𝟩. 𝐼𝓉𝒾𝓃é𝓇𝒶𝒾𝓇𝑒 𝒽𝑜𝓊𝓁𝑒𝓊𝓍
Cette intervention miraculeuse a le mérite de ramener le silence dans la pièce. Alors que je m'apprête à lancer un regard goguenard à mon adversaire, un violent frisson remonte le long de mon échine et ma respiration se bloque dans ma gorge, comme si je venais de recevoir un coup en pleine poitrine.
Haletant et les yeux écarquillés d'inquiétude, je tourne la tête vers la provenance de la voix et suis immédiatement pris d'une puissante nausée. Là, debout et fier dans son uniforme militaire, L'Oméga nous toise avec toute la supériorité du monde. Encore une fois, son masque m'interdit de voir son visage, mais j'ai l'impression que ses yeux pénètrent mon âme et en raclent chaque coin. Le cœur au bord des lèvres, je me mets à trembler de tous mes membres tandis que le nouvel arrivant s'approche de nous.
Aussitôt, les soldats nous lâchent et s'inclinent respectueusement. Je remarque tout de même que le vieux général qui m'a attaqué hésite avant de baisser la tête, les lèvres tordues en une moue impétueuse. L'Oméga s'arrête devant lui et son aura terrifiante se faufile dans mes veines.
— Rangez votre arme, général, je ne permettrai aucune effusion de sang au sein de ce palais.
— Votre Magnificence... Ces chiens n'ont rien à faire ici, je ne peux tolérer un tel affront envers...
— Il suffit !
La voix claque, sèche, impérieuse. L'Oméga a beau être resté immobile, j'ai l'impression d'avoir été frappé en pleine face.
— Sortez d'ici messieurs, je vous retire de la mission.
— Pardon ? rugit mon adversaire.
Ses hommes s'agitent également derrière lui, mais L'Oméga ne bronche pas. Je décide alors de lutter contre ce malaise qui engourdit mes membres et crache aux pieds du vieux.
— Dégage d'ici fils de pute, sifflé-je avec un sourire mauvais.
Ma provocation semble anéantir sa dernière parcelle de raison et il dégaine une nouvelle fois son épée, prêt à frapper. Immédiatement, une deuxième lame vient stopper son geste et le choc métallique résonne dans mes oreilles. En relevant la tête, je reconnais Aylan, vêtu de son armure de capitaine des gardes, les traits du visage crispés par la colère.
— Contenez-vous général, articule-t-il en guise d'avertissement, vos agissements ne sont pas dignes de votre rang. L'Oméga a parlé. Veuillez vous retirer.
Le concerné nous fixe avec toute la haine du monde avant de finalement incliner la tête et de tourner les talons. Alors qu'il contourne Ronh, ce dernier se dégage brutalement des hommes qui le maintenaient toujours et tente de se jeter sur le vieux général. Pourtant, il n'a pas le temps de lever le bras qu'une voix retentit, effroyable.
— Assis.
L'ordre me secoue jusqu'aux entrailles et une douleur vive s'empare de mon crâne. Je porte prestement une main à mon front dans le fol espoir de la faire disparaître quand un mouvement à ma gauche me glace le sang. Là, comme foudroyé sur place, Ronh se pétrifie et tombe à genoux, le teint livide.
Les soldats lui jettent un regard méprisant et le bousculent en sortant de la pièce. Il est incapable de riposter.
La terreur s'infiltre dans mes veines et, ignorant mon visage contusionné et mon cou lacéré, je me précipite vers mon ami qui fixe le sol avec effarement.
— Qu'est-ce que c'est que cette sorcellerie ? vociféré-je en me tournant brusquement vers L'Oméga. Qu'est-ce que vous lui avez fait ?
Je me redresse d'un bond, prêt à me jeter sur lui, mais Aylan se place devant moi et me fusille du regard.
— Reste à ta place, me conseille-t-il d'un ton lourd de menace.
Je l'ignore et fais un nouveau pas vers L'Oméga. Mon partenaire de la veille me bloque avec son épée.
— Libérez-le de ce que vous lui avez fait ! aboyé-je en pointant du doigt le masque d'obsidienne.
— Votre ami est totalement libre de ses mouvements, rétorque le concerné d'une voix calme. Il est juste en train de se remettre de ses émotions.
En effet, avec l'aide de Hassan, Ronh se traîne dans un coin du mur et s'y prostre l'air complètement hébété. La colère continue de ronger mon estomac.
— C'était quoi ça ? Qu'est-ce que vous lui avez fait ?
— J'ai simplement utilisé mes phéromones pour calmer sa colère. Votre ami n'était pas en danger. Il a simplement été choqué.
— Gardez vos putains de phéromones pour vous ! On n'est pas des clébards ! Essayez encore une fois de nous influencer avec et je vous jure que je vous trancherai la gorge moi-même !
L'Oméga ne prend pas la peine de répondre mais Aylan ne se départit pas de son air sévère. Ses yeux réprobateurs semblent vouloir me clouer sur place et cela aurait pu me pousser à remettre en question mon accès de colère si celui-ci ne concernait pas mon ami.
Bordel, que signifie ce genre de comportement ? Si nous sommes amenés à traverser Na'vaoh ensemble, il est hors de question que la horde se soumette à sa bonne volonté. Je refuse de cheminer auprès d'un être qui peut manipuler mon cerveau quand bon lui semble.
Perdu dans mes pensées, je ne remarque pas immédiatement Naya qui s'est placée à mes côtés et dévisage L'Oméga avec méfiance.
— Votre Magnificence, commence-t-elle d'une voix plus rêche que d'habitude, je m'excuse au nom de mes amis pour le désordre occasionné.
Sa tête s'incline légèrement en avant mais cela ne suffit pas à dissimuler la ligne contractée de sa mâchoire. Elle aussi a ressenti l'intensité des phéromones de l'autre connard. Elle aussi sait quel danger sommeille en cette capacité à nous contrôler.
— Oublions cela, répond L'Oméga en se dirigeant vers la grande table de réunion encombrée de papiers en tout genre. Sa Majesté étant retenu pour des affaires personnelles, je présiderai ce conseil seul.
Naya se raidit et moi, je ne peux empêcher un sifflement méprisant de s'échapper de mes lèvres. L'Oméga l'entend et tourne lentement son affreux masque vers moi.
— Un problème avec cela ?
— Aucun, grincé-je de mauvaise foi. Je pensais juste qu'une telle discussion stratégique serait présidée par le chef des armées.
L'Oméga me fixe de longues secondes et appuie ses mains sur le bois massif de la table.
— Je suis le chef des armées de ce royaume, en plus d'être le principal concerné par cette mission. Avez-vous d'autres remarques futiles ou pouvons-nous commencer ?
Sa réponse me laisse bouche bée et l'incrédulité monte en moi. Tandis que mon interlocuteur s'affaire à déplier une lourde carte, j'observe son corselet fermement noué dans son dos et suis du regard le déploiement de ses muscles sous sa chemise éthérée. Ses bras sont fermes, puissants, et ses épaules arrondies prouvent qu'il sait manier l'épée. De même, ses cuisses paraissent musclées sous son pantalon en cuir et ses mains calleuses laissent entendre qu'il a l'habitude de les user. En dépit de toute l'aversion que cet être me procure, je dois bien avouer que sa silhouette athlétique se rapproche de celle d'un combattant ou, tout du moins, d'un homme que la vie n'a pas épargné. Son masque dissimule-t-il quelques sévices honteux ?
Ravalant colère et curiosité malsaine, je consens à prendre place à la table aux côtés de Hassan et croise les bras sur la poitrine. L'Oméga pointe une ville sur la carte puis redresse la tête.
— Ma'la se situe ici. Le trajet le plus aisé aurait été d'embarquer à Mo'hae et d'accoster à Lakoa, mais une bulle de compression est apparue il y a deux mois dans le détroit des Six Vents. La route est donc impraticable et il va nous falloir rallonger notre trajet. Mes généraux et moi avons longuement réfléchi à l'option la plus optimale, et il me semble que cette dernière consiste à contourner le massif des Neiges Éternelles, nous ravitailler une dernière fois à Canama et embarquer à Halon. Le roi possède une importante armada sur place ; nous n'aurons aucun souci à trouver un bon navire. Ensuite, l'idée est de traverser la mer Occidentale en quasi ligne droite pour atteindre le royaume de Beana'h. Nous accosterons à Bala et...
— Impossible, le coupé-je d'un ton catégorique.
L'Oméga glisse les yeux vers moi et m'observe un long moment.
— Pourquoi cela ?
Je me lève de ma chaise pour me placer à ses côtés, tire la carte vers moi et pose mon doigt sur la côte sud-est de Beana'h. Là, je trace un cercle englobant cette dernière et une partie de la mer Occidentale, avant de faire la même chose plus haut, au Nord-ouest de Lem'ha.
— Ici et ici, il y a des bulles de compression. Je ne vous fais pas l'affront de vous réexpliquer comment cela fonctionne, mais si on s'approche trop, on va être aspiré et on va imploser. Entre les deux, le bras de mer qui subsiste est trop étroit pour ne pas être influencé par leur présence. Si on s'aventure ici, on va chavirer à coup sûr. Les courants sont bien trop forts, ils changent de sens plusieurs fois par jour et les vagues scélérates pullulent. Hors de question de foutre un pied ici.
Mon interlocuteur semble considérer mon intervention, mais encore une fois, il m'est difficile de l'assurer à cause de ce foutu masque qui m'empêche de voir ses émotions.
— Avez-vous reçu des témoignages allant dans ce sens ? s'enquit-il finalement.
— Non, justement. Ceux qui s'y sont aventurés malgré tout ne sont jamais revenus pour nous le raconter. Mais rien qu'à faire du cabotage entre Halon et le massif des Neiges Éternelles, on sent déjà l'influence des courants. Si vous voulez vraiment emprunter le trajet dont vous parlez, il va falloir que vous le fassiez seul !
Fidèle à sa nouvelle habitude, L'Oméga ne me répond pas et se retranche dans ses pensées. Exaspéré, j'en profite pour jeter un coup d'œil à Aylan, éblouissant dans son uniforme de capitaine des gardes. Mon altercation avec son supérieur m'a empêché de le remarquer plus tôt, mais son visage fier et son allure élégante le rendent particulièrement désirable.
Son regard croise le mien et il hausse un sourcil moqueur en apercevant la luxure qui ne doit pas manquer de briller au fond de mes prunelles. Soudain, je réalise la situation dans laquelle se trouve L'Oméga, cet être que tout le monde semble hisser sur un piédestal sans réellement le respecter. En a-t-il seulement conscience ?
A le voir là, lourdement appuyé sur la table et semblant porter tous les malheurs du monde sur ses épaules, il me paraît particulièrement ridicule et pitoyable. Sait-il seulement ce qui se fait dans son dos ? Est-il à l'aise avec le fait d'être mis à l'écart de tous, d'être érigé au rang de demi-dieu et de se dissimuler derrière un masque ? Pourquoi se soumet-il à cette situation sans broncher ? A-t-il épousé le roi par amour ou par intérêt ? Est-il au courant que ce dernier le délaisse chaque nuit pour se faire sauter par la moitié du royaume ? Ont-ils passé cet accord ensemble ?
Derrière cette aura terrifiante et ces faux sourires qui rythment son existence, quelle est l'ampleur de sa solitude ? Comment un être tel que lui, venant d'un ancien temps, peut-il s'épanouir dans un monde comme le nôtre ? Quelle est sa place ?
— Peut-on naviguer de Halon à Lakoa ? reprend soudainement l'objet de mes pensées.
Je me reconcentre à contrecœur sur la carte et fronce les sourcils en analysant le trajet qu'il me propose.
— Hors de question, tranché-je, catégorique. Les bulles apparaissent le plus souvent le long des littoraux et jusqu'à trente milles marins de la côte. Rester plusieurs jours en mer est une folie, est-ce que vous sortez de votre putain de palais parfois ?
— Kahn, aboie Naya en me jetant un regard menaçant de l'autre côté de la table.
Je soupire et rabats mes cheveux en arrière d'un geste agacé.
— Rester plus de deux jours d'affilée en mer est de la folie pure et dure, on s'exposerait à trop de risques, expliqué-je en essayant d'être patient. Pour se rendre à De'moa, le plus simple est de remonter Lem'ha jusqu'au Nord, d'embarquer à Sten et de rejoindre le royaume d'Ano'h. D'Anoh, on rejoint facilement le Nord de Beana'h, d'autant plus que les courants du détroit glacé nous sont favorables. Ensuite, on redescend toutes les terres jusqu'à De'moa. Si tout se passe bien, en un peu plus d'un mois on sera arrivé à destination.
— C'est bien trop long...
— C'est ça ou rien, le coupé-je un peu trop sèchement. Je ne sais pas pour vous, mais moi, je tiens à la vie, même si elle n'a plus beaucoup de valeur.
— Est-ce bien nécessaire de nous enfoncer à chaque fois aussi profondément dans les terres ? Le relief va nous ralentir.
— Certes, mais il nous protégera également. Les bulles ne sont encore jamais apparues à l'intérieur des terres, il faut miser sur cette chance.
— Nous devons optimiser au maximum la durée de ce voyage, insiste L'Oméga d'une voix plus impérieuse.
— Et pourquoi d'ailleurs ? rebondis-je en croisant les bras sur la poitrine. Je peux savoir quel genre d'affaires est important au point de risquer nos vies ?
— Depuis quand dois-je confier ce genre d'informations à des mercenaires ? siffle mon interlocuteur. Contentez-vous de faire la mission qu'on vous demande et sachez rester à votre place.
— Si vous voulez vraiment que nous prenions des risques inconsidérés pour cette mission, il faut au moins que j'en comprenne l'enjeu.
— L'enjeu est la bonne survie de ce royaume et c'est la seule chose que vous devez savoir. Ne faites-vous pas tout ceci pour l'argent ?
— Je ne le fais certainement pas pour vos beaux yeux, raillé-je en fixant le masque d'obsidienne.
— Il suffit !
L'Oméga se redresse et se tourne pour me faire face. Mes épaules se contractent dans l'anticipation d'un conflit imminent et la tension dans la pièce devient étouffante.
— Ma patience a des limites et votre impertinence est intolérable ! Que vous importe les tenants et les aboutissants de cette mission si cette dernière permet de vous couvrir d'or ? Le reste ne concerne que ma personne.
— Pourquoi vous, justement ? m'entêté-je, insensible aux regards inquiets de mes amis. Vous êtes précieux pour le royaume, pourquoi voulez-vous jouer avec la mort ?
— Je le répète parce que vos capacités de concentration semblent limitées, mais je suis le chef des armées de ce royaume. Je suis le représentant du roi partout où il ne peut se rendre et ce genre de mission primordiale ne saurait être accomplie par quiconque à part moi. Cela vous suffit-il ?
Je grince des dents mais consens à ne pas rétorquer pour éviter que Naya ne perde connaissance. Autour de moi, la horde est sur ses gardes, les muscles bandés et le regard méfiant, prête au combat.
Je sais que mon irrespect me vaudra des ennuis, mais je ne peux faire confiance à un être aussi mystérieux que L'Oméga. Quoi qu'il fasse et quoi qu'il dise, j'ai l'impression qu'il suit de sombres desseins que nous ne pouvons anticiper et que nous découvrirons seulement lorsque nous en serons les victimes. Je refuse de me laisser avoir.
— Votre Magnificence, intervient soudainement Aylan en baissant respectueusement la tête, pardonnez mon interruption, mais je persiste à croire que vous laisser partir seul avec eux est une mauvaise idée.
Ces mots m'arrachent un rictus narquois et je hausse un sourcil provocateur vers mon partenaire de la veille dont les yeux bleus me toisent avec méfiance.
— Votre personne est précieuse, continue-t-il en serrant les dents, et je crains qu'elle ne soit entièrement protégée avec ces mercenaires. Permettez au moins que je vous accompagne, ou que des membres de votre garde personnelle vous...
— Capitaine, le coupe L'Oméga d'une voix sévère, je vous remercie pour vos préoccupations, mais ma décision est prise. Vous savez tout aussi bien que moi que nous avons besoin de tous les hommes ici, à Ma'la. Ne sous-estimez pas ma capacité à survivre en compagnie de mercenaires et à l'avenir, gardez-vous de remettre mes ordres en question.
Aylan baisse un peu plus la tête et ne répond pas. Sa posture soumise me fait ricaner et une vague de mépris envers lui m'envahit. Je ne supporte pas toutes ces manières ridicules et ces faux-semblants qui régissent les cours royales. Je n'ai jamais su jouer le jeu des puissants et j'exècre les relations sociales biaisées.
— Si nous n'avons plus rien à dire, alors nous pouvons couper court à cet entretien, conclut L'Oméga en repliant la carte. Vous pouvez vous retirer. Nous partirons demain, dès l'aube.
La horde s'incline légèrement et tourne les talons pour sortir. Alors que je m'apprête à en faire de même, la voix caverneuse de L'Oméga retentit à nouveau derrière moi.
— Alpha.
Instinctivement, mon corps se pétrifie et un affreux frisson dévale ma colonne. Je me retourne avec méfiance et plonge mes yeux dans les fentes du masque qui me fait face. Aussitôt, ma poitrine se compresse comme si un étau l'enserrait et ma respiration se bloque douloureusement dans mon œsophage. Inquiet, je porte une main à ma gorge et ouvre grand la bouche dans l'espoir de prendre une inspiration complète, mais à peine l'air s'est-il infiltré dans mes poumons qu'une douleur vive me force à me pencher brusquement en avant et à tousser comme un forcené.
Mes genoux s'échouent au sol et mes yeux larmoyants brouillent ma vision. Avec horreur, je constate que je ne peux vaincre cet ennemi invisible qui s'enroule pernicieusement autour de mon cou et compresse mon cœur dans ses anneaux mortels.
Soudain, deux bottes luisantes apparaissent dans mon champ de vision et je relève difficilement la tête vers leur propriétaire, les yeux plein de haine.
— Ne me manquez plus jamais de respect ainsi.
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