Chapitre 12 - Partie I
Roxane
Appuyée contre l'une des colonnes qui ornent le seuil du Dodge Hall, je regarde la pluie tomber, les bras croisés contre ma poitrine. Je frissonne. La grisaille et l'humidité réveillent en moi une profonde mélancolie. Les trombes qui se déversent noient les carrés de verdure et les bosquets fleuris qui entourent les bâtiments. Quelques étudiants courent pour s'abriter aux quatre coins de Columbia. Au même moment, une paire de mains se pose sur mes yeux avec délicatesse. Plongée dans l'obscurité, je me laisse bercer par le son de la pluie et par la douce voix qui murmure à mon oreille.
— Et si ce soir on allait voir un film au cinéma pour oublier toute cette grisaille, ça te ferait plaisir ?
Je souris, me retourne pour faire face à Jordan et acquiesce d'un rapide signe de tête. Depuis notre premier baiser, il y a quelques semaines, tout a changé. Mon ami, déjà d'ordinaire si prévenant, s'est transformé en un véritable prince charmant. Il passe des heures à courir les rues de la ville, continuellement à la recherche de nouvelles expériences pour me rendre heureuse. Aujourd'hui, au vu de son air malicieux, je devine qu'il a préparé une autre merveilleuse surprise pour me voir sourire. Je me hisse lentement sur la pointe des pieds, m'appuie sur ses épaules et lui offre un petit baiser avant de hocher la tête :
— Qu'est-ce que tu m'as encore manigancé, toi ?
Jordan glisse une main dans la poche de son manteau gris et en extirpe ce qui ressemble à deux billets d'avion. Mon visage se décompose tandis qu'il reprend, brusquement emporté par son enthousiasme :
— Je nous ai aussi pris deux billets pour Nassau ! Sept jours dans un hôtel cinq étoiles, en pension complète.
— Jordan...
— On aura qu'à rater les cours la semaine prochaine et on s'en ira au soleil !
— Jordan, je...
— Ah oui, j'ai loué un yatch pour trois jours, on pourra choisir quand on le voudra. C'est magnifique là-bas, tu verras ! Je...
— Jordan !
Il se stoppe net. Je pousse un profond soupir et tente de dissimuler mon malaise. Il incline la tête et me toise avec inquiétude.
— Je sais pas comment te remercier... Pour tout ça. Mais partir, toi et moi, une semaine aux Bahamas alors que... non. C'est trop tôt pour ça, je me sens pas... prête.
— Pas prête ?
— On peut pas faire autre chose ? Un tour ailleurs en ville ? Je sais pas...
Face à mes propres contradictions, je n'ai pas le temps d'apporter de nouveaux arguments. D'un geste agacé, Jordan range les billets dans la poche de son manteau, avant de me lancer sur un ton légèrement irrité :
— Ouais. Tu penses toujours à lui.
Je manque de m'étrangler quand mon cœur se serre avec violence dans ma poitrine.
— Je... non ! Pourquoi tu dis ça ? Et puis, de qui tu parles d'abord ?! Attends, Jordan...
Il s'écarte de moi, relève le col de son manteau et s'avance sous la pluie sans m'accorder plus de crédit. Je reste stupéfaite, les bras ballants. Après un court instant, je me retourne pour lui faire face :
— Qu'est-ce que j'ai dit ?!
Il s'arrête et pivote dans ma direction. Soudain, une cascade de frissons me remonte l'échine. Je ferme les paupières. Mon cœur se met à tambouriner dans ma poitrine, je suis prise de vertiges. Non, pas ça. Pas maintenant.
J'ouvre de nouveau les yeux sur Jordan, ma vision se brouille, il vacille devant moi. Je pose une main sur mon front, faisant mine de me protéger de la lumière blafarde qui transperce les nuages. Je ne veux pas qu'il voie la détresse dans mon regard. La pluie roule sur son manteau et il plisse les paupières pour mieux m'apercevoir. J'inspire profondément pour retrouver mon calme. Après quelques secondes de silence, il finit par hocher la tête :
— Le problème c'est que tu te mens à toi-même, Roxane. Arrête de te cacher derrière ton indifférence, ou tes excuses bidon. Accepte-le, ça vaudra mieux pour toi comme pour moi.
Il tourne les talons sans me laisser le temps de répliquer quoi que ce soit. Je le regarde s'éloigner sous la pluie, tout à coup encerclée par les spectres de la solitude. Je m'adosse à la colonne et tente de contenir mes tremblements persistants. Je déglutis et fais un effort surhumain pour ne pas me laisser envahir par la panique. De longues minutes s'écoulent avant que je ne parvienne à reprendre le contrôle de mon esprit.
Depuis ma dernière entrevue avec Shane, j'ai été confrontée à une autre crise des plus virulentes. Je me suis extirpée tant bien que mal de cet enfer, grâce aux conseils pragmatiques de mon ancien psychiatre, mais non sans en avoir souffert pendant plusieurs jours. Contrairement aux espoirs que je nourrissais, mes démons ne semblent pas avoir dit leur dernier mot. Loin de là.
Je secoue la tête et tente de remettre mes idées en ordre. Il n'y a plus aucune âme qui vive autour de moi. Tous les étudiants ont maintenant quitté le campus pour rentrer chez eux et je devrais en faire autant. Depuis peu, le chauffeur de mon père ne vient plus me chercher, à ma demande. Aujourd'hui, je le regrette amèrement. Je récupère mon parapluie, enfouis au fond de mon sac et l'ouvre avec maladresse. Après quelques nouvelles secondes d'hésitation, je m'élance enfin sous les trombes d'eau. Nassau n'était peut-être pas une si mauvaise idée finalement...
Je me dirige vers Broadway d'un pas pressé. À la fin des cours, et particulièrement par temps de pluie, Columbia a des allures de ville fantôme. Ses immenses bâtisses, d'ordinaire si rassurantes, sont éteintes et glaçantes. Elles se dressent autour de moi, comme de lugubres décors cauchemardesques. Je consulte rapidement ma montre. Le bus qui rejoint Upper East Side ne devrait plus tarder à arriver. À l'angle du Carman Hall, j'accélère un peu plus, quand soudain, une main emprisonne mon bras. J'étouffe un cri de surprise, tandis que je suis entraînée en arrière par une poigne à la fois ferme et délicate. Lorsque je parviens enfin à me dégager, je me tourne pour faire face à mon agresseur. Les souvenirs de l'anniversaire de Joanna refont surface en moi comme un tsunami. Je cède à la panique et, guidée par l'adrénaline pulsée dans mes veines, je lève mon poing. Mon cœur va exploser.
— Eh ! Oh ! Du calme, Princesse. Je tiens pas à ce que tu me refasses le portrait, merci !
Je reste bloquée, le bras en l'air, incapable de bouger. Je ne parviens pas à détacher mes yeux de ses prunelles vertes qui oscillent nerveusement entre les miennes et mon poing armé. De grosses gouttes d'eau roulent sur son visage trempé et le long de ses cheveux bouclés. Son manteau noir est imbibé et semble peser une tonne. J'abaisse lentement mon bras. Shane enfonce les mains dans ses poches et hoche la tête. Encore nerveuse, je replace ma crinière sur l'arrière de mon crâne et époussette les quelques gouttes qui m'ont atteinte lors de mon joli pas de danse incontrôlé.
— Qu'est-ce que tu veux, Shane ?
Il hausse les épaules.
— Te voir.
— Bien. C'est bon tu m'as vue. Je peux y aller maintenant ?
J'agrippe un peu plus mon parapluie et me décale sur la gauche pour reprendre ma route vers Broadway, quand je l'entends soupirer dans mon dos :
— Oh Rox, je t'en prie !
Je rétorque, sans prendre la peine de me retourner vers lui :
— Arrête, ça ne sert à rien de discuter.
— Mais qu'est-ce que j'ai fait ?
Je lui jette un regard par-dessus mon épaule avant de répondre dans un souffle :
— Rien du tout. C'est bien ça le problème.
Il laisse tomber ses bras le long de son corps et me lance, exaspéré :
— Alors c'est pour ça que tu m'ignores depuis des semaines ? C'est pour ça que tu veux plus me voir ?
— C'est n'importe quoi.
Je secoue la tête et reprends ma route. L'ombre noire se déplace vivement à mes côtés et vient se planter devant moi.
— Roxane, merde !
Je me stoppe à quelques centimètres de lui. Son odeur, mêlée à celle de la pluie, me frappe comme un ouragan. Mon cœur rate un battement, mes joues rosissent, je perds pied... Non. Roxane, reprends-toi.
— Écoute Shane, je suis désolée, mais je suis avec Jordan maintenant. Je veux me consacrer à cette relation et...
Il passe une main dans ses cheveux trempés en ricanant à mi-voix.
— Et c'est cette espèce de demeuré qui t'a demandé de ne plus me voir ?
Je lève les yeux au ciel, abasourdie :
— C'est pas vrai, qu'est-ce que vous avez tous les deux aujourd'hui ?!
— Quoi ?
— Non. C'est moi qui ne veux plus te voir et tu sais très bien pourquoi.
Il secoue la tête, de nouvelles gouttes se faufilent jusqu'aux pointes de ses boucles brunes. Son regard semble s'éteindre peu à peu et il murmure alors, d'une voix à peine audible :
— Tu ne me connais pas, Roxane.
— Là-dessus, tu as bien raison ! En fait, c'est même pire que ça, je me suis bien trompée sur ton compte.
Ma voix tremble, j'ai le cœur au bord des lèvres. Je voudrais lui dire comme j'ai espéré qu'il soit mon soleil. Comme j'ai espéré qu'il me fasse renaître. Comme j'ai espéré qu'il m'embrasse devant ce maudit piano. Comme j'ai ensuite espéré qu'il réapparaisse, qu'il me fasse renoncer à Jordan. Je voudrais lui dire... tout lui dire, mais j'en suis incapable.
— Non, ce que je veux dire c'est que tu ne connais pas ma vie, Rox. Tu n'as aucune idée...
— Et c'est pour ça que tu m'as rejetée ? Parce que je suis pas assez intelligente pour comprendre peut-être ? Ou parce que tu ne me fais pas assez confiance ?
Je m'entends prononcer ces dernières paroles et me fige, stupéfaite de ma propre explosion. Mes joues rougissent violemment. J'agrippe un peu plus mon parapluie, dans l'attente d'un éventuel coup de grâce, mais il reste béat, pas plus à même d'articuler le moindre mot que moi. Devant son silence, je capitule et embrasse ma résignation avant de m'éloigner de nouveau vers Broadway, tête basse :
— Laisse tomber. J'ai compris.
— Si je t'ai rejetée... C'était pour te protéger, Roxane.
Je m'arrête, ne pouvant réprimander un éclat de rire sarcastique. Je sens des larmes poindre à mes yeux. Je ne dois rien laisser paraître. Rien du tout. Je mords abruptement mes lèvres puis rétorque, d'une voix tremblante :
— Me protéger ? De quoi ? De qui ? Je ne connais rien de toi, Shane. Excuse-moi de ne pas comprendre.
— Alors je vais t'expliquer.
— Vas-y. Je t'écoute.
— Je... ne peux pas te dire.
— Parfait, merci. Voilà des explications claires, nettes et précises ! Bonne soirée, Shane.
Il s'empare de mon bras et me retourne vers lui avec fermeté. Je titube et me cogne contre son torse.
— Mais merde, Roxane ! Tu veux pas juste me laisser finir deux secondes ?!
Il relâche son emprise et je m'empresse de remettre une distance entre nous. Devant mon air incommodé, il emmêle ses doigts dans ses cheveux. Ses yeux balaient tout autour de lui et tout à coup, il semble au moins aussi embarrassé que moi. Après quelques secondes, il finit par relâcher sa main, qui retombe lourdement le long de son corps.
— Je ne peux pas te dire ce que je fais dans le détail, mais je... je peux te donner une idée. Si c'est vraiment ce que tu veux.
Je demeure muette un instant, puis ose un regard dans sa direction. Shane relève les épaules, visiblement frigorifié. Son manteau, et le reste de ses vêtements sont totalement imprégnés d'eau et de grosses gouttes coulent le long de son cou, faisant un peu plus frissonner sa peau. Prise dans un élan de compassion, je fais un pas vers lui, puis un autre. Je lève timidement mon parapluie pour arriver à sa hauteur et m'avance pour l'abriter avec moi.
— Me donner une idée ?
Je suis à quelques centimètres de lui. Je me laisse envelopper par les effluves de son parfum, elles qui m'ont tant manquée... Je relève lentement la tête vers lui, il reste parfaitement immobile.
— Oui. Mais Rox, il faut que tu me promettes que...
— Le jour où tu m'as demandé de te faire confiance, j'ai accepté sans condition. À ton tour maintenant.
Il plonge son regard dans le mien et la nervosité qui transparaît dans ses yeux le trahit. Cette proximité mélange toutes les émotions qui m'habitent. Il pose alors le bout de ses doigts sur la ligne de ma mâchoire. Les battements de mon cœur résonnent dans ma tempe. Son souffle caresse mon nez. Je fuis désespérément son regard, restant focalisée sur ses lèvres qui s'étirent pour former son habituel sourire malicieux. Je ne réponds plus de rien. J'ai les mains moites, les jambes en coton, et si tout cela ne s'arrête pas très vite, je...
— Bien, Princesse. Je te fais confiance.
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