Chapitre 15 - Partie I


 Shane


La légère brise de ce matin s'est évanouie pour laisser place à de violentes bourrasques dont les hurlements lugubres résonnent dans les ruelles du quartier. Ils se mêlent au bruit de mes pas qui frappent le trottoir avec vigueur, suivis de près par ceux plus discrets de Roxane. Depuis que nous avons quitté le bar de Jack, elle reste timidement en retrait dans mon dos, sans dire un mot.

J'avance, tête baissée. Le vent emmêle mes cheveux et me bouscule avec ardeur, mais il n'est rien comparé à l'ouragan qui ravage mon esprit. Toutes mes pensées s'embrouillent, emportées dans le même tourbillon qui siffle à mes oreilles. Bien trop occupé à contenir les émotions qui se pressent aux portes de mon âme, je ne réalise pas que je me suis engagé sur la route, sans prêter attention au ballet de voitures qui y circulent à vive allure. Tout à coup, Roxane laisse échapper un petit cri de peur qui me ramène brutalement à la réalité; une Chevrolet dérape, ses pneus crissent sur le bitume, puis vient s'arrêter à quelques centimètres de moi. Je me retourne, confus. Le conducteur, aux traits tirés par la nervosité et l'agacement, passe la tête par la fenêtre et commence à s'égosiller :

— Petit con ! Tu ne peux pas regarder où tu vas, non ? Merdeux, va !

Mon cœur tambourine dans ma poitrine, au même rythme que son interpellation propulse toute la vérité de la situation sur la scène de ma conscience. Je lève lentement les yeux vers l'homme ridé et joufflu toujours au volant de la voiture, qui me lance un regard noir, pressé que je libère enfin la voie. Mais à travers ses pupilles emplies de colère et de frustration, j'entrevois une chance de me défaire quelque peu de ma culpabilité.

J'étire alors mes lèvres en un petit sourire méprisant avant d'asséner un violent coup de pied à son pare-choc lustré. Hors de lui, le conducteur descend aussitôt de son véhicule et se rue vers moi. Je reste immobile ; qu'il vienne, je n'attends que cela. Qu'il me frappe jusqu'à me faire perdre connaissance. Qu'il me libère de mes pensées, même le temps de quelques secondes. Je prends une profonde inspiration, prêt à encaisser le premier coup, quand soudain — et à mon grand dam — Roxane s'interpose. L'homme bedonnant essaie de l'écarter, de la contourner, le poing toujours armé dans ma direction et le visage rougi par la fureur. Moi, je m'efforce d'attiser le feu qui brûle dans ses yeux en le narguant de tout mon mépris, de tout mon orgueil et de toute mon insolence. Je veux qu'il me détruise, une bonne fois pour tout, avant que je ne finisse par la détruire, elle. Je veux sentir son poing s'écraser sur mon visage, mon nez se fracasser sous ses phalanges. Je veux que le goût du sang imprègne mes lèvres, inonde ma bouche et noie ma rage et mes regrets. Je veux souffrir et être puni pour toutes les erreurs que j'ai commises depuis le soir où elle est entrée dans ma vie.

Seulement, Roxane reste Roxane, et malgré l'apparence grotesque de toute cette scène, elle se tient là, devant cette masse de graisse gesticulante. Bien décidée à faire barrage pour ne pas le laisser m'atteindre. Excédé par la situation et par les lois du parfait gentleman qui le force à ne pas porter la main sur elle, le conducteur se ravise, puis se contente de m'adresser un virulent doigt d'honneur avant de remonter dans sa voiture en pestant. Il redémarre ensuite le moteur de sa Chevrolet et s'éloigne rapidement de nous, me laissant seul, nez à nez avec mon petit ange gardien qui me fixe maintenant avec interrogation. Seul, face aux conséquences de tous mes actes jusqu'à aujourd'hui, sans même m'octroyer le droit d'expier mes fautes par le sang et par les larmes.

Et elle me dévisage toujours, murée dans son silence de glace. Ses cheveux volent autour de son minois et viennent voiler ses grands yeux emplis de cette innocence bafouée qui, par leur insupportable douceur, m'assènent un nouveau coup de poignard au cœur.

Si seulement j'avais pu la détester à la minute où je l'ai rencontrée... Après tout, la haine est tellement plus simple et plus fidèle que l'amour. Je l'aurais abhorrée au moins autant que son monde me méprise. Je l'aurais façonnée à mon image, sans avoir peur et sans remords. Je l'aurais nourrie de toute ma colère, de tout mon désespoir et de tout mon dégoût, jusqu'à faire d'elle tout ce que je fuis ; un parfait petit pantin pour Robin. J'aurais pu quitter cette ville et recommencer égoïstement une nouvelle vie avec Zara, pendant qu'elle aurait entamé une effroyable descente aux enfers, sans qu'aucune once de regrets n'effleure jamais ma conscience.

Oh, oui. Haïr aurait été tellement plus facile qu'aimer...

Les poings serrés dans les poches de mon manteau, je tourne alors les talons et parcours les derniers mètres qui me séparent de la bouche de métro de Utica Avenue. Je dois fuir, le plus loin possible d'elle, le plus loin possible du bar de Jack et des souvenirs sinistres de ce matin. Je dois extérioriser cette colère qui me ronge et qui menace d'exploser à tout moment, risquant de la détruire en même temps que moi. Mais Roxane trottine toujours dans mon dos, coûte que coûte, comme pour tenir la distance que je tente vainement de mettre entre nous.

Je m'engouffre dans les escaliers du métro et dévale les marches quatre à quatre jusqu'au quai de la ligne quatre. L'endroit est assez rempli à cette heure de la journée, et toute la diversité de New York se retrouve et se mélange sans trop de pudeur dans les entrailles de cette ville, pendant les quelques minutes qui les séparent de la prochaine station de métro. Quelques touristes tentent de décrypter les codes du plan affiché sur le mur d'un petit kiosque à journaux, au centre du quai. Un sans-abris est allongé sur un banc, en compagnie de son chien — me rappelant ma glorieuse condition si brillamment étalée par Robin quelques minutes plus tôt. Des groupes de jeunes gens, des hommes d'affaires et des personnes lambdas sont dispersés de part et d'autre sur le quai, au milieu de familles de bonnes mœurs et de quelques alcooliques notoires.

Je m'arrête à hauteur du kiosque et m'adosse au mur recouvert d'une plaque d'acier, sur lequel sont affichés les restes de vieux prospectus déchirés. Quelques instants plus tard, Roxane se stoppe également à mes côtés, sans trop oser me faire face et — à mon grand désespoir — finit par poser une question :

— Qu'est-ce qui t'a pris ?

— Quoi ?

— Qu'est-ce qui t'a pris de te jeter sur la route et de frapper le pare choc de cette voiture ?

— Parce que maintenant il faut que je justifie chacun de mes faits et gestes ?

— Non, je te demande simplement pourquoi.

— Ça me regarde.

— C'est pas quelque chose qui se fait d'habitude, alors tu m'excuseras de vouloir comprendre...

— Mais au cas où tu l'aurais oublié, Roxane Preston, je ne suis pas quelqu'un de très fréquentable. Et j'emmerde tes bonnes manières.

Elle ouvre, puis referme aussitôt la bouche, quelque peu ébranlée par le ton de ma voix. La noirceur enfantée par ma colère me pousse à des mots et des actes que mon cœur réfute. Je serre les dents ; je veux qu'elle disparaisse de mon champ de vision avant qu'il ne soit trop tard.

— Bon. On va où ?

— Moi, je rentre chez moi. Toi, tu vas où tu veux.

— Agréable.

Je mords mes lèvres, incapable de réprimer plus longtemps l'agressivité dans ma voix. Les démons en moi se délectent de la souffrance de mon âme face aux paroles que Robin a prononcées ce matin. Ils martèlent ma conscience avec sa manière de regarder Roxane et surtout, de la manipuler jusqu'à la faire tomber entre ses griffes. C'en est trop. Attisé par ma peur et ma culpabilité, je ne peux plus me contenir :

— Quoi, c'est pas ce que tu voulais ? Être libre ? Alors lâche-moi un peu et va faire ta vie.

Je détourne la tête et ferme les yeux un instant, priant pour qu'elle parte. Il faut qu'elle parte. Mais malheureusement pour moi, on ne se débarrasse pas de Roxane et de son tempérament de feu en un claquement de doigts... Elle croise alors les bras sur sa poitrine avant de se positionner face à moi et de hausser la voix, en entrant dans ce jeu d'arrogance :

— Je vois, tu veux aller sur ce terrain-là ? Parfait ! Alors oui, c'est vrai. Je voulais être libre et faire ce que je veux. Tout ce que je veux ! Sans respecter personne ! Oh, mais attends, exactement comme toi en fait !

— Ça n'a rien à voir. Moi, c'est moi. Il n'y a pas à discuter quoi que ce soit à propos de moi.

— Bien sûr. Toi, tu es parfait ! C'est bien ce que Robin a dit d'ailleurs ! Parfait, sans défaut, un vrai prince de conte de fées !

L'évocation de ce prénom ne fait qu'accentuer le feu qui brûle en moi. Elle reprend, comme pour continuer à attiser les braises ardentes qui me consument déjà les tripes.

— Dis-moi, tu vas vraiment me faire croire que c'est uniquement le fait que ton patron m'ait proposé de faire partie de sa bande qui t'offusque tant que ça ?

— Parce que j'aurais une autre raison de me mettre dans un état pareil selon toi ?

— Tu me prends pour une idiote à ce point ?!

Sans crier gare, elle bouscule mon épaule qui vient heurter le panneau en métal dans mon dos. Le bruit attire l'attention de quelques personnes sur le quai, qui se retournent brièvement vers nous. Je fais alors de mon mieux pour ne pas sortir de mes gonds et, face à une victime en passe de devenir bourreau, je tente de calmer le jeu :

— Roxane, qu'est-ce qui n'était pas clair dans ce que je t'ai dit hier soir ?

— Tu m'as fait promettre de me méfier des belles paroles et c'est exactement ce que je compte faire à partir de maintenant !

Les chuchotements de quelques groupes autour de nous ajoutent une dose d'anxiété à mon mélange d'émotions déjà explosif. Je me redresse et m'empare alors de son bras, la forçant à se presser contre moi. De plus en plus d'yeux curieux convergent vers nous. Je me rapproche de son oreille et rétorque, à l'abri d'autres trop indiscrètes :

— C'est ce que tu comptes faire ?! En réfléchissant à la proposition de Robin ?! C'est ça que tu appelles tenir une promesse ?!

Elle se dégage de mon emprise et hausse une nouvelle fois le ton :

— Oh, je t'en prie, hein ! Ne viens pas me faire la leçon là-dessus ! Et puis, je ne lui ai rien promis, je te signale ! J'ai dit que j'allais y réfléchir. Qu'est-ce que j'aurais dû faire d'autre ?

— Tu aurais dû dire non ! Tout de suite, non !

Les battements dans ma poitrine et les sueurs froides me donnent la nausée. Notre dispute est devenue une source inépuisable de passe-temps et de chuchotements indiscrets pour les passagers qui nous entourent. Je dois m'éloigner d'elle. Le plus possible, pour ne pas la blesser. Je fais quelques pas vers le bout du quai, mais toujours aussi excédée, Roxane court jusqu'à me rattraper et se poster devant moi. Je pousse un profond soupir d'agacement. Ses joues sont roses et ses yeux me fusillent, mais trop faible pour lire la peine et la colère qui transparaît dans son regard, je me contente de baisser la tête. Sa voix vacille, au fur et à mesure que ses nerfs se crispent outre mesure :

— Tu te fous de moi, Shane ? Je te signale que je n'ai aucun compte à te rendre et je t'ai dit hier soir que je voulais me faire mon avis par moi même !

— Écoute-moi bien, tu n'as aucune idée, mais vraiment aucune idée de ce dans quoi tu t'apprêtes à t'embarquer.

— Pardon?! Mais c'est l'hôpital qui se fout de la charité, je rêve ! C'est toi qui m'as emmené le voir et maintenant tu vas me dire que... Que quoi d'ailleurs ?!

— Que tu ne dois pas accepter son offre ! Il était pas censé... C'était pas censé se passer comme ça ! Rien n'était censé se passer comme ça de toute manière ! Depuis le début !

— Depuis le début de quoi ?

— Rien ! Et arrête avec tes questions, Roxane !

Mon pied heurte une canette échouée sur le sol, qui s'envole et vient percuter de plein fouet le panneau de métal, dans un bruit de tous les diables. Cette fois, tous les passants — y compris le vendeur du kiosque — ont le regard braqué sur nous, à la fois inquiets et curieux du spectacle qui s'offre à eux. Roxane reste immobile, seule sa mâchoire tremble tandis que ses yeux se bordent peu à peu de larmes. Je garde les poings serrés, enfoncés dans les poches de mon manteau, sans pouvoir me résoudre à la regarder en face.

Je dois lui dire que tout ceci n'est qu'un horrible cauchemar, que je regrette de l'avoir entraînée dans mon enfer, qu'elle doit s'enfuir tant qu'il en est encore tant. Mais elle me devance et souffle à mi-voix, comme pour retrouver un semblant de discrétion :

— Shane, tu n'as pas à me dire ce que je dois faire ou non.

— Très bien. Mais, tu ne m'empêcheras pas de te dire que tu risques ta vie si tu dis oui.

— Mais c'est la mienne ! Ma vie à moi ! Si j'ai envie de...

— Et ça ne t'a jamais effleuré l'esprit que ta vie puisse m'importer ? Si tu ne t'étais pas tirée sans rien dire hier matin tu t'en serais peut-être un peu plus rendu compte.

J'explose. Mon cœur est sur le point de jaillir de ma poitrine. Voilà le souvenir de trop, la douleur de trop, le regret de trop. Roxane reste un instant bouche bée, puis laisse tomber ses bras le long de son corps avant de reprendre :

— Alors ça, c'est la meilleure. Est-ce qu'au moins tu sais pourquoi je suis partie ?!

— Oui, pour retrouver ton cher Jordan ! D'ailleurs, tu sais quoi ? C'est ce que tu devrais faire là, maintenant, tout de suite. Lui au moins il arrivera peut-être à gérer le bordel que tu peux réussir à mettre dans sa vie. Vas-y ! De toute façon, c'est un mec comme lui qu'il te faut et tu le sais très bien. Vous avez cette même dégaine de gens bien comme il faut, qui me dégoute !

Roxane fait un pas en arrière, puis un autre. Touchée. Incapable d'articuler quoi que ce soit. Le temps se fige, comme pour me permettre d'ajouter amèrement une nouvelle pièce à la pile de culpabilité qui me ronge déjà les sangs. A cet instant, je donnerais tout pour disparaître sous terre, enseveli sous ma honte et ma lâcheté, loin de ses yeux noyés de larmes qui me toisent sans vraiment me voir. Une perle transparente roule le long de sa joue droite quand elle entrouvre les lèvres pour répondre à mi-voix :

— Non, je... je suis partie parce que j'ai eu peur. J'ai eu peur de ne pas être à la hauteur, de ne pas être plus pour toi qu'un simple passe-temps, de ne pas être la seule à tes yeux. J'ai eu peur que tu finisses par me rejeter. Et surtout, j'ai eu peur d'avoir mal, précisément comme j'ai mal, là, maintenant, parce que... parce que je...

Au même instant, le métro entre en gare dans un fracas épouvantable, engloutissant du même coup les dernières paroles de Roxane. Les portes s'ouvrent rapidement et le brouhaha des passants se précipitant à l'intérieur du train ou vers les sorties chasse le souvenir de nos derniers éclats de voix. Mes yeux ne parviennent pas à se détacher d'elle. Je reste immobile, incapable d'articuler quoi que ce soit, comme plongé dans le néant. Je ne ressens plus rien. Plus rien à part cette épouvantable araignée qui tisse sa toile de désespoir au fin fond de mon cœur.

Roxane détourne la tête et, emportée par un élan d'incertitude, s'engouffre dans un des wagons juste avant que les portes ne se referment. Mécaniquement, je fais un pas, puis un autre pour la rattraper. Trop tard. Les lamentations du vent pris au piège dans la bouche de métro viennent se mêler à ma détresse. Je reste seul sur le quai presque désert, face à mon propre reflet qu'une des vitres de la rame me renvoie inlassablement. Je pousse alors un profond soupir, avant de détourner la tête et de faire quelques pas, jusqu'à m'asseoir auprès du sans-abris qui me tend alors amicalement sa bouteille de vodka. Je lui adresse un petit sourire, qu'il me renvoie avec compassion, puis laisse l'alcool descendre dans ma gorge et me brûler l'œsophage.

Au même moment, le train reprend son chemin et quitte la station dans le même raffut qui a noyé les ultimes paroles de Roxane, mais qui ne m'a pas empêché de déchiffrer avec certitude les trois derniers mots qui se sont alors formés sur ses jolies lèvres roses.

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