Partie 6

Süleyman sur le chemin du travail ...

A peine les portes du train refermées, je reste le regard fixé sur Sarah, nos yeux enlacés jusqu'à ce que l'éloignement de la rame me rappelle à la réalité, me voilà dans ma routine ...

D'un geste de la main un peu timide je lui fais un au revoir... Ou plutôt à ce soir ...

Je me remémore chaque instant magique que je viens de vivre, je n'en reviens pas de ce charme, de ce style , de cette élégance qui s'intéresse à moi, l'Afghan que je suis, qui à tout perdu, qui n'a même plus de toit digne de ce nom ...

Je me pince, comme pour m'assurer que je ne rêve point...

Soudain, j'aperçois Stéphane, responsable d'une petite entreprise de sous-traitance. Il m'attend au pied du magasin, au niveau de l'entrée des stocks d'Auchan.

D'un air dépité, il me dit :

"Désolé Süleyman, les contrôles de l'inspection du travail s'intensifient, je ne peux plus te donner du travail, j'en suis navré..."

A ce moment-là, je sens le sol se dérober sous mes pieds, je n'entends plus les mots de Stéphane.

Je reste planté là, le regard dans le vague, sans m'apercevoir que Stéphane est déjà parti en s'excusant une dernière fois.

Puis je finis par faire demi-tour et me dit c'est fini même le travail au noir ne veut plus de moi.

Comme un flash, je vois le visage de Yanis devant moi, je me demande ce que l'on va devenir, l'espoir d'une vie meilleure s'éloigne chaque jour un peu plus ...

Entre les sourires de Sarah, une pincée de bonheur ... Et la perte de mon travail me permettant à peine de survivre, le bien être de Yanis qui m'obsède et Sorayah qui me hante tous les soirs .... J'aimerais poser les genoux à terre, lâcher prise... mais ma responsabilité interdit tout signe de faiblesse ...

Dans cette jungle du quartier de La Défense où les loups de la finance sont déguisés en agneaux, j'avance comme si j'étais immobile et que le paysage défilait autour de moi... Dans cette foule où l'insouciance habille ces automates faits de chair, je ne suis qu'une ombre traversant une vallée sans âme où les cœurs se nourrissent de l'appât du gain par l'exploitation d'une misère entretenue derrière les rideaux de l'esclavage moderne...

Soudain, je réalise que tout ce que je veux, c'est retrouver un semblant de dignité, au même titre que n'importe quel être humain. Que je ne suis ni un voleur, ni un tricheur, simplement un père qui veut offrir une vie décente à son enfant. Comme un geste militant, j'attrape un morceau de carton qui dépasse d'une poubelle, je demande un feutre au bar faisant face au métro et j'écris dessus :

"Je ne vous demande pas de l'argent,
ne détournez pas le regard,
je cherche juste un job
pour rester digne et libre!"

Et quelle ne fut ma surprise de me heurter à l'indifférence la plus totale. Des êtres faits de chairs et d'os, mais qui semblent vivre sur une autre planète que la mienne. Une planète où le sentiment profond d'humanité n'existe plus, un monde où chacun côtoie l'autre sans jamais le voir, sans jamais ne vraiment s'en préoccuper. Je ne suis qu'un fantôme au milieu de cette foule, ces étrangers au désespoir. En plus de l'opulence matérielle, ces hommes ont le luxe de l'indifférence comme valeur morale...
Je me demande ce qui fait que Sarah n'est finalement pas comme eux ? Je me pose mille questions, mon physique est il l'unique raison de sa gentillesse ?

Tout à coup, une voix m'interroge et m'extirpe de mon état second où je cherche désespérément une âme au grand cœur à travers ces visages qui défilent devant moi ...une femme avancée dans l'âge m'interpelle avec tact et gentillesse

"Bonjour Monsieur quel est votre prénom?, qu'est ce que vous recherchez comme emploi ?"

Surpris, je réponds :

"je suis polyvalent madame, je peux enseigner le français, bricoler , faire de la manutention, nettoyer les vitres, travailler en cuisine ... "

Elle me dit avec un sourire ému :

" écoutez Monsieur, je suis très touché par votre message et la façon très originale d'interpeller les consciences pour trouver un travail et avoir le droit à la dignité et à la liberté"

Nous échangeâmes pendant une heure environ, cette chaleur humaine me fit du bien, mais quand finalement je dû lui avouer que je n'avais pas de papiers français, elle m'avoua tristement son impuissance ... Même si cette femme ne peut m'aider, je suis touché par le temps qu'elle a pris pour me parler, me permettre de vider le trop plein de douleur qui chaque jour me pèse davantage...

Il reste quelques humains en ce monde, à travers les quelques réactions de soutien, ce tableau noir que je vivais depuis que j'ai quitté Stéphane prend un peu de nuance, la chaleur des cœurs qui se sont arrêtés m'a permis un léger soulagement ... J'ai pu noter que les femmes étaient plus sensibles que les hommes à mon message ... Sur ces centaines de visage que j'ai vu passer, un constat amer, l'indifférence et l'ignorance volontaire ou involontaire se cache derrière ces smartphones qui ont accéléré la déshumanisation, presque tout le monde est rivé sur son téléphone, le monde pourrait s'écrouler que personne ne s'en rendrait compte...

J'ai admiré ce ballet à la sortie de la fourmilière à La Défense ... On ne se croise plus du regard, on ne s'intéresse plus à ce livre ouvert qu'est le visage de l'autre, on ignore tout de l'autre de peur qu'il s'intéresse à nous, qu'il nous réclame un service, on a peur de faire même un sourire, ce don pourtant gratuit qui est la première richesse des humains ... Aujourd'hui l'égoïsme et l'individualisme atteint un paroxysme effrayant...

Est-ce une version moderne des misérables de Victor Hugo que la modernité à produit ?

Le sentiment d'être aimé c'est comme une sensualité qui rayonne quand bien même le soleil se fait désirer ... Je repense à Sarah malgré le fait que le destin ne me sourit pas aujourd'hui ...Je reste pensif et constate qu'il est l'heure de rentrer pour récupérer Yanis et retrouver Sarah mon rayon de bonheur ...

Sur le chemin, je me parle et m'interroge. Si Sorayah était en vie, les choses auraient-elles été différentes ?

Malgré ce bonheur de rencontrer Sarah, je suis épris d'une douleur, d'un état d'âme qui me rappelle tout l'amour et la passion que j'avais pour Sorayah... Je sais qu'elle est morte mais j'ai le sentiment de la trahir comme si il m'est impossible de faire le deuil. Je suis devant le dilemme du cœur et la raison de la réalité. Parfois j'ai le sentiment que sa présence m'habite que je ne peux envisager une sérénité sans que sa mémoire s'invite au carrefour d'un mot, d'une ambiance, d'une odeur ou d'un souvenir ...

Dois-je supplanter cet amour par celui de Sarah qui est naissante ? Probablement pas, je dois sûrement admettre une réalité difficile mais pourtant évidente, quoi que je fasse je ne peux la faire revenir malgré cette folie passionnelle qui nous a lié jusqu'à cette nuit terrible ... Je rêve d'une étreinte d'amour, d'une chaleur que je n'ai plus ressenti depuis la disparition de Sorayah ...

Arrivé sur les quais je regarde désespéré si Sarah est là, en vain mon regard me retourne une déception, un constat qui vient ajouter une douleur supplémentaire aux mauvaises nouvelles de la journée... Décidément rien ne va aujourd'hui, j'ai l'impression de dériver, pris par une vague voulant broyer le peu d'espoir qui semble poindre son nez...

Ne pouvant plus attendre malgré deux trains laissés passés, je me résigne à rentrer pour ne pas être en retard pour Yanis. J'ai le sentiment angoissant que je ne verrai plus Sarah, qu'elle aussi a senti que je n'avais pas beaucoup de valeur ... J'essaie d'imaginer mille et une excuses pour lui expliquer son absence...

Mais l'accumulation et la fatigue de la journée ne laissent que peu de place pour la lumière de l'espoir ...

Je ne sais pas si je la reverrais demain ou un jour, je me dis peu importe et me rattache à ma foi qui me permet de relativiser par le rappel que les rencontres ne sont pas le fruit du hasard mais bien... du Destin ...

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