Chapitre 14 - Partie I
Shane
L'astre de nuit, paré de toute son insolente inconstance, brille à la cime des immeubles de Brooklyn. Son candide éclat d'argent illumine le ciel et les murs blancs de mon appartement. Assis sur le rebord de ma fenêtre ouverte, je la contemple en prenant de longues bouffées sur ma cigarette.
Bercée par son éblouissante splendeur, la lune se rit bien de cette terre et de tout son orchestre valdinguant. Elle croît et décroit à sa guise, offrant au monde la vue de sa rondeur le temps d'une nuit, puis le privant de sa lueur dans les ténèbres dès le lendemain.
Mais par-dessus tout, la lune se rit bien du soleil. Lui, qui de son aura de feu, n'a de cesse de la faire resplendir au cœur de la nuit noire. L'effrontée, si pâle, si glaciale et pourtant si magnétique, se veut indocile et tend à disparaître sans laisser de traces. Dès lors, condamné à l'inertie éternelle, le seigneur du jour se voit réduit à éclairer les offenses de son insouciante belle de nuit qui, au cœur des ténèbres, danse parmi les astres luisants. Et ce, jusqu'à la fin des temps. Jusqu'à ce qu'il explose en un millier de fragments d'étoiles, dans l'espoir de se mêler au ballet de celles qui scintillent déjà dans le monde de sa belle. Même si pour cela, il risque de la réduire à néant, elle aussi...
Mon téléphone vibre à mes côtés et me sort instantanément de mes pensées. Distrait, je jette un rapide coup d'œil au message que je viens de recevoir.
J'ai fait un rêve l'autre soir, on passait Noël tous les deux dans un chalet à la montagne. Il y avait de la neige partout, sur le toit, les routes et les forêts de sapins. Tu crois que c'est prémonitoire ? Tu me manques. Je t'aime. Z
J'appuie lourdement la tête contre le mur et expulse lentement la fumée de mes poumons.
Tu me manques. Je t'aime. Z
Il y a quelques semaines à peine, ces paroles auraient éveillé en moi un feu ardent. J'aurai été capable de soulever des montagnes, de me battre jusqu'à la mort pour entendre ces mots-là dans la bouche de Zara. Mais aujourd'hui...
Je repose le téléphone et pousse un profond soupir de lassitude en enfouissant mon visage entre mes mains.
— Mais dans quelle merde je me suis encore foutu...
Une nouvelle vibration semble vouloir répondre à ma propre interrogation :
Demain, 9 h chez Jack. Si tu veux revoir les couleurs d'un coucher de soleil, je te conseille de ne pas arriver seul.
Je frissonne et déglutis lentement, comme pour tenter de ravaler au plus profond de moi mon angoisse grandissante. Comment amener Roxane chez Jack, demain à neuf heures, alors qu'elle doit sûrement être dans les bras de son Prince Charmant à l'heure actuelle ? À cette idée, mon cœur, déjà malmené par le dernier message de Robin, se serre un peu plus dans ma poitrine. Je coince la cigarette entre mes lèvres et m'apprête à lui répondre quand soudain, quelqu'un se met à tambouriner de toutes ses forces contre la porte de mon appartement. Je reste un instant immobile, suspendu au clavier de mon téléphone. Peut-être une erreur ? Je n'attends personne ce soir et Zara serait entrée sans frapper. Je tape deux nouveaux mots sur l'écran quand le raffut reprend de plus belle, et cette fois, sans interruption. Perplexe, je tire une dernière bouffée sur le mégot, dont je me débarrasse ensuite par la fenêtre, avant de me diriger vers la source de ce vacarme assourdissant. Les coups s'accentuent ; à croire que la personne est véritablement décidée à démonter le battant à l'aide de ses poings.
— Oh, ça va ! Je suis pas sourd !
Agacé, je plonge le portable dans la poche de mon jean et déverrouille la serrure, prêt à bondir sur la furie qui se trouve derrière.
— Quoi !?
Je me stoppe net. Face à mon cri d'exaspération, Roxane titube, fait deux pas en arrière et se cogne contre le mur d'en face. Dissimulée dans l'ombre, je ne parviens à discerner que ses jambes et ses deux saphirs, que les reflets de la lune font scintiller dans la nuit.
— Oh. C'est toi. Qu'est-ce que... qu'est-ce que tu fais là ?
Pendant quelques instants, elle reste silencieuse, toujours en retrait dans l'obscurité. Je la devine, en train de se pencher sur les côtés, comme pour essayer d'observer l'intérieur de mon appartement.
— Tu es seul ?
— Oui... ? Qui d'autre pourrait être là de toute façon ?
Elle ne répond pas. Je me décale et l'invite à entrer d'un signe de la main. Roxane hésite, toujours tapie dans la pénombre. Je la presse d'un mouvement de la tête, elle finit par faire un pas vers la lueur, suivi d'un autre, puis relève lentement son visage vers moi.
— Rox ! Qu'est-ce que..?!
Une large trace de sang s'étend de sa lèvre abîmée jusqu'à la ligne de sa mâchoire et sa pommette gauche est écorchée. Sans me laisser le temps de finir ma phrase, elle lâche le sac de voyage qu'elle portait et enroule ses bras autour de mon cou. Son visage vient se loger dans le creux mon épaule pour masquer les larmes qui perlent à ses yeux. Je referme la porte derrière elle, pousse l'interrupteur et essaie de relever sa tête. Je dois en avoir le cœur net. Ses pupilles fuient les miennes, confuses. Un hématome est en train de prendre place au niveau de l'écorchure de sa joue. Son maquillage a inondé le reste de son visage et quelques gouttes de sang s'échappent encore de sa jolie lèvre rose. J'ouvre des yeux ronds et me détache d'elle. La colère tire les fils de mes paroles :
— Qui t'a fait ça ? C'est Jordan ?!
Elle demeure muette, catatonique. Son silence m'est insupportable. Furieux, je me précipite sur mon manteau noir échoué sur le seul fauteuil de la pièce et extirpe mon téléphone de ma poche. Tony est dans les parages cette nuit. À nous deux, ce Jordan en aura bien assez pour son compte. D'une main, je fais glisser la lourde étoffe sur mon bras, de l'autre je compose le numéro, le tout sous les yeux d'une Roxane désabusée.
— Qu'est-ce que tu fais ?
— Je vais lui faire bouffer ses billets de banque jusqu'à ce qu'il s'étrangle avec.
— Quoi ?! Non, Shane. Non. Ce n'est pas lui ! Il n'a rien fait. Je t'en prie.
Roxane s'avance vers moi d'un pas précipité et m'empêche de remonter davantage le manteau sur mes épaules. Du même coup, elle s'empare de mon bras et me somme de renoncer. Elle secoue la tête, ses larmes recommencent à couler machinalement sur ses joues, ce qui ne fait qu'attiser la rage qui bout au fond de moi. Je pose mes mains crispées sur ses coudes et l'exhorte à me faire face.
— Qui alors ? Dis-moi qui, je te jure qu'il va regretter de s'en être pris à toi.
Roxane tressaille, fait un pas en arrière et se dégage nerveusement de mon emprise. Son souffle tremble. Elle recule jusqu'à se cogner au lit sur lequel elle se laisse tomber avec lourdeur.
— Je n'étais pas chez Jordan, je ne suis pas restée... avec lui. J'ai préféré rentrer chez moi après les cours, pour ne pas inquiéter mon père plus qu'il ne l'était déjà.
Agacé, je retire mon bras de la manche du manteau, abandonne le téléphone avec lui sur le sol et me laisse tomber sur le fauteuil, en faisant un bel effort pour empêcher ce dangereux mélange de fureur et de jalousie prendre un peu plus possession de moi.
Les secondes s'écoulent lentement et deviennent des minutes. Un silence de mort règne dans la pièce. Je rassemble peu à peu mes esprits, les battements dans ma cage thoracique se calment et je parviens à retrouver un semblant de sérénité. Lorsque je relève la tête, Roxane est toujours immobile sur mon lit, les yeux rivés vers ses doigts qui tâtent maladroitement la blessure de sa lèvre. Je me lève et viens me placer à sa hauteur pour mieux observer sa plaie.
— Arrête de toucher. Ça va s'infecter. Je vais te la soigner.
— Merci.
Je me redresse et m'éloigne d'elle avant de lui lancer, amusé :
— Quoi que, avec le recul. Je devrais peut-être te laisser comme ça. Cette plaie te donne un petit côté... vilaine fille, pas si désagréable.
— Shane.
— Je rigole, Princesse.
Elle soupire et se contente de hocher la tête, dubitative. Moi, je souris.
Quelques cotons imbibés d'alcool plus tard, Roxane se laisse tomber sur le dos et fixe le plafond de mon appartement d'un air absent. Mes mains se promènent sur la bouteille de whisky, volée la veille et échouée au pied du lit. J'en bois une gorgée au goulot avant de la tendre à Roxane, qui se met alors à balbutier :
— Je suis désolée de t'avoir dérangé, ce soir. Je ne savais pas où aller... Je ne pouvais pas débarquer chez Jordan dans cet état-là.
— Tant mieux.
— Quoi ?
— Rien. Tu vas me dire ce qu'il s'est passé, ou tu comptes me faire mariner toute la nuit ?
Elle se redresse, jusqu'à prendre appui sur ses coudes, puis ingurgite un trait de whisky qui la fait grimacer.
— Je me suis disputée avec mon père et je me suis enfui de chez moi.
— C'était une dispute ou un combat de boxe ?!
Elle reste muette et porte une nouvelle fois le goulot à ses lèvres en fixant le vide.
— Il était inquiet. Mais pas forcément pour la bonne raison.
Elle me tend la bouteille, sans plus s'étaler sur le sujet. Un ange passe et je me prends de passion pour le liquide ambré qui oscille gracieusement dans sa prison de verre.
— Et qu'est-ce que tu comptes faire maintenant ?
Roxane reste muette quelques instants, puis répond sur un ton grave :
— Aucune idée. Je sais juste que je ne veux plus revenir en arrière. Je ne veux plus dépendre de ces codes idiots. Je veux pouvoir dire que je n'ai pas passé ma vie à suivre un fil d'Ariane, déjà établi par ma naissance. Je veux sentir mon cœur battre plus fort dans ma poitrine, tous les jours. Même si ça doit le mener à se taire à jamais. Je veux faire ce que je veux. Peu importe si je dois casser les codes. Peu importe l'issue.
À ses mots, je repose la bouteille sur le sol et me retourne vers elle. Une légère vague d'appréhension commence à me submerger, emportée par mon rythme cardiaque qui s'accélère dangereusement. Ma conscience rit aux éclats, mais je ne peux pas me résoudre à la laisser croire à un paradis utopique qui n'est que le masque d'un enfer sans nom...
— Rox, tu dois savoir que même si tu choisis de mener cette vie-là, tu ne seras jamais vraiment libre. Alors oui, les médias ou les attentes de ta famille ne seront plus une barrière pour toi. Mais c'est le danger et la peur qui poseront les murs de ta nouvelle prison.
Elle se redresse et se tourne pour me faire face. Ses yeux brillent d'une lueur qui m'était étrangère jusqu'alors. Elle me répond, d'une voix attisée à la fois par la peur de l'inconnu et par cette excitation indicible qu'elle procure.
— J'ai une question à te poser, Shane. Selon toi, est-ce qu'il vaut mieux vivre en faisant attention à ne jamais décevoir personne, ou est-ce qu'il vaut mieux vivre en sachant que tout peut s'arrêter du jour au lendemain ?
— C'est à moi que tu demandes ça...
— Oui.
Je reste silencieux ; la vérité me brûle les lèvres, mais je refuse de la lui livrer. Je refuse de prendre plus part à cette mascarade. Nonobstant, elle insiste.
— Allez, dis-moi. Est-ce qu'il vaut mieux avoir peur de décevoir, ou peur de mourir ?
Je pousse un profond soupir et plonge mon regard dans le sien. Roxane se rapproche de moi et pose ses mains sur mon bras avant de poursuivre, à mi-voix :
— Tu te souviens, quand tu m'as empêchée de sauter du toit ? Tu ne le sais peut-être pas, mais tu m'as donné beaucoup plus qu'une raison de vivre, ce jour-là. Tu m'as donné envie de changer les choses, de changer ma vie. Et puis, surtout... Tu m'as promis que tu serais toujours là pour moi.
— Oui. Mais je n'ai jamais promis que je t'aiderai à foutre ta vie en l'air. J'en ai déjà bien assez fait comme ça.
— Très bien. Alors, laisse-moi me faire mon avis par moi-même, je ne t'en blâmerai pas. Laisse-moi choisir la vie que je veux. Laisse-moi apprendre tes codes et entrer dans ton monde...
Je jette un regard affligé au ciel à présent privé de l'éclat lunaire, et dont les ténèbres ont maintenant possédé jusqu'aux dernières étoiles. Je prends une profonde inspiration. Après tout, Robin veut simplement lui parler. Elle se rendra bien vite compte que ce monde n'est pas fait pour elle et une fois que tout sera fini, elle sera libre et en sécurité. Et c'est bien tout ce qui m'importe. Plus encore que de revoir les couleurs d'un dernier coucher de soleil.
— D'accord, Rox. Je veux bien te montrer ce que tu penses être une vie de rêve. Seulement pour que tu réalises à quel point c'est tout le contraire.
Son sourire me glace le sang et ne fait qu'accentuer mon inquiétude et ma culpabilité. J'attrape alors ses mains et poursuis, d'une voix mal assurée :
— Mais avant, j'ai besoin que tu me promettes quelque chose.
Elle hoche la tête, intriguée, puis finit par acquiescer timidement. Mon souffle tremble au moins autant que mes doigts. Ces derniers abandonnent les siens et viennent effleurer le contour de son visage et sa plaie encore fragile. J'hésite un instant, puis confesse, à demi-mot, quelques-uns des secrets de mon cœur :
— Promets-moi que quoi qu'il arrive, tu n'oublieras jamais celle que tu es, au fond de toi. Celle qui voit plus loin que ce que ses yeux voient. Celle dont l'espoir est maintenant si grand qu'il rayonne sur tous ceux qui l'entourent. Celle qui aime les bonbons aux fruits, les toiles oniriques de Dali et qui sourit quand elle voit un papillon de nuit...
Roxane étire ses lèvres, attendrie par mes propos. Son regard sur moi fait rougir mes joues un peu plus. Je poursuis, de plus en plus fébrile :
— Promets-moi que tu ne te laisseras jamais embobiner par de belles paroles ni par des faux-semblants. Tu vaux bien mieux que ça. S'il te plaît.
Elle ne dit rien, et se contente de porter ma main à ses lèvres en signe d'approbation. Son bras enlace ensuite le mien et sa tête vient se poser sur mon épaule. Ses doigts jouent et entrelacent les miens, elle ferme les yeux. Quelques secondes s'égrènent avant qu'elle prenne une profonde inspiration et murmure :
— Pourquoi tu me demandes ça ?
Je déglutis nerveusement et mords mes lèvres, comme pour masquer toute la peur, toute la culpabilité et tous les regrets qui se meuvent dans une danse macabre devant l'autel de ma conscience.
— Tu verras, Rox. Demain à neuf heures, tu le sauras.
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