𝟫. 𝑀𝒾𝓈𝑒 𝒶𝓊 𝓅𝑜𝒾𝓃𝓉
Les plaines qui s'étendent au-dessus de Ma'la sont de grandes prairies verdoyantes que le vice a largement épargnées. Quelques fermes prospèrent çà et là en élevant du bétail replet, dont les yeux luisants et le ventre tendu traduisent l'abondance de la région. Au milieu des granges et des cabanes en pierres saillantes s'élèvent de petits châteaux fortifiés, ultime résidu de la puissance des barons locaux à qui appartiennent ces terres.
En dépit de l'apparente aisance dans laquelle vivent les gens du coin, plusieurs éléments viennent ternir cette façade trop rutilante et rappeler les temps sombres dans lesquels nous vivons : les châteaux ont perdu de leur superbe, se contentant de se dresser péniblement derrière leurs murailles éventrées et rongées par la mousse, les fermiers possèdent quasiment tous un chien, en dépit du risque que consiste de nos jours le fait d'avoir un animal domestique, et les seuls inconscients à s'aventurer sur les routes sont des mendiants et des Chasseurs de viciés.
Ces derniers sont largement repérables à la longue cape émeraude qui descend jusqu'à leurs pieds et qui dissimule les armes en tout genre accrochées à leur taille. La profession est peut-être la plus florissante de ce monde pourri ; se passe-t-il seulement un jour sans qu'il n'ait un animal, un enfant ou un vieillard à abattre ? Leurs silhouettes sont devenues les ombres de notre quotidien ; elles rôdent dans les villes, se tapissent dans l'obscurité des ruelles, longent les champs et les plaines désolées, se terrent dans les tavernes et exécutent leur vile besogne la nuit, à l'abri des regards. Si la nécessité de se débarrasser des êtres viciés ne soulève plus aucun débat, le passage à l'acte reste une abomination que certains humains jugent contraire à leur nature. Que l'on tue, oui, mais loin de leurs yeux faussement innocents. Certains privilèges de classe ont la peau dure.
Lorsque nous croisons des Chasseurs, Hassan les salue d'un signe de tête discret que ces derniers lui rendent volontiers. Sans qu'il n'y ait besoin d'aucun mot, tous reconnaissent en lui un ancien compagnon, et je me demande parfois quel signe distinctif leur révèle aussi aisément son ancienne profession. Est-ce cette lassitude dans le regard ? Cette façon dont les coins de ses lèvres tombent lourdement vers le bas, comme si résister à la gravité était un effort trop pénible ? Cette lourde épée au pommeau incrusté d'un saphir étincelant ? Je l'ignore, mais tous savent ce qu'il était, ce qu'il a vu et ce qu'il fait, ces secrets tragiques qui permettent au monde de ne pas totalement sombrer dans le chaos. Les Chasseurs nous sont essentiels. Et pourtant, ils sont eux aussi victime de discrimination parce que trop de sang tâchent leurs mains. S'il y a bien une loi qui régit le monde, quelle que soit l'époque, c'est que certains doivent se sacrifier pour que d'autres sourient. Est-ce pour autant acceptable ?
Hassan n'est toutefois pas le seul à observer les Chasseurs qui passent. L'Oméga aussi semble intrigué par ces êtres vaporeux à l'aura dérangeante et au visage dissimulé par une capuche disproportionnée. Lorsque l'un d'entre eux apparaît dans notre champ de vision, le masque d'obsidienne se tourne vers lui et le suit jusqu'à ce qu'il disparaisse. Consciente de cet intérêt accru pour les Chasseurs, Lâa se place à côté de L'Oméga et pointe du doigt la quatrième cape émeraude de la journée qui se dessine au loin.
— Vous savez qui ils sont ?
L'Oméga fixe longuement le point indiqué avant de répondre.
— Ce sont des Chasseurs.
— En effet. En aviez-vous déjà croisé ?
— Pas depuis... longtemps.
Lâa ne l'a peut-être pas remarqué, mais l'hésitation perceptible dans la voix de L'Oméga éveille mes soupçons. En soi, le fait qu'il ait déjà été confronté à un Chasseur n'a rien d'étonnant ; la noblesse n'est pas épargnée par le Vice, mais son changement d'intonation l'est davantage. Cela ne fait que deux jours que je côtoie cet être étrange mais s'il y a bien une chose que je peux d'ors et déjà affirmer, c'est qu'il n'hésite pas. Jamais. Du moins, il n'en laisse rien paraître. Alors cette petite pause dans sa phrase m'intrigue, comme si elle dissimulait un lourd passé.
— Connaissez-vous bien la campagne autour de Ma'la ? continue Lâa, visiblement d'humeur bavarde.
— Pour qui me prenez-vous ? Bien entendu que je connais mon royaume, j'en suis le premier défenseur.
— Je ne pensais pas qu'on vous laissait sortir aussi souvent du palais, explique mon amie sans se laisser décontenancer.
— Pensez-vous que je suis une sorte de prisonnier ?
— Oui, avoue-t-elle.
Méfiant, je garde un œil sur L'Oméga au cas où l'intervention de Lâa ne lui plaise pas. Depuis une bonne heure, je chemine derrière lui en compagnie de Hassan - Ronh et Lâa ouvrant la voie - et je ne peux détacher mes yeux de son armure ébène qui reflètent les rayons du soleil. Nous avons quitté Ma'la depuis cinq bonnes heures et il n'a montré aucun signe de fatigue. Toujours bien droit dans sa cuirasse, la tête haute et les bras le long du corps, il avance élégamment et ne ralentit jamais l'allure. Alors que sa condition physique devrait être bien moindre que la nôtre, il nous suit avec une facilité déconcertante et j'en viens presque à me demander s'il ne serait pas capable de nous supplanter. Moi qui pensais qu'il faudrait le balancer sur le dos du canasson au bout de la première heure !
Cependant, loin de me rassurer, cette similitude m'inquiète. J'ai toujours entendu dire que les omégas étaient des êtres frêles dont l'enclin pour la magie et les forces occultes de ce monde ne les prédisposait pas à la force physique. Afin que leur sécurité soit garantie, c'était donc les alphas qui les protégeaient et qui venaient pallier cette faiblesse par leur endurance hors norme et leur corps façonné pour les combats. Un oméga ayant le physique d'un alpha en plus des capacités dues à son genre ne représente-t-il pas un danger important ?
Comme s'il avait entendu mes pensées, L'Oméga ralentit l'allure afin de rapprocher la horde autour de lui.
— Avant d'aller plus loin, je souhaiterais mettre quelques détails au clair avec vous, déclame-t-il de sa voix grave. J'ignore les connaissances que vous possédez sur les individus de mon genre, mais elles sont certainement pétries de clichés que je ne souffrirais d'entendre. Soyons clair : cette mission est d'une importance capitale et j'aurais parfaitement pu la mener à bien seul si le roi n'avait pas tant insisté pour que je me fasse accompagner. Je sais me battre aussi bien que vous et il n'y a rien en quoi vous puissiez me surpasser. Vous êtes là pour assurer mes arrières et vous serez couverts d'or pour cela, alors veuillez rester à votre place et m'épargner vos considérations ignorantes.
— Nous comprenons, répond Naya en inclinant doucement la tête, nous sommes désolés si...
— Moi je trouve que vous êtes forts pour ouvrir votre gueule, mais qu'en attendant, on vous a pas trop vu à l'œuvre, interviens-je, incapable de ravaler la colère que ce discours a engendré en moi. Enorgueillissez-vous d'être supérieur à nous si cela vous chante, mais chef des armée ou pas, vous avez fait appel à nous pour vous protéger alors vous suivrez nos ordres, que cela vous plaise ou non. Ce n'est pas en traversant quelques fois Lem'ha qu'on en connaît tous les recoins et les dangers ; si on décidait de vous abandonner avec votre arrogance, il ne se passerait que quelques heures avant que vous ne soyez dévoré par les bêtes sauvages.
Je m'arrête pour reprendre ma respiration et ignore le regard affolé de Naya. Immobile, L'Oméga me fixe, auréolé d'une aura sombre qui horripile mon corps entier. Je refuse toutefois de faire machine arrière.
— Au-delà de ça, pourquoi avoir fait appel à des mercenaires quand vous possédez sûrement l'armée la plus puissante de Na'voah ? continué-je en serrant les poings contre mes cuisses. Au palais, vous avez avancé l'argument d'un besoin imminent d'hommes à Ma'la, mais vous mentiez. Vous auriez très bien pu prendre quelques soldats avec vous. Pourquoi des mercenaires ? Pourquoi des alphas ?
— Vous savez très bien pourquoi.
La voix rauque m'arrache un frisson et je me mords la langue pour ne pas perdre contenance. Désormais, une tension lourde plane entre nous, une tension chargée d'inimitié et de menace imminente, une tension emplie de phéromones qui accélèrent mon cœur et envoient des signaux de détresse à mon cerveau.
— Lorsqu'on est à ma place, explique lentement L'Oméga, il est dur de faire réellement confiance aux gens qui nous entourent. La question ne se pose pas pour des mercenaires qui ne travaillent que pour l'or.
— Surtout si vous pouvez contrôler lesdits mercenaires avec vos putains de phéromones ! craché-je, furieux d'être la cible d'une attaque aussi basse.
— En effet.
L'assentiment de mon interlocuteur décuple mon envie de l'étriper, mais Naya se place entre nous avant que j'aie le temps de faire quoi que ce soit.
— Votre Magnificence, nous ne remettons en aucun cas en question votre capacité à mener à bien cette mission. La maladresse de mon ami est simplement liée au fait que vous êtes le premier oméga que nous rencontrons et que, par conséquent, nous cherchons à en apprendre un peu plus sur vous. Cela vous a paru intrusif, nous nous en excusons et nous ne recommencerons plus. En revanche, je pense que cette question de phéromones ne doit pas être éludée. Pour ce coup-là, je me range aux côtés de Kahn pour vous demander de ne pas les utiliser pour nous assujettir. Comme vous l'avez dit, vous n'avez pas besoin de cela pour que nous vous obéissions ; l'appel de l'or suffit. La condition des alphas ne vous importe sûrement guère, mais nous faisons face à assez de discriminations pour ajouter à cela une soumission par phéromones. Je vous conjure donc de ne pas les utiliser contre nous et, en échange, je vous promets que cet imbécile se tiendra à carreau.
Surpris par cette intervention diplomatique, je ronge mon frein de mon côté pour ne pas réduire à néant tous les efforts de Naya. Mes yeux restent rivés au masque sombre, attendant impatiemment que son propriétaire cesse de diffuser ses affreuses phéromones qui se collent à ma peau et s'enroulent autour de mon cou.
— Bien, répond finalement L'Oméga avant d'allonger le pas et de retrouver l'allure soutenue que nous suivons depuis notre départ de Ma'la.
Restés en retrait, Lâa, Ronh et Hassan me jettent un dernier coup d'œil avant de s'élancer à ses trousses, le visage peut-être un peu trop blême.
Ils n'ont que le temps de s'éloigner de quelques pas qu'un poing s'abat furieusement sur ma tempe. Le choc me fait chanceler en arrière et je grogne de mécontentement en frottant l'endroit douloureux. Aussitôt, Naya m'attrape par les cheveux et tire ma tête vers son visage menaçant.
— Toi, siffle-t-elle en plaquant son front au mien, si t'ouvres encore une fois ta gueule, je te fais bouffer tes couilles, c'est clair ? J'en ai ras-le-cul de sauver ta peau, alors apprends un peu à la fermer.
— C'est ce connard qui me cherche ! protesté-je en tentant de me dégager de sa poigne d'acier.
— Non, il ne te cherche pas, c'est toi qui ne supporte pas d'être en position d'infériorité. Tu devrais pourtant avoir l'habitude d'être considéré comme une merde !
— Je le suis ! Mais je connais les discriminations des bêtas, je sais à quoi m'attendre. D'autant plus que je suis bien plus puissant qu'eux. Mais ce gars... Ce gars est louche, son aura est malveillante ! Il est bien plus dangereux que...
— Que rien du tout, me coupe Naya en se redressant, le regard noir de colère. Les bêtas sont moins dangereux ? Qui a réduit les nôtres en esclavages et a incendié nos maisons ? Qui nous jettent hors des villages et nous lapident dès qu'on essaie d'y foutre un pied ? Qui tue nos mères et balancent nos enfants dans la mer ? Arrête tes conneries, Kahn, ce n'est plus le genre qui compte de nos jours, c'est la supériorité numérique. Les bêtas sont largement majoritaires et ils ont su en tirer partie. Qu'a fait L'Oméga depuis qu'on le connaît ? Il nous a impressionné avec ses phéromones, certes, mais il ne me semble pas qu'il t'ait menacé de te couper les mains et les pieds et de t'abandonner en plein désert ! Alors reprends tes esprits et calme toi, tu ne sers à rien dans cet état-là.
Sur ces mots, la figure hâlée de Naya fait volte face et sa longue chevelure brune me fouette le visage au passage. Penaud, je l'observe s'éloigner en me frottant la tempe et laisse la horde prendre un peu d'avance, histoire de me remettre mes idées en place.
Le discours de mon amie a fait mouche. Je sais que ses arguments sont les bons et que je ne devrais pas m'énerver aussi facilement, mais l'inconnu m'effraie parce que je crains constamment qu'il me renvoie d'une façon ou d'une autre à mon ancienne condition d'esclave. Cette peur m'irrite par son ridicule et son omniprésence dans mes pensées, et il m'est compliqué de m'en détacher. J'ai sacrifié tant de choses pour pouvoir changer mon statut que je ne supporterais pas de voir mes efforts réduits à néant. Je crois qu'au fond, c'est cela qui m'inquiète dans le comportement de L'Oméga : cette capacité à pouvoir me réduire à l'état de serviteur pantelant par la simple force de son esprit. Ceci m'est intolérable.
Cependant, Naya a raison en soulignant le fait que ce ne sont pas les omégas qui sont la cause de tous mes malheurs. Ce nouvel être me préoccupe, certes, mais cela est surtout dû à mon ignorance de sa vie. Je vais être amené à le côtoyer constamment dans les semaines à venir, il va bien falloir que nos relations soient au moins cordiales si nous ne voulons pas que ce périple se transforme en cauchemar.
Je rejette ma tête en arrière en soupirant et observe la course des nuages à travers l'azur. Leurs figures nébuleuses se déforment au gré du vent et semblent rire de mes soucis. Que leur liberté me semble enviable !
NDA : Hello, hello ! Me voici de retour avec un nouveau chapitre :)
Je vais essayer de maintenir le rythme dans les jours à venir mais je suis en train de subir le Covid version 4 donc j'ai un peu le cerveau en compote ahah
En tout cas, merci de continuer à me lire et à bientôt ♥
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