Partie 13

Me voilà dans cet appartement sublime, qui pour moi est un château, un palace... De la d'où je viens... non rien, rien n'est comparable je suis idiot.

La voix de Sarah résonne doucement derrière la porte de la salle de bain.

"Süleyman, si vous voulez bien, nous n'allons pas tarder à passer à table, Yanis et moi vous attendons..."

Je suis penaud, sa voix mélodieuse caressant mon âme, me rappelle la douceur de Sorayah, ma gorge se noue, je suis là dans ce luxe sans elle, ma bien aimée... je m'efforce de retenir mes larmes et reprends mon souffle avant de répondre avec un ton naturel :

"Oui Sarah, pardonnez-moi, j'ai été long, je finis, je ne vais pas tarder à vous rejoindre..."

Tous mes gestes sont ralentis, je suis emporté par mes pensées près de la fenêtre , entre gêne et admiration je suis troublé par le charme ambiant.
Perdu, je le suis, entre mes sentiments intérieurs forgés par la tragédie et la misère vécue en si peu de temps. Ce luxe soudain qui s'offre devant mes yeux à l'image de ces magnifiques gypsieries qui ornent les plafonds m'interpelle dans mes pensées... Ces croissements de courbes filantes aboutissant sur des fleurs en staff me rappellent que les destins sont faits pour se croiser, jusqu'à offrir des pustules de bonheur...

Que dire de cette femme merveilleuse, Sarah, qui a manqué son travail, m'a suivi toute la journée dans ma galère. Elle a ouvert plus que sa porte, j'ai pu voir et admirer les recoins de son cœur. Son attention et sa compréhension face à toutes mes révélations précipitées... que serais-je devenu sans elle ? Dans un camp gardé de la police avant l'expulsion vers mon pays d'origine ?

Je revois ses larmes à l'hôpital, son dévouement à me venir en aide sans condition... Sa voix douce et apaisante raisonne dans ma tête, comme si dorénavant elle habitait en moi.

Lorsque j'arrive au salon, avant de pénétrer dans la pièce, je ne peux m'empêcher de ralentir devant cette scène ; Sarah joue avec Yanis, les mains sur ses joues , qui lui sourit comme si ils se connaissent depuis longtemps... Sarah ayant sentit ma présence, se retourne, je perçois comme un blanc, un silence, un regard se bloquant avec une insistance digne d'une surprise inattendue, mais agréable...

Elle se reprend rapidement comme si, elle ne voulait pas laisser transparaitre ses émotions. Elle m'accueille avec un sourire et un regard si chaleureux, que mon cœur me fit sentir aussitôt ce présent comme un signe.

Elle me demande : - Venez Süleyman, j'ai eu le privilège d'un poème, votre fils et tellement intéressant, écoutez son poème j'en suis encore très émue.

Je regarde Yanis, avec soulagement et tendresse, je me mets à son niveau en lui tenant les deux mains et je lui dit : - alors mon petit prince, tu as révélé notre secret?

Yanis gênait me dit : - Papa je n'ai rien révélé, j'ai juste récité sans dire qui était l'Auteur.

Devant cette réponse si intelligente et tellement innocent, je ne peux m'empêcher de le prendre dans mes bras. Et je lui dis : - récite le encore, je crois que Sarah veut t'entendre à nouveau, et moi aussi .  

Je regarde, Sarah nous observait avec tendresse. Elle encourage Yanis : - oui s'il te plaît récite encore une fois pour me faire plaisir.

Yanis, encouragé, se met devant nous et récite le poème :

Regard croisé

Il y a des lieux,
Des rencontres,
Où le cœur, l'esprit,
Se rejoignent,
Où le silence est parole,

A l'ombre,
L'esprit hagard,
Saisi de miel ce regard,
A la beauté d'ambre ...

Dans une harmonie,
De couleurs joviales,
La sensualité se dévoile,
Posture assumée...

Chacun peut imaginer,
Chacun peut fantasmer,
Chacun peut admirer,
Chacun peut frémir...

Devant autant de charme,
Autant de légèreté raffinée,
Délicieuse sensualité,
Habillée d'une timidité, l'âme...

Une beauté limpide,
Pour une caresse du regard,
Magnifiant le corps,
Faisant vibrer le désir...

Dans un jeu de lumière,
La douceur inonde,
Ce visage sublime,
Appelant à lever
le voile de l'inconnu...

Instant d'oisiveté,
Devenu étincelle,
Improbable passion,
Devenue filante,

Effluve envoutante,
Sensation enivrante,
Désir fougueux,
Pour ce corps pétulant,

Ce visage, ce corps,
Ce cœur, cette âme,
Merveille de la vie,
Tentation de folie,

Si sublime,
Que seule une foi sincère,
Une crainte par amour d'Allah,
Retient l'âme devant ce vertige ...

Yanis fini par un grand sourire et une gestuelle, il mène sa main droite sur son cœur comme à l'école, avec un léger penchement vers l'avant de son buste, puis se redresse. Il regarde Sarah et lui dit avec un air charmeur et fier de sa prestation : " - Et voilà, j'ai fini ! Mais normalement je dois honorer l'Auteur du poème en l'évoquant à la fin, mais je ne peux trahir le secret de mon Papa. Désolé ! "

Face à cette candeur, Sarah et moi échangeons un regard complice, avant d'applaudir et de le féliciter pour cet instant de grâce et de partage.

A peine, nous avons fini de rire que Fatima nous rejoint, et déclare :

" Madame la table est servie"

Sarah lui répond :

" Très bien Fatima, ce petit Yanis nous a tellement fait voyager avec son poème magnifique que nous mourons de faim. Allez suivez-moi pour une poésie du palais ... dont l'auteur est sans secret, notre cordon bleu, Fatima !"

Fatima lui fait un grand sourire, et lui dit :

" Ah, nous avons un poète en herbe comme invité, je sens que l'on va bien s'entendre tous les deux " avec un petit clin d'œil et de finir " Yanis, moi aussi j'aime beaucoup la poésie. Demain je te révèlerais mes secrets..."

Arrivé dans la salle à manger, face à ce festin préparé dont on sent la richesse et la diversité des plats, je me sens mal, et incapable de manger. Des visages défiles devant mes yeux, le regard de Bilal, de Yussuf et sa femme Sana, de Mamadou et ses enfants orphelins de mère, de Zakaria et ses petits Jalil et Muhamed ... mes voisins au camp, avec qui chaque soir, nous partagions à défaut d'espoir le fardeau de la misère. Le soir, les enfants au lit, je partageais le thé de l'amitié. Nous devenions des hommes plein de rêves, d'espoir malgré cette océan de désespoir, qui chaque jour, nous emportait et nous éloignait du rivage. Il nous arrivait même de nous disputer sur des sujets politiques, religieux ou philosophiques alors même que nos estomacs étaient vides... 

A Herat, la dignité d'un homme se mesure à sa capacité à préserver sa famille de la misère et de la dépendance des autres, tout en préservant l'honneur de la famille...

Ici dans les camps de réfugiés, j'ai appris que la dignité est de rester humble et patient, face à l'insolence de cette société de l'opulence, de son indifférence aux cris de ces âmes déchues que nous sommes devenus au milieu des déchets et de l'insalubrité ambiante....

Privé de tous les droits, soumis à l'exploitation du marché noir, pour ceux qui ont "la chance" après avoir joué à la roulette russe en confiant nos vies à des passeurs sans scrupules, nous voilà uniquement riche de notre humanisme et de notre sourire face à nos semblables habitant dans la société soit disant « moderne ». Cette société qui nous traite comme des parias ayant la peste...

Ce n'est pas la misère qui nous a conduit ici, ce sont les bombes produites ici, qui ravagent la bas; sans distinction entre combattant, enfant, femme , vieillard ou civile et militaire.

L'appétence des pouvoirs politiques a fait de l'homme moderne un esclave, un adorateur du profit rapide, un loup et un chasseur digne d'un cannibalisme sans nom...

Dans ce malheur, qui est le mien, j'ai appris, que la vie et le bonheur ne sont que des miettes dont il faut savourer le présent car le bonheur ne peut être consigné ni dans le passé ni dans le futur.

Je ne cesse de me poser intérieurement cette question:
- qu'est-ce que j'ai fait pour mériter de passer cette nuit dans cet appartement sublime et luxueux que je ne pouvais toucher et imaginer que dans mes rêves et mes livres :

Je n'arrive pas à me projeter dans cette nouvelle situation, où l'opulence et le luxe semblent à la fois si beau mais également d'une insolence qui vous anéantit dans le miroir de votre présent ... Toutes ces réflexions et interrogations m'ont fait perdre l'appétit, comment dire à Sarah, je n'ai plus faim ? Comment ne pas blesser Fatima qui pourrait croire que ces plats ne sont pas appétissants alors que tout est parfait ?

Sarah m'interpelle : "Je vous en prie Süleyman, prenez place, faite comme chez vous !"

Le "chez vous", me met mal à l'aise, j'ai le sentiment à cet instant d'avoir échoué dans mon rôle, dans mes obligations de subvenir aux besoins de ma famille. La générosité de Sarah me touche mais me fait mal... Savoir que mon fils a faim ... Je ravale mes larmes ... Et je réponds : -"Bien sûr Sarah, mais je n'ai pas très faim pour tout vous dire... merci beaucoup." lui dis-je.

Elle me répond sur un ton calme et respectueux, comme si elle avait compris dans mon regard et dans l'expression de mon visage, que j'ai besoin de temps... je prends place, par politesse car chez nous ne pas accepter une invitation c'est un manque de respect envers autrui.  Je me force à manger un bout de de pain et de la soupe uniquement...

Sarah se met à parler avec Yanis et Fatima, qu'elle a placée à droite et gauche de sa position. Je me retrouve en face d'elle. La voix de Sarah semble m'emporter. Mes yeux rivés sur ma soupe, mes larmes s'apprêtent à couler lorsque je dis :

-"Excusez-moi, Sarah, j'ai oublié de prendre mon médicament dans ma veste, continuez j'arrive, je vais dans la salle de bain"

Sarah me répond : " je vous en prie, allez-y, ne tardez pas, votre repas va refroidir "

Je quitte la table, et me dirige rapidement dans la salle de bain. Je referme la porte et tourne le verrou ... devant ce grand miroir posé dans un cadre magnifiquement sculpté, je ne peux me retenir d'avantage, mes larmes coulent de plus belles. Je croise mon regard à nouveau dans le miroir, mes yeux ont rougi... Je me passe de l'eau sur le visage comme pour laver et masquer cette tristesse qui me colle à la peau ... voir autant de bonne chose à table, alors que mes amis au camp n'ont probablement rien pour ce soir, je m'en veux d'être là, d'avoir autant de privilège.

Que faire devant une gentillesse et un cœur aussi généreux que celui de Sarah, qui me désarme par sa douceur et sa bienveillance, dont je me sens indigne...

Moi qui pensais ne plus pouvoir ressentir autre chose que cette amertume au fond du cœur depuis que la vie m'arracha Sorayah... Le destin m'a fait rencontrer une femme, qui par un simple sourire, a fait refleurir en moi ce que je pensais fané pour toujours. Lorsque mes yeux se posent sur son visage, un élan de vie me traverse le corps. Une tempête intérieure de bonheur se lève à chacun de nos contacts...

Pris dans le spleen des mauvais jours, je n'ai vu le temps passer, j'entends le bruit des pas arriver derrière la porte ... c'est Sarah ou Fatima?
Je ne reconnais pas ces pas de femme raisonnant sur les espaces dégagés où le marbre du couloir n'est pas habillé par ces tapis Persan d'une beauté remarquable ...

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