𝟪. 𝐸𝓁𝓊𝒸𝓊𝒷𝓇𝒶𝓉𝒾𝑜𝓃𝓈


Je ne parviens pas à fermer l'œil de la nuit. Alors que les ronflements de Ronh et les marmonnements de Lâa troublent le silence de la chambre, mes yeux restent rivés au plafond, plein de questions auxquelles je ne parviens pas à apporter de réponses.

L'intimidation de L'Oméga quelques heures plus tôt a largement entaché mon assurance et je ne supporte pas cette sensation. Pourtant, je ne peux la contrôler. Dès que je ferme les yeux, je sens cette sourde angoisse refaire son apparition, rongeant mon estomac et se faufilant le long de mon œsophage pour venir s'enrouler autour de ma gorge. L'air me manque, les mots aussi ; c'est comme si mon corps entier se désolidarisait de mon esprit pour répondre à une volonté extérieure que je ne peux contrôler. C'est terrifiant. Or, je déteste avoir peur.

Après des années à avoir côtoyé l'horreur, l'angoisse a déserté mon cœur pour se transformer en rage. J'ai fini par apprendre que la peur est intimement liée à la faiblesse et que, si je ne cesse d'endurcir mon corps et mon esprit, plus rien ne peut m'atteindre. Toute cette terreur ingérée est devenue ma force, la force de me lever chaque jour et de me battre pour voir le prochain, la force de continuer à avancer malgré les embûches, la force de savoir que je saurai surmonter n'importe quel obstacle sur ma route.

Mais aujourd'hui, la donne a changé. Aujourd'hui, je découvre un nouveau danger, un danger discret et pernicieux contre lequel je n'ai pas d'armes efficaces. Comment suis-je censé riposter face à cet être abominable ?

Je ne me suis jamais réellement intéressé aux histoires de l'ancien monde parce qu'elles me semblaient être de cruels souvenirs de ce que nous n'aurons plus jamais. J'ai toutefois retenu qu'à cette époque, les alphas émettaient également des phéromones censés influencer les omégas, ce qui pourrait m'être bien utile pour contrer les attaques de ce connard. Seulement voilà, je ne sais absolument pas comment faire.

Lorsque les omégas ont disparu six cent ans plus tôt, les alphas ont continué à se développer dans leur coin, privés de la complémentarité que représentait pour eux ce genre éteint. Progressivement, leurs corps ont évolué pour s'adapter aux conditions actuelles : puisqu'ils ne pouvaient plus marquer un oméga afin d'en faire leur paire, leurs crocs ont rapetissé ; parce qu'ils ne pouvaient plus former de paire et parce qu'on les a brimés jusqu'à les rejeter sur les bancs les plus crasseux de la société, ils ont cessé d'émettre des phéromones ; leur force et leur ardeur au combat étant devenu des problèmes, leurs corps ont minci, leurs muscles ont fondu et leur impétuosité s'est calmé. Cela ne signifie pas que nous, alphas actuels, ne répondons plus à tous ces éléments, seulement que ces derniers disparaissent un peu plus à chaque génération.

Dans la horde, Naya et moi sommes les plus marqués par notre nature. Nos corps sont grands, épais, nos muscles surdéveloppés et notre besoin de dominer excessivement présent. Si Naya exprime celui-ci en s'érigeant en porte-parole de notre groupe et en négociant minutieusement chacune de nos missions, j'assouvis le mien de façon brutale, quasi animale, à travers le sexe ou les bagarres de rue. Je suis conscient que ce genre de comportement ne fait qu'alimenter la réputation violente des alphas, mais je n'en ai plus rien à foutre. Qu'on me traite de chien et de sous-race, je refuse de me plier à leurs foutues conventions.

Un coup de coude de Lâa dans mes côtes m'extirpe de mes pensées et me fait froncer le nez. Son bras gauche est enroulé autour de la paillasse qu'elle partage avec Hassan et le bras de celui-ci enserre sa taille. Le contraste entre la peau violette de mon amie et celle quasi noire de son compagnon est accentué par ses longues mèches opalines qui recouvrent leurs deux corps comme une couverture aérienne. Les traits de leurs visages sont détendus.

Un soupir m'échappe. Lâa et Hassan sont des exemples typiques de l'évolution qu'ont subi les alphas au cours des siècles : si les deux ont conservé une musculature puissante et une endurance à toute épreuve, leur caractère docile et leur dégoût du conflit inutile tranchent avec les clichés qui collent à leur nature.

Depuis que Hassan a rejoint la horde cinq ans auparavant, les deux ne se quittent plus et, sans que jamais ils ne l'expriment à voix haute, je sais que leur rêve le plus profond est de s'installer dans un coin tranquille, loin des querelles ridicules de ce monde. Quelle drôle d'image qu'un couple d'alphas élevant des poulets dans les plaines verdoyantes d'Oven'ha ! Combien seraient prêts à l'accepter ? Comme nous tous, leurs rêves sont contraints par leur nature et seul le statut de mercenaire leur permet d'échapper à l'esclavage.

C'est d'ailleurs un détail qui a retourné mon estomac lorsque Naya nous a parlé pour la première fois de cette mission d'accompagner L'Oméga à Beana'h.

Quand Lâa a rejoint la horde, elle nous a apporté un témoignage affreux sur l'exploitation des alphas dans les mines de fer et de charbon de ce pays. Les gamins sont arrachés à leur famille dès le plus jeune âge et envoyés dans les galeries les plus étroites pour récupérer les minerais que les adultes ne parviennent pas à récupérer. Beaucoup n'en ressortent jamais, victimes de l'effondrement de certains boyaux que tout le monde savait pourtant dangereux. Quant aux femmes, elles travaillent dans les hauts-fourneaux sans aucune protection, au milieu de la chaleur et des fumées toxiques, mettant au monde des gamins difformes et gravement malades.

Je me demande si les alphas d'Ho'na ont été transférés dans ces mines. Pourrais-je seulement tenir le coup si c'est le cas ?

Les ronflements de Ronh redoublent d'intensité et je lui donne un coup de pied pour le faire rouler sur le côté. Mes yeux se ferment. Au fond, quelles que soient mes inquiétudes et mes préoccupations, ce n'est pas comme si je pouvais refuser cette mission. Il ne manque plus qu'à espérer que je n'enfonce pas mon épée dans le cœur de L'Oméga avant de la mener à bien.


***


L'arrière-cour du palais est presque entièrement vide à cette heure-ci. Seuls quelques serviteurs curieux se sont amassés près de la porte et observent notre groupe en chuchotant. La froideur de la nuit les fait grelotter, mais pour rien au monde il ne louperait ce spectacle incongru.

La horde se tient près des anciennes écuries où subsistent encore cinq chevaux dont les grands yeux inquiets nous dévisagent avec méfiance. Leurs renâclements et leurs piaffements déchirent le silence de la nuit et s'efforcent de maintenir Ronh à distance. Engoncé dans son armure de cuir, ce dernier tente de leur gratter les naseaux mais ne réalise pas que les cliquetis de son épée et de ses jambières stressent les animaux. Sans parler de son sourire fou et de sa façon stupide de claquer sa langue contre son palais pour les appeler. Si j'étais un cheval, cela aurait fait un bon moment que je lui aurais décoché un coup de sabot dans le nez !

Assis contre un box de l'écurie, je nettoie ma masse en observant d'un air méfiant les trois gardes postés près de l'entrée des domestiques. Depuis hier, tout ce qui se rapproche de près ou de loin de L'Oméga me semble être un danger imminent et je ne peux empêcher mes sens d'être aux aguets.

Finalement, ce dernier daigne nous honorer de sa compagnie lorsque les premiers rayons du soleil apparaissent à l'horizon. Fier et élégant dans son armure rutilante, il porte son éternel masque noir et a accroché une épée à sa taille. La finesse et la petitesse de cette dernière me font froncer les sourcils. A première vue, elle a tout l'air d'être une vieille arme au pommeau abîmé, tout juste bonne à servir de canne à un vieillard ! Un homme de son rang ne peut-il donc pas se procurer une épée flambant neuve ?

En passant près de nous, L'Oméga nous salue d'un signe de tête avant d'ouvrir la porte d'un box. Il en sort un cheval à la robe de jais et aux cuisses saillantes, bien loin de la bête malingre que la horde trimballe avec elle depuis une semaine. Au contraire, cet animal-là respire une fougue et une puissance qui semblent être venues d'un autre temps. Je n'ai jamais vu un cheval aussi beau et aussi bien entretenu ; dans la campagne, cela aurait fait un bon moment qu'on lui aurait collé une balle entre les yeux pour minimiser le risque de viciation et assurer une réserve de viande pour l'hiver.

Alors qu'il était jusqu'alors assis à mes côtés, Hassan se lève lentement, range son épée dans son fourreau et rejoint L'Oméga occupé à tirer la bête hors de son box. Sans prévenir, il attrape la longe de celle-ci et se tourne vers son propriétaire dont le masque impénétrable ne me permet pas de dire s'il est surpris ou non par l'intervention de mon ami.

— Pas de chevaux, annonce ce dernier de sa voix caverneuse.

— Je vous demande pardon ?

— Pas de chevaux pour voyager, trop risqué, explicite Hassan avec son avarice habituelle de mots.

— Il me semble pourtant que vous en avez vous-même.

— Un seul, interviens-je en cessant d'aiguiser mon arme. Une vieille bête qui nous sert seulement à porter nos vivres et qu'il ne serait pas difficile de tuer si le vice s'emparait d'elle. Votre bête-là est bien trop puissante pour ne pas représenter un danger en cas de viciation, et je n'ai pas envie de me réveiller en pleine nuit avec un cheval qui essaie de me bouffer me cul !

Ronh s'esclaffe mais L'Oméga reste de marbre.

— De toute façon, nous ne nous déplaçons qu'à pied, continué-je en m'approchant pour flatter les flancs de l'animal. Nous sommes plus mobiles et plus aptes à nous cacher en cas de danger.

— Et s'il s'agit de fuir ?

— Nous vous protégerons.

Alors que je m'attendais à ce que cet idiot tente de négocier, il semble obtempérer et ramène le cheval dans son box. Il le caresse longuement et lui chuchote dans l'oreille des mots que je n'entends pas mais qui semblent apaiser l'animal. Puis, il récupère la besace échouée près de la porte, l'attache autour de son épaule et nous rejoins calmement, comme si la perspective d'un voyage aussi rudimentaire le laissait indifférent. Je l'observe longuement, incrédule, persuadé qu'il va éclater en protestations énergiques comme savent si bien le faire les nobles à qui on retire leurs privilèges. Mais non. Rien.

A la place, il se contente de venir caresser la croupe de notre vieille carne et d'attraper sa longe pour la tirer derrière lui. Les clous dorés plantés dans le cuir noir de son armure réverbèrent les premiers rayons du soleil et, pour la première fois depuis mon arrivée à Ma'la, son aura éblouissante me frappe de plein fouet. Je commence à comprendre qu'il y a en effet quelque chose de quasi divin dans sa façon de capter et de réfléchir la lumière de ce monde, quelque chose d'ancien et de fascinant.

Alors, lorsque l'imposante obsidienne se tourne à nouveau dans ma direction, je ne peux qu'être happé par sa profondeur et par ce lourd passé qu'incarne son propriétaire.

— Nous y allons ? lance ce dernier, baigné par la lumière de l'aube.

Seuls le cliquetis de nos armes lui répondent, comme autant de promesses funestes se fondant dans son ombre. Reverra-t-il seulement les dorures de son palais ?



NDA : Hello, hello ! Je me permets de vous faire une petite note pour vous informer qu'en dépit des nombreux chapitres que j'ai encore en réserve, j'ai un peu de mal à écrire la suite du Dernier Oméga. J'espère que l'inspiration va revenir, mais en attendant, je vous prépare un nouveau projet qui devrait voir le jour début 2024... J'espère qu'il vous plaira également !

Et comme toujours, 1000 mercis pour le soutien, cette histoire est un vrai défi pour moi, mais vous avoir derrière moi m'aide énormément ♥

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