reste avec toi !

Je bascule tout mon poids à l'opposé de lui. Mes pieds nus dérapent sur le sol et les larmes coulent maintenant à flots sur mes joues sans que je m'en aperçoive. Je suis terrorisée à l'idée de me retrouver une nouvelle fois seule face à mes démons. Terrorisée à l'idée de le voir partir rejoindre seul l'assassin de mon ami. À l'idée de pouvoir le perdre, peut-être à jamais.

— Tu vas rester là !

— Arrête ça tout de suite, Roxane !

Il fait un pas vers moi. Je dérape et m'affaisse sous le contrepoids de ma propre force et me vois contrainte de lâcher mon emprise. Assise par terre, je hoquète dans mes larmes, au bord de la crise d'hystérie. Sans un mot, il se baisse pour me remettre sur pied quand soudain, un éclair de lucidité tronqué traverse mon esprit empoisonné. Je me mets à hurler :

— Tu veux m'abandonner ! C'est ça ? Tu veux te débarrasser de moi !

Je me relève d'un bond, il recule d'un pas. Ma main heurte son bras, mon autre cogne contre son torse. Tous les murs de l'appartement commencent à vibrer autour de moi. Je suis le pantin de ma propre folie ; mes coups pleuvent sans que je ne parvienne à les retenir. Je frappe, de plus en plus vite, de plus en plus fort. Comme si le mettre à terre était la seule solution pour qu'il ne m'abandonne jamais.

Mais Shane ne tarde pas à reprendre le dessus. Il se redresse et s'empare de mes poignets qu'il bloque avec fermeté dans mon dos avant de m'entraîner en arrière jusqu'au mur. Son visage est fermé, rougit par la colère, l'incompréhension et la détresse qu'il contient. Furieuse de me voir ainsi dominée, je me débats un peu plus :

— Lâche-moi tout de suite ! Lâche-moi !

Il appuie alors tout son poids contre ma poitrine et me maintient immobile. J'étouffe, prise au piège, et cette situation ne fait que décupler ma rage. Je pousse un dernier hurlement en piétinant de désespoir.

— Espèce de... !!

— Tout ce que tu veux. Vas-y, défoule-toi. De toute façon, je ne te lâcherai que quand tu te seras calmée.

— Tu veux m'abandonner...

— Mais, Bon Dieu ! Qui a bien pu te mettre cette idée en tête ? Je te l'ai dit, jamais je ne t'abandonnerai, tu entends ce que je te dis ? Jamais !

— Alors pourquoi tu n'étais pas là l'autre soir ? Tu m'as laissée toute seule ! J'étais toute seule !

Je me tends une dernière fois avant d'être délaissée par mes forces, incapables de lutter plus longtemps face aux siennes. Je ferme les yeux, tentant d'oublier les bruits de tremblements de terre imaginaires qui résonnent encore à mes oreilles. Je sanglote longuement et laisse ma tête s'effondrer contre son épaule. Mes jambes flanchent, tous les muscles de mon corps se relâchent. J'abdique face à ma souffrance et me délivre enfin de ce cauchemar.

Lorsque j'ouvre à nouveau les paupières, le calme est revenu dans la pièce. Shane reste muet, le visage plongé dans mon cou et masqué par ses boucles brunes. Il libère lentement mes poignets, puis passe ses bras sous les miens pour me porter jusqu'au lit, sur lequel il m'assoit. Il prend ensuite place à mes côtés, ma tête ne quitte pas son épaule. Je prends une profonde inspiration et ferme les yeux, bercée par son étreinte. Les instants de quiétude qui s'en suivent ne chassent pas mes sueurs froides et mes larmes, mais me protègent au moins de mes visions et de mes peurs. Après quelques secondes, Shane m'avoue alors sur un ton calme :

— Tu sais, moi aussi je voudrais rester ici avec toi. Mais je dois y aller, je n'ai pas le choix. Tu sais qu'on ne désobéit pas à Robin. Ni toi ni moi, ni personne.

J'enfouis un peu plus mon visage dans l'étoffe de son manteau, cherchant vainement à me débarrasser des souvenirs de ce que je viens de vivre. Il poursuit à mi-voix :

— Si tu ne veux pas que Tony vienne, soit. Mais promets-moi au moins de rester ici jusqu'à ce que je revienne. Je ne supporterai pas de te perdre encore une fois.

Épuisée, je reste silencieuse. Je sais qu'il a raison et qu'il doit y aller. Je sais que malgré mes peurs, c'est moi qui l'ai rejoint dans sa propre prison. Et je sais que je dois suivre ses règles si je veux espérer m'en sortir vivante, à ses côtés. Résolue à obéir, j'acquiesce alors maladroitement d'un mouvement de la tête et à mon grand dam, Shane relâche lentement son emprise puis se place à ma hauteur pour me faire face. Je l'observe tandis qu'il fouille la poche intérieure de son manteau pour en sortir le couteau à cran d'arrêt de son père. Il le lance une fois en l'air et le rattrape avant de me tendre le manche avec hésitation.

— Prends-le. Je ne pense pas que Finn ou qui que ce soit d'autre vienne mettre son nez ici tant que je serai absent, mais au cas où... Et puis ce sera un peu comme si j'étais là, avec toi. Dans tous les cas, je ne serai pas long.

Il le place entre mes mains et je baisse le regard dessus. Je n'ai jamais tenu un pareil objet de toute ma vie. Shane me contemple quelques secondes pendant que j'observe le manche délicatement ciselé. Mes doigts effleurent le relief d'un petit bouton, puis laissent la lame aiguisée se déployer face à moi. L'éclat du soleil se reflète sur sa surface immaculée et illumine mon regard tandis que le tranchant qu'elle inspire me glace le sang.

Shane sourit, se relève et caresse ma joue avant d'embrasser mon front.

— Tout va bien se passer, Rox. Je te le promets.

Je replie alors patiemment le couteau et ramène ensuite le manche contre ma poitrine. La froideur de l'acier contraste avec la chaleur de ma peau en sueur, comme si la mort elle-même avait posé son doigt sur moi. Puis, le bruit de ses pas s'éloigne peu à peu. Je serre un peu plus le petit objet contre mon cœur et ferme les yeux pour tenter de retrouver un semblant de sérénité face à ma peur grandissante.

Il va le rejoindre, lui. Ce monstre. Cet assassin. Et il n'y a rien que je puisse faire pour empêcher ça.

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